Comment évaluer un sentiment de sécurité ?

Arnold n'a pas de réponses. Il se contente d'observer et d'agir en conséquence. Pour lui, être en sécurité, c'est de se retrouver dans sa bulle. Loin du bruit et des gens, tranquille avec ses pensées et ses passions. C'est pour cela qu'il préfère les parcs de street work-out aux salles de musculation — il aura essayé une fois, mais entre la musique trop forte, la luminosité superficielle, les cris animaux de ceux qui s'entraînent et des poids claquant au sol, sa patience aura éclaté en orage et il aura fuit pour ne plus jamais remettre les pieds ; il lui aura fallu un an pour résilier son abonnement.

Tu es un acteur, Lee, et Arnold ne voit pas toute ta capacité à transformer tes expressions faciales pour transmettre tes émotions. Il n'interprète pas tes sourires, il ne sent pas les changements de ton. Il se force à croire que tu es quelqu'un de bien, et que tout est de sa faute. Il n'a pas conscience que tu joues avec lui, et qu'un jour, peut-être vos chemins se recroiseront dans des circonstances horribles. Il devra alors te mettre face à tes actes, et il t'abandonnera à la justice.

Mais on n'en est pas encore là, voyons.

L'absence de sécurité, car les gens sont trop étranges et abîmés. Tu es légèrement plus grand, mais tu n'as pas cette aura d'agressivité. Tu es jeune et fin, Arnold cache sa carrure sous d'épaisses couches de vêtement. Il saura se défendre, qu'importe les circonstances. Toi, ta vie ne tient qu'à un fil et parce que les Vesperis le veulent bien.

« Ouvrir un chenil, je ne sais pas, sa réponse est vite expédiée ; il n'a pas répondu - ou a-t-il oublié - à propos des animaux de son enfance. Je m'occuperai que des chats, loin de la ville. Et toi, Lee ? Tes cheveux, c'est pas trop pénible à entretenir ? »

Arnold saute du coq à l'âne, il lui arrive de parler comme il pense sans laisser ses paroles filtrer. Il est trop direct et franc, il peut blesser, sauter à pieds joints dans le plat en renversant de l'eau. Tu en es l'exemple.

Le chat hésite, il te renifle plusieurs fois, ses yeux te fixent. Deux coupelles d'argent dans l'obscurité, son poil est abîmé et il a des coupures dans les oreilles. Il ne sent pas très bon, mais il finit par venir te donner un coup de tête en arrondissant le dos.

« Ah. Tu t'es fait un ami, on dirait. »

Arnold te fixe, garde un sourire étiré dans le coin de ses lèvres. On voit l'ombre d'une ride logée dans sa mâchoire, son œil habité par un cerne ; un sourire de squelette qui a oublié qu'Halloween, c'était fini depuis longtemps.

Un sanctuaire de chien. Comme si on pouvait décider que les chiens étaient des dieux ? Arnold hausse un sourcil, sans répondre. Il est étonné de ton entrain, il préfère donc te laisser à tes idées et à lui espérer un avenir meilleur. Il demande toutefois :

« Et toi ? »

As-tu encore des rêves ? Quand tu étais enfant, de quoi rêvais-tu ? Lui, il avait eu longtemps un intérêt spécifique sur les drapeaux. Non pas sur l'astronomie ou sur les mathématiques, ou encore sur le hacking et les jeux vidéos comme la pop culture vendait l'autisme, mais bel et bien sur les drapeaux. À quatre ans, tandis qu'il sortait de son mutisme, Arnold était capable de reconnaître les drapeaux de tous les pays. Malheureusement, il parlait trop vite et trop bas pour être compris des adultes.

