Les informations qu'Arnold disperse, comme les cendres d'un corps en plein milieu de la mer, c'est son héritage. Mais aussi la raison pour laquelle, il porte en auréole une épée de Damoclès. Il ment terriblement mal, sa mémoire lui joue des tours ; il aurait fait un Bâton terrible. Autant le garder pour se faire battre. Toutes ces informations ne sont pas non plus secrètes, des fragments de sa vie. De l'adolescent qu'il a été, du coin paumé où il a grandi. Salt Like City, le titre d'un film — toutes les allusions de son existence.

C'est à d'autres gens qu'il pète la gueule, Lee. Cela, Arnold le garde pour lui. De toute façon, tu n'es qu'un civil, loin de tout le Mal qui ronge la ville. Il s'en est persuadé, il continue de s'en persuader. Il s'enlise dans une réalité où les gens comme toi peuvent dormir tranquilles, loin du conflit.

Tu listes alors de nouveau, les violences que les gens comme toi et lui subissent au quotidien. Sans un mot. Tu l'auras compris, Arnold n'aime pas non plus la police. Pourtant, il est bien de l'autre côté. Et tu cherches autre chose, une raison particulière aux malheurs de ton existence. Tu parles de Dieu, et lui pense à l'Ange et à Mens. Il ne sait jamais vraiment trop s'il s'agit ici d'une seule pièce. Pile l'Ange et face Mens. Si ce qui le bouffe est l'Ange, ou la malédiction de Mens, ou autre chose encore, ou tout simplement ses angoisses existentielles. Tu cherches la Justice dans l'indicible. Lui a arrêté.

« Mmmmmh... Réponse frustrante, un long soupir, un regard vers le ciel, comme si Arnold interrogeait Dieu sur sa propre réalité. Il croit en Mens et l'Ange, il croit à la Cause et... Pas toujours, parfois, il a la sensation de nager en plein rêve. Je l'ai été à une époque. Un haussement d'épaules pour accompagner ses paroles. Je ne sais pas si on doit partir du principe que si Dieu existe, s'il doit être bon. Peut-être que c'est tout l'inverse. Tu as déjà pensé à un mauvais dieu ? Quand tu regardes la mythologie grecque par exemple, on ne peut pas dire que Zeus et Poséidon soient de bons dieux. »

Que serais-tu, Lee ? Il pense à Apollon, mais il n'est pas sûr. Lui, Athéna lui conviendrait bien. La justice, sans la virginité. Croit-il être pur ? Pas vraiment. Il lui est arrivé de boire et de maudire, d'avoir des envies de violences qu'il tait derrière son air apathique.

Crois-tu qu'il existe un Dieu à Arkham ?

Arnold ne peut pas décemment te poser la question. Ce serait trop en dire. Plus tu te tiens loin du secret, mieux ce sera pour toi.

Chez les Regen, Arnold se confie peu. Il ne dit rien de ses angoisses, malgré le fait que son anxiété soit (re)connue. La plupart du temps, il les laisse interpréter les messages que son eczéma grave dans son épiderme. Ces derniers temps, sa normalité est modifiée par la ville. Ses petites habitudes ancrées dans les poumons d'Arkham sont bouleversées. Mais voilà, Arnold a conscience qu'il n'a pas un esprit fiable. Alors il se rassure en se persuadant que tout cela vient de ses angoisses. Les PTSDs logés dans le fond de son cerveau, ses cancers enracinés dans sa poitrine, l'autisme - autant de symptômes pour ne pas voir que peut-être, c'est l'Éreintement qui se joue dans son crâne.

« C'est marrant, tu ne trouves pas ? On m'a toujours dit que Dieu est grand, qu'il n'a pas vraiment de visage. Mais leurs dieux à eux sont bien humains. Ce sont des contes, leurs rôles sont d'avertir de ce qui pourrait mal se passer. Au final, regarde, les humains ne sont que des victimes d'une force supérieure. Méduse, Troie, Ulysse. On rejette la faute sur les victimes, car elles étaient là au mauvais moment. Arnold s'arrête en cours de route, le ciel ne lui aspire qu'un grand appel du vide. Lee semble y voir des étoiles, et lui des abysses au-dessus de sa tête. Choisir c'est renoncer, aussi. Mais en restant apathique, on ne s'investit pas. C'est la voie de la facilité, tout le monde n'a pas les épaules pour ça. »

Est-ce qu'on lui a donné le choix ? Arnold est pourtant adulte, et il est même un peu plus vieux qu'il n'y parait. Il a parfaitement conscience au fond que Regeneratio, c'était son moyen à lui de garder un pied dans sa vocation. Sans l'armée, Arnold n'est rien. Sans Regen, il ne serait qu'un vétéran. Il aurait aimé partir au front, porter secours à ses camarades, soutenir les luttes. Mais face aux Vespéris, la plupart des conflits lui semblent désormais étrangers. La menace, ce ne sont pas les hommes contre les hommes. Mais ces monstres contre l'humanité. Et voilà qu'il a sacrifié la sienne pour combattre. Est-il encore humain ?