Le chat touche ton petit cœur. Tu t'expliques sur l'entretien de tes cheveux ; si Arnold n'était pas complexé par sa calvitie, il aurait répondu qu'il n'en savait rien. Parce qu'il n'avait plus de cheveux. Il se contente d'écouter, d'absorber les informations. Les colorations, ça a un prix. Et il t'envie un peu de pouvoir traiter ta tignasse comme ça, sans craindre de finir par couvrir ton crâne sous une épaisse collection de bonnets. Il lui a fallu du temps pour s'y faire ; au début, la sensation le rendait dingue.

« Pas loin de Green Hill Park. Et non, pas de base militaire, du moins pas réellement de la manière dont Lee pense ; Arnold noie le poisson - comment peut-on noyer un poisson d'ailleurs -, dans la ville à côté. Tu sais, on peut avoir des vies normales quand on est pas en mission. Arnold tente un autre sourire en dents de requin, avec ses yeux cernés et sans vie. Qui sait, peut-être qu'un jour je devrais déménager à cause du boulot. Arnold ne conscientise pas qu'Arkham rappelle ses habitants, qu'iels soient nouveaux ou qu'iels soient nés sur le territoire. Bref. »

Bref.

(Comme la vie des Épées.)

« Toutes ces questions, c'est parce que je t'intéresse ? »

Arnold ne plaisante pas. Il est premier degré, sans se rendre compte un instant de l'ambiguïté. C'est pour cela qu'il peine avec les gens, les dates, les rendez-vous amoureux. Il pense qu'il devrait poser des questions plus utiles à Lee, notamment sur ce genre de trucs. Ses précédent·es partenaires se sont lassé·es de sortir avec quelqu'un, qui avait la personnalité d'une brique tombée d'un mur.

Tu perds ta contenance, tes mots. On dirait qu'Arnold a touché la corde sensible — ce qui ne serait pas déconnant, au vu de ton rapport à la musique, lui aussi a de l'humour. Il affiche un air toujours aussi plat, sans intérêt même. Aussi lisse qu'une brique, tandis que tu sembles paniquer. Il y a les mots qui se bousculent, les hésitations qui allongent tes silences. Au fur et à mesure, il comprend lentement et sûrement le début du quiproquo.

Grandir en tant qu'adolescent neuroatypique, c'était voir les gens partir dans des voies qui ne lui inspirent rien. Leurs centres d'intérêt n'avaient rien à voir avec les siens. Vieillir en tant que queer aromantique et asexuel, c'était ne pas voir les hints, laisser les "je t'aime" en simple vu, et saluer ses amitiés plus chaleureusement que ses conquêtes. Elle est là, la déconnexion. Quand Arnold fini par capter, son cerveau s'arrête. Un soupir lui traverse les lèvres.

Un peu blasé.

Il devrait prêter plus d'attention à ce qu'il cause. Broyer ses pensées dans un filtre avant de les cracher purement et simplement.

« Pourquoi je dormirais dans ton lit ? J'en ai un chez moi. Arnold parlerait de sa liste de course, il y aurait plus de passion dans son ton. En plus, je ne peux pas monter dans l'hôtel. »

Ton assurance habituelle vient de s'envoler. Arnold ne t'imaginait pas ainsi, et soudain, tu redeviens un gamin. Tu pourrais être son petit frère, son petit cousin ; c'est du pareil au même. Il a fini par saisir la maladresse de ses paroles, mais plutôt que d'y couper court, il préfère garder le silence. Il étudie clairement tes réactions, un cobaye de relations sociales. Au final, c'est trop cruel. Il ne joue pas avec les émotions des autres, surtout des plus jeunes. Il préfère couper court à tout ça.