Ce que dit de Lee ne font que renforcer cette insécurité. Dans tes paroles, Arnold voit l'Éreintement, la force surhumaine que son statut d'Épée lui a donnée.

« En vrai, c'est peut-être les deux. Arnold avale sa salive, puis il se baisse pour attraper le chat. Ce dernier émet un ronronnement, il est plus facile pour lui de toucher les animaux que de supporter le contact des autres sur son épiderme abîmé. Imagine, et si la ville était construite sur un cimetière indien ou un truc comme ça ? Il tente de faire prendre un autre chemin à la conversation. T'es né ici, toi ? »

« Je ne sais pas, on a longtemps été des colons. »

Salem, c'est la version chrétienne de son cimetière indien. Mais Arnold ne parle pas de sujets qui ne le concernent pas directement ; il n'était pas là quand l'Europe a envahi cet endroit. Il ne sait pas que c'est de voir sa culture être remplacée par une autre. Et il y a toujours autre chose, son devoir, les vesperis. il ne peut pas d'en raconter plus. Les contes restent des contes, des idées, des suppositions, des théories. Il se demande si tu n'es pas fatigué de tout ça, Lee. Son œil continue de suivre les mouvements de ta silhouette. Les contes de Mens, c'est la fin proche, les visions, les dormeurs éveillés.

Ton sourire le laisse de marbre. Arnold ne voit pas réellement la différence par rapport aux autres. L'émotion que tu veux mettre du coin de tes lèvres, il ne la traduit pas. Même s'il pense que tu es du genre à sourire beaucoup, commercial jusqu'au bout de tes pointes de cheveux colorés, mais combien de fois cela sera-t-il sincère ? Ah. Voilà qu'il se remet à te juger. C'est l'âge.

À deux doigts de devenir un boomer le mec.

Toi aussi, tu commences à te révéler. Des bouts de toi s'éparpillent à la lumière de la lune, les ténèbres cachent les vérités et les monstres sous le lit. Néanmoins, elles permettent de se laisser aller, d'être un peu plus soi. On dit que dans la nuit, tous les chats sont gris. On ne sait pas vraiment sur qui on va tomber ; loin des regards et des braises, la lumière naturelle de la lune te baigne de tes vérités. Tu es d'ici. C'est peut-être pour ça que tu ne pourras pas partir.

« Je ne sais pas, honnêtement. Des pouvoirs, Arnold en possède ; tout son corps consumé par Mens, la Cause. Ah si. Il relâche le chat, las de rester dans ses bras. Je crois que j'aimerais un truc qui me permette de comprendre les gens. Peut-être pas lire dans leur tête, mais tu vois ? Avoir une traduction automatique de ce qu'ils causent, ou encore de leurs actions. Pour m'adapter en conséquence, et sans avoir à devoir tout analyser. Ou me téléporter n'importe où, loin de tout le monde quand j'en ressens le besoin. »

S'isoler lorsque ses vêtements deviennent inconfortables, quand la fatigue rend tout insupportable.

« Et toi ? »

Il demande, doucement, d'une voix toujours aussi rauque et tranquille. Il se rend compte qu'au fur et à mesure que Lee souffle un peu de lui, dans l'air froid de la nuit, qu'il se détend progressivement. Son cerveau est concentré sur la discussion, les pensées parasites vont et viennent. Mais Arnold ne pourra jamais rien y faire.

Quel serait ton pouvoir, Lee ? Qu'est-ce qu'il permettrait de protéger ? Ton hôtel ? Ta frêle existence ?

Des boules de feu, la capacité à transformer l'eau en vin - alors que le vin, c'est dégueulasse -, tordre le métal d'un seul mouvement de la tête, soulever des montagnes au sens littéral. Des pouvoirs qu'il aurait trouvé cool plus jeune, lorsqu'il se prenait pour un super-héros ou un truc du genre. Maintenant, Arnold préfère la tranquillité. Comprendre les autres, c'est ne pas les décevoir. Formater son comportement comme iels le veulent, sans trop souffrir des conséquences, c'est plus simple.