« Tu es trop jeune oui, je ne suis pas ce genre de vieux creep qui drague des gamins à la cour de récréation. Le sourire de requin revient, là, c'est lui qui se moque de toi. Non, dans le sens intéressant. Soupir. Pourquoi les gens pensent toujours à la drague en premier ? Enfin, si c'était ça. À part si c'est ce que tu veux, mais je ne crois pas être le genre de personne avec qui tu sors. Hahahhaa. Le rire est mécanique, là pour détendre l'atmosphère, alors qu'il est clairement malaisant. Mais je ne fonctionne pas comme ça. »

Elle est là, collée sur le rebord de sa peau, à imbiber les pores : l'inquiétante étrangeté. La société allosexuelle et allormantique n'est pas pour lui ; il se contente de regarder à travers la vitre les gens vivre des émotions qu'il n'a pas beaucoup. Ou quand elles sont là, c'est trop tard pour lui. On est parti depuis longtemps, lassé·e d'attendre qu'il se réveille.

« Non. Personne dans mon lit. C'est mon lit. »

On ne sait pas si Arnold plaisante réellement, ou s'il reste persuadé que le premier degré est une température hivernale. Son ton n'a pas changé, il ne l'a pas grondé, ni émit de reproches. C'est laconique et plat, voilà tout. Comme une brique.

Lee se défend sur son âge, Arnold ne détermine pas s'il est réellement vexé ou non. Il n'y aurait pas cru ; tu ne sembles pas le genre de personnes à tout prendre sérieusement. Hormis ton hôtel, les discussions morbides, tu trouves plus ou moins le moyen de prendre les choses avec légèreté. Enfin, c'est son avis. Il a parfaitement conscience que c'est probablement une façade. Tu es curieux et secret, comme un chat. Alors les questions reviennent, tes insinuations lui tirent un hochement de la tête. Oui, Arnold est du genre à se forcer pour faire plaisir. Souvent, c'est plus simple que de refuser, et de devoir argumenter. Et il se force depuis tout petit à parler aux gens, à faire avec, alors qu'il n'a pas le même nombre de cuillères que les autres. Éviter les conflits, c'est une forme de survie. Une fois de plus, ça ne change rien.

Bel homme, hein ?

On le voit hausser un sourcil, tout en affichant un air détaché. Il semble surpris, septique, sans pourtant ajouter quoique ce soit. Ce n'est pas qu'il se trouve beau ou moche - si on oublie ses cheveux -, c'est que son apparence ne lui fait ni chaud ni froid. C'est son corps, pas toujours fonctionnel, comme son esprit. Et ça fonctionne dans l'autre sens ; il trouve les gens plus intéressants qu'attirants.

« T'as des goûts bizarres, c'est tout ce qu'il répond avant de soupirer : je n'en sais rien. Les gens sont pour moi des gens avant tout, leur genre, je m'en fous en fait. On croit qu'il y a des différences entre les femmes et les hommes, mais c'est souvent binaire comme vision du truc. Au final, iels attendent souvent la même chose. Haussement d'épaules. Qu'il prenne les choses en main, clôturé dans un rôle où il donne une importance considérable aux détails, sans être capable de s'investir ou d'accepter de se laisser aller. J'imagine que ça dépend de la personne, mais ce n'est pas que ça. Je reste un soldat, on en revient encore à l'armée. Ce n'est pas une vie que je veux imposer. Et toi ? T'avais l'air gêné ? »

Arnold ne peut pas l'admettre à voix haute que Lee a raison. Qu'il est le parfait cliché de la personne autiste, fuyant tellement les relations sociales, qu'il était aromantique et asexuel. Même si là aussi, il pouvait parler de spectre — quoiqu'il n'avait pas ces termes en tête.

« Nah t'as rien compris. »

Arnold n'est pas en colère ni émotif en fait. Pas là, pas ce soir ; son cerveau s'enfonce dans la mollesse. Oisif de cette nuit, où votre seule compagnie sont les chats. C'est aussi une façon de mettre de la distance, car il a la flemme qu'un gamin lui donne des leçons de morale. Comment te dire ? Il vit constamment dans l'angoisse de voir l'Éreintement s'abattre sur lui. Un coup de foudre, qui rendra son corps inutile. Quand Mens aura bousillé tous ses tissus nerveux, quand la malédiction le clouera à l'hôpital et qu'il servira l'excuse du cancer sur un plateau d'argent à ses parents.

« J'ai la flemme des gens, si tu préfères. Et cette flemme, elle se caractérise par ne pas vouloir se prendre la tête. C'est une charge mentale en plus, quand tu établis une nouvelle relation, et que la personne s'attende à ce que tu l'appelles tous les jours. Qu'il faut être romantique tout le temps. Alors que le vrai truc qui m'anime, c'est la réalité du front. Avant ce soir-là, Arnold avait été en couple. Quelques semaines, avant de rompre avec sa petite-amie. Elle avait mis son véto quant à son entrée dans les forces spéciales, et il lui avait tenu tête. Mon respect pour moi-même comme tu le dis, c'est que je ne veux pas de quelqu'un qui n'aura pas les épaules pour tout ça. »

Lee n'a peut-être pas tort, Arnold n'a pas envie d'en dire plus. Il n'aime pas être plaint, il n'aime pas quand les gens veulent se faire une place dans son cœur, ou lorsqu'iels cherchent à lui faire voir la vérité en face. Parce que ce n'est jamais simple, sa vérité à lui est souvent loin, trop loin.

« C'est moi qui ne veut pas vivre avec les autres. Je crois que c'est difficile à comprendre, quand tu ne le vis pas. Je parle de la camaraderie et de la loyauté, de l'amitié et de tous ces trucs. »

Il envie les jeunes de ton âge, ceux qui ont pu avoir tous les outils en main pour se construire. Lui à son époque, il se contentait de repousser les skinheads à SLC. Il laissait ses potes s'essayer au tatouage sur ses mollets, il se cherchait. Mais on lui disait qu'il fallait faire avec - le bruit et la fatigue, les interactions sociales bancales.

« Bref, réponds à la question. Me force pas à prendre ma voix de daron. »

« Ah. Tant mieux. »

Tant mieux, tout simplement. Pas de sous-entendu, pas besoin de creuser, ou de se focaliser sur un malaise qu'il aurait pu créer en toi. Tu connais plus de labels que lui, son âge est trop avancé, son univers trop déconnecté. Aromantique, il l'entend comme aromatique, avant de se rendre compte que tu ne parles pas d'épices ou de quoi assaisonner les plats. Et en amour, Arnold est comme la bouffe : sans saveur, à se contenter de manger la même chose tous les jours sans se lasser. Parce que cela est rassurant, supportable, à défaut d'être bon ou intéressant. Tu sembles t'en faire, il en soupire, il n'aime pas trop l'infantilisation.

« Je n'en sais rien, en fait, je crois que c'est comme ça jusqu'à preuve du contraire. »

Lors de l'une de ses permissions, il lui est arrivé de se contenter de payer un verre aux dates sans rien attendre en retour. À l'époque, il masquait mieux ; il parvenait grossièrement à s'intéresser à la personne. Puis les choses se lassaient, d'elle-même. C'est comme avoir un jardin, il faut s'en occuper tous les jours. Toutefois, lui n'a pas la capacité d'y porter toute son attention. Même de temps en temps, c'est trop lui demander.

« Bref, il coupe court, n'a pas envie de s'épancher. Et toi ? Ça marche comment ? Je suis peut-être trop vieux en vrai. Il montre sa paume pour t'arrêter, si jamais l'envie de le contredire te reprenait. Je veux dire que les choses ont pas mal évolué par rapport à mon époque. Enfin, peut-être pas tant que ça, tu n'es pas aussi jeune que je le pense. Dix ans d'écart, c'est une génération quand même. »

Dix ans de luttes et de Pride, dix ans à arpenter les couloirs. Dix ans de vie chez Regen, et de combattants tombés. Des amitiés qu'il n'espère plus — s'attacher, c'est prendre le risque d'être blessé. S'attacher, c'est d'avoir les deuils de ses camarades sur la conscience. Regeneratio ne recrée rien, on aligne encore et encore et encore les corps.