Et cela t'étonne, Lee. Il le voit bien dans les mots que tu choisis, dans la question que tu poses finalement. Il se met à fixer le sol, sans réponse, longtemps. Il jauge le pour et le contre de ses vérités, tu restes un inconnu. Puis il hausse les épaules.

« Oui. Il y a des jours où j'arrive à mieux le masquer. »

Mais cette nuit, ce n'est pas un de ces jours. Les chats l'inquiètent souvent ; Arnold passe une partie de ses visites à compter leur nombre, à vérifier les blessures. Quand il n'en retrouve pas un, il se met à le chercher partout dans le quartier, l'angoisse qui lui serre la gorge. S'il savait qu'il pourrait vivre plus longtemps, il les adopterait tous.

Voilà. Tes supers-pouvoirs arrivent. Arnold pourrait prétendre qu'il est impatient, mais il l'est rarement. Il fronce les sourcils, il tente de lire entre les lignes. Il t'imagine alors, roi du désert, capable de transformer le sable en eau. Maître des mirages qui feront plus vrai que nature. Puis, il y a les choses que son cerveau interprète. Tes phrases tournent en boucle dans sa tête, elles sont ouvertes, chirurgical, et décortiquées.

Il dit alors :

« Quelque chose qui te ferait te sentir utile, non ? »

Il ne rebondit pas vraiment sur la télékinésie. Il trouve ta première idée plus cool, il y a plus de choses à raconter là-dedans.

« Tu crois que la voie, le chemin, tout ça, c'est forcément un but pour être utile ? Pause. Arnold finit par s'asseoir, enfin. Depuis un moment, il est resté en statut érigé devant toi — depuis le début en fait. Moi aussi, j'ai peur d'un jour me sentir inutile, ça finira par arriver. Ce n'est pas grave, c'est comme ça. »

Ton hôtel, c'est ta manière de te sentir utile ? Vivre dans un lieu qui est le tient, où tu es le maître et surtout : où tu es en sécurité. Arnold ne devine pas les corps sous les planchers, les cadavres dans la cave ; tu ne lui as pas donné l'occasion de voir cela. Même la trace de morsure dans ton cou est dissimulée sous le tissu. Et pour être honnête, s'il l'avait vu, il n'aurait rien dit ni remarqué. Parce que son trésor à lui, c'est les chats des rues. Ses protégés abandonnés, ou ceux qui ont pris la fuite de leur maison.

Lee continue les confidences. Arnold décide de les nommer ainsi, car tu délies tes idées, ta langue roule tes craintes dans ta bouche. Et lui, il préfère écouter plutôt que de raconter ce qu'il est. Il étudie tes mots, sans les remettre en question. Comme s'il lisait un texte à l'école pour en faire une analyse littéraire — et non littérale. Il se retrouve un peu dans ce que tu décides de conter, le sentiment d'utilité sans être un héros. Ta métaphore le glace, malgré tout.

Un couteau dans une fusillade.

Il est militaire, il est une Épée, il n'a pas besoin de fermer les yeux pour sentir ce sentiment.

Il s'interroge seulement : qu'est-ce qui te fait sentir ainsi ?

Est-ce que c'est Arkham ? Est-ce que c'est autre chose ? Une enfance chaotique, des traumatismes ? Ta survie sans cesse balancée d'un côté comme de l'autre, au bon vouloir des forces supérieures ? Ou c'est lui qui place en toi ses propres angoisses ?

Il a déjà des supers-pouvoirs, songe-t-il. Mais il répond, toujours aussi premier degré :

« Pas besoin de parler avec eux, il suffit d'observer. Il se met en tailleur. Tu sais, la plupart du temps, les gens peinent avec les chats parce qu'iels ne comprennent pas leur langage corporel. On attend des chats qu'ils agissent comme les chiens, mais la vérité, c'est que ce n'est pas pareil. Quand un chat bat de la queue, c'est qu'il n'est pas content, ou qu'il a besoin d'évaluer l'espace autour de lui - c'est vrai si tu lui fais des câlins ou s'il est allongé. Tu sais qu'ils peuvent même faire des bruits comme des oiseaux ? C'est de la frustration chez eux, quand ils n’arrivent pas à attraper des proies, ou qu'elles sont inaccessibles. Si tu vois un chat avec une queue comme en point d'interrogation, c'est qu'il te salut ou qu'un truc a capté son intérêt, tu vois ? Arnold marque une pause dans sa longue liste d'informations. Il a parlé un peu plus vite qu'à son habitude, la voix toujours rauque avec son ton de “neuneu” qui lui colle au visage. Il reprend aussitôt : du coup, pas besoin de leur parler. Pas comme ça en tout cas. Il suffit d'apprendre ce qu'ils disent, et de respecter les limites. Tu vois ? Je trouve que les chats sont plus simples que les gens. »

Parfois, Arnold se surprend à rêver d'un monde sans humains. Uniquement composé de chats, loin des prédateurs. Ce serait peut-être mieux.