Toutes ces raisons, Arnold ne peut pas te les révéler. De toute façon, son serment le rend muet sur ce sujet. Arnold ne peut que te laisser croire ce que tu veux, tout en vérifiant que la piste que tu empruntes ne te mène pas vers eux. Vesperis ou Regen. Il ne pense pas qu'un jour, tu liras son nom dans les rubriques de nécrologie. Il pense souvent à la mort, ça l'aide à ne pas en avoir peur. Dompter les angoisses, prévoir les comment avec tous les "si" qui se placardent dans sa tête.

« Bah disons que j'ai vécu sans internet, si ça peut te donner une idée. J'sais que les jeunes de ton âge, ils aiment bien les réseaux sociaux. »

Sans forcément avoir de jugement dans sa voix. Arnold sent là aussi la déconnexion. Son père n'avait même pas eu de Minitel, lui, il avait connu la Game Boy en noir et blanc, avec Pikachu comme première cartouche. Rends-toi compte, Lee, il est né trois ans avant Dragon's Lair. Il avait joué au troisième opus - indiqué ainsi - sur sa petite Game Boy. Et toi ? Tu étais presque un deux mille. Alors que tu poussais tes premiers cris, Arnold passait les portes de son collège pour la première fois.

« Même si t'as raison, ça se tasse avec le temps. Mais tu n'as pas les mêmes envies à vingt ans qu'à trente. La plupart du temps. Et puis... Arnold jette un regard sur le ciel, il contemple les rares étoiles qu'il aperçoit, à moins que ce ne soit sa vision fatiguée qui s'étire sur la grande fresque de la nuit. Dix ans je dirais que c'est mon max, en dessous, j'ai peur qu'il y ait une relation de pouvoir. Si je trouve quelqu'un de quarante ans ou moins, ça sera plus équitable. »

C'est vague pour toi. Pour Arnold, tout est clair comme de l'eau de roche. Parce qu'il sait à quoi il pense, mais il est vrai que tu ne lis pas dans sa tête. Il se racle la gorge, puis il t'écoute. Il fait parfois la moue, ses sourcils se froncent, son regard reste clair et intact.

« Ce qui te tombes dessus ? »

Arnold cherche l'allusion, la blague, ou se demande si tu ne souffles pas tes inquiétudes. Il se force pour ne pas t'imaginer s'écraser sous un piano.

« Pourquoi le Maire ? Il marque une pause. T'es pas stressé de rencontrer des gens ? Ou de te lier à eux sans trop savoir où ça va mener ? Lui, c'est tout son contraire. Ce qui enlève toute la folie des premières rencontres, la spontanéité ou la sincérité, car alors tout est parfaitement calculé. Et je ne dirais pas que je suis insomniaque, je peux m'endormir relativement vite. Je suis simplement endurant. Pause, froncement de sourcils. Pas dans le sens sexuel. Quoiquebref. Je suis détendu, et ce n'est pas désagréable. »

De parler avec un parfait inconnu, de prendre votre relation pour ce qu'elle est — sans scripter ce qu'il doit dire, sans devoir répéter avant comme si les relations étaient une scène de théâtre.

« Et toi, Lee ? Si t'es fatigué, n'hésite pas à me le dire. Mais je n'irais pas te border. »

Arnold sourit encore, sans montrer les dents. Chaque sourire amplifie les cernes sous ses yeux.

Quand tu ris, Arnold fronce les sourcils. En fait, il commence à comprendre où tu veux en venir. Il ne le montre pas, ou cela ne se voit pas, mais il est gêné. Il se frotte les yeux avant de revenir sur la question de l'endurance :

« J'aurais dû la fermer plus vite. Mais c'était un sujet nul quand j'étais plus jeune. Ce que je veux dire, c'est qu'il m'a fallu du temps pour comprendre que les gens avaient l'esprit assez mal placé. Enfin sur Grinder et Tinder en vrai, Arnold croit naïvement que Grindr, c'est pour se faire des amis. Heureusement, son autisme ne se voit pas, il évite des écueils comme les chasers des types trans' ou les gars vraiment chelous. Dans le sens malsain. Il parait que j'ai foutu des râteaux à des canons, car je n'avais remarqué leurs allusions sexuelles. Quand c'est quelque chose qui t'intéresse moyen, c'est fascinant de voir à quel point c'est une partie intégrante de la société. Dans les pubs, dans les métaphores, énonce-t-il platement. Eh oui, Lee, tu t'attendais à quoi ? À tout, mais pas à un exposé sur la représentation du sexe à travers la société ? “Tu es aussi endurant sur le terrain qu'au lit ?” En prenant une voix plus aiguë, une insulte jetée à la face de toutes les demoiselles et les Twinks d'Arkham. Bref, je suis trop franc. Même quand je crois que ce n'est pas le cas. En fait, je ne devrais même pas me justifier. »

Tu es décalé. Décalé. Pas comme lui. Parce que tu surveilles l'hôtel et que tu empêches à n'importe qui de rentrer. Ta batte de base-ball. Une part de lui veut te donner des conseils sur les moyens de te défendre, t'inviter à placarder l'immeuble de caméras de surveillance. Ou encore, te conseiller sur les armes de défense ne nécessitant pas le port d'arme, ou une autorisation tiers. Mais il ne veut pas t'ennuyer, ou te noyer d'informations.

Tu vis la nuit.

Mais tu n'es pas l'un d'entre eux. Arnold l'a senti au léger contact sur sa peau, quand tu l'as effleuré. On peut dire que ça l'a brûlé.

« Disons que les gens ont un masque social. Le jour, ce masque prend forme dans le travail, dans leurs relations. Quand t'es habitué aux soirées, aux inconnus du coin de la gare avec qui tu discutes, c'est plus simple. Les gens sont plus vrais, ils n'ont pas de regards sur eux. Il hausse les épaules. A quoi point penses-tu être vrai avec les gens ? »

Il tire avec les mots, Arnold. Toujours honnête, il t'impose ses questions sans arrière-pensée. Il t'emmène toujours un peu plus loin dans le What the Fuck. Parce que c'est sa normalité à lui, qu'il ne juge pas - ou un petit peu -, qu'il trouve tes questions intéressantes.

Ton honnêteté est un bateau, et elle navigue à travers une mer de tumulte. Ça dépend. Parce que parfois, tu tangues d'un côté et de l'autre, tu l'emportes dans tes mensonges. C'est de sa faute, Arnold baisse sa vigilance en ta présence. Calmé, incertain, pourtant il te croit de bonne volonté. Et que feras-tu, Lee, ou plutôt Charlie, lorsque tu devras affronter tes propres crimes ? Oh. On n'en est pas là, n'y pensons pas encore.

Revenons à nos moutons.

Tout le monde n'aime pas le chaos. Il faut avoir les épaules, cerner ton profil pour parvenir à te suivre. Arnold sait qu'il déteste le chaos, signe d'imprévu, de surprise, lui qui aimerait rester tranquille loin des tempêtes. Mais il se pose la question :

« Tu es sûr d'être si chaotique ? Ce n'est pas quelque chose que tu es à tes dépens ? »

Le punk à Salt Lake City, c'était le chaos. Un chaos organisé et voulu, là pour protester, et qui s'était éteint avec les années. Il avait 13 ans quand le film était sorti — l'inspiration de toute sa vie, ce qui aura forgé des questions dans sa tête —, mais à l'image de Stevo, Arnold avait fini par se conformer. Comme son père l'avait espéré. L'armée a été sa finalité, sa vocation. Mais tout cela, on le sait déjà.

« Oui, je peux mentir. Parce que ça peut éviter des conflits, et que j'ai la flemme des débats stériles. Chez moi, c'est une forme de survie. »

Arnold ne lâche pas à tout le monde qu'il a des handicaps. La psychophobie, il l'a déjà trop souvent supportée pour accepter des remarques. Au début, il avait encore la foi de porter son handicap, et d'éduquer les gens. Désormais, sa sécurité est plus importante. Son bien-être mental aussi.

Les autistes ne peuvent pas mentir, comme s'il faisait partie d'une catégorie de gens tellement purs qu'ils étaient des parangons de vertu. Arnold avait du sang sur les mains, il avait conscience qu'il enlevait aux Vesperis des ami·es, des adelphes, des partenaires. Mais hé. C'était eux les monstres.

« Je ne pense pas que ce soit surprenant. Pause. Arnold t'observe avec le chat, puis un autre regard sur la lune. Il a conscience qu'il ne devrait pas se relâcher, il doit rester attentif. On ne sait jamais avec les monstres d'Arkham. Ce qu'ils pourraient faire. Quand ils pourraient apparaître. Tu mens souvent ? »

Il te met le pied au mur sans vraiment y porter d'intention. Il te renvoie tes questions, tes pensées, comme le soleil qui se reflète contre un bouclier ou une rivière. Voilà, c'est ça, un miroir.

Tu es jeune, quoi.

C'est ce qu'Arnold pense en entendant ta réponse. Il t'envie cette capacité à ne pas toujours réfléchir aux conséquences. Lui, s'il relâche la pression, il pourrait perdre pied. Son esprit est fragile, fragmenté de tous les côtés. Un bol cassé dont il a mal recollé les morceaux. Mais il doit faire avec, alors il garde ses secrets pour se protéger. Regeneratio connait bien des choses à son sujet, toutefois, il ne se confiera jamais sur les doutes qui l'accablent. Il se sait trop faillible, il ne se fait pas confiance. Si bien qu'il s'élance sur sa quête personnelle, en cherchant encore et encore un sens à tout cela. Ce qu'il pense ressentir est-ce seulement vrai ? Sa vie l'épuise.

Est-ce une autre forme que prend l'Éreintement ? Un symptôme qu'Andrea ne voit pas ? Mais Arnold ne lui dira rien. Andrea se croit plus malin, et il l'est certainement. Cependant, il n'a pas sa réalité du terrain. La violence des Vesperis, la brutalité de Mens dans les chairs.

« Je ne sais pas, me mentir à moi-même. Le déni, c'est un mensonge de soi à soi. Arnold n'en a pas réellement conscience. Mais je ne me fais pas confiance, je ne suis pas toujours suffisamment fonctionnel pour me croire. Mon humeur est influençable. Pas toi ? »

Arnold se redresse alors, le chat semble s'être endormi. Vous faites un joli tableau, il vous fixe pour ne rien oublier. Le détail de tes cheveux verts, et du poil sombre de l'animal. Il détermine tes traits d'adulte ayant grandi trop vite. Son regard se perd, peut-être qu'Arnold dissocie. Un peu. Beaucoup. Son corps se balance d'avant en arrière, c'est son moyen pour ne pas se perdre. S'ancrer dans la réalité et continuer à respirer.

« Tu es fatigué. »

Un constat, porté par une voix tranquille. Lui a beau avoir des cernes sous les yeux, il ne montre rien d'autre. Pas de signe. C'est toujours ainsi. Il réagit souvent comme un robot sans émotion, à suivre les ordres comme s'il s'agissait de script envoyé depuis un tableau de commande. Mais ça lui va. Il préfère obéir que de décider par lui-même. Trop peur de mal faire.

Il lève la tête vers le ciel. La pointe des bâtiments semble presque le toucher, les étoiles sont des faisceaux lumineux crachés par les lampadaires. L'air lui semble soudain pollué, mais c'est peut-être simplement Arkham.