« Las hamsters sont des rongeurs, mécanique, pragmatique, méthodique. Les gens se comportent souvent mal avec eux. »

Mais l'image de Lee, souriant avec son petit animal de compagnie, lui chauffe un peu le cœur. C'est une autre facette, loin des paillettes, qui se montre ; une ombre. Mais celle-ci est douce, agréable. Arnold n'ose pas lui avouer qu'il aimerait voir le hamster. Il a passé l'âge d'être insouciant des normes. Peut-être que Lee est plus bienveillant qu'il le pense lui-même, cela se sent dans le choix de ses mots. Quand il parle de son super-pouvoir, quand il lui indique que comprendre les gens, ça s'apprend.

Arnold n'a pas cet optimisme. En trente-sept ans, il a essayé et il a échoué. Au final, son diagnostic a été un soulagement ; maintenant, il a conscience de ce dont il a besoin et il a appris à se respecter. Tout cela, il ne le dira pas. Il se contente d'un vague sourire, mélancolique, qui ne soulève pas le coin de ses yeux ni de ses lèvres. En observant Lee, il songe qu'il devrait apprendre à sourire comme lui. Ça passerait mieux avec les autres ; et peut-être que Colombe le laissera tranquille s'il se protégeait derrière ce sourire.

« Peut-on être bon et généreux avec les gens, alors qu'on ne les aime pas ? Misanthropie et philanthropie, tu penses que ça peut coexister ? Arnold n'a pas les réponses, il te laisse quelques petites graines dans le fond de ton cerveau, et ce sera à toi de voir comment tu en feras des fleurs ou des plantes. Mon père est à donf sur l'armée, je n’étais pas doué à l'école, alors ça a été une consolation. Au final, ce n'était pas si mal. Arnold se souvient des premières semaines, cela avait été dur et éprouvant mentalement. Puis son rythme s'était bâti autour de tout ça. Quand tu es enfin doué dans quelque chose, c'est motivant. Ce que la plupart des gens trouvent dérangeant chez moi, l'armée en a fait une force. Mon manque d'émotion, mon apathie. Ça abîme. Il révèle alors son sourire, des dents de requins, un rictus qui scinde en deux ses traits tranquilles et lunaires. Je crois bien que je suis juste accro à l'adrénaline. »

Lee, auras-tu peur de ce sourire ? De tout ce qu'Arnold révèle ? Creuses-tu pour découvrir la vérité, ou bien pour le confort de la conversation ? Oublieras-tu cet échange le lendemain ? Que garderas-tu de cette rencontre ?

« Pourquoi un hôtel t'as fait comment ? »

Ça doit avoir un certain coût, il faut sans doute des autorisations, et à part l'inconnu·e ayant pris le chat, Arnold n'a vu personne d'autre. Il est curieux du « comment » ; tu es bien jeune pour être responsable d'un tel endroit. À ton âge, Arnold pensait vivre des aventures sans penser au lendemain.

Il est gentil, Lee.

Mais pour une fois, c'est lui qui semble naïf. Arnold sait qu'il a des émotions, il a bien conscience de leur violence et souvent, elles sont simplement incompréhensibles. S'il avait mieux masqué, peut-être que Lee n'aurait pas cette opinion, et ne chercherait pas à le convaincre qu'il n'était pas qu'une plante verte. Arnold préfère les silences, ils disent plus de choses et lui permettent de rester calme. Il se frotte la paupière inférieure, le dos appuyé contre le mur derrière lui, les mains restent dans les poches.

« Voilà, c'est ça : l'intention. »

L'intention de bien faire les choses, mais dans quel but ? Par peur d'être jugé ? De voir la foudre s'abattre sur lui ? Regeneratio et la pureté. Pourtant, pouvait-on prétendre que vouloir l'annihilation d'une autre espèce comme quelque chose de pur ? Arnold n'était pas pur. Il était un meurtrier.

Le quartier est une ruine. C'est l'évidence même ; quoiqu'il a toujours en mémoire ta colère face à ce constat pour l'hôtel. Il t'écoute sans remettre réellement en question tes mensonges — le calme est revenu, la nuit l'enveloppe, ses doutes sont tapissés au loin dans un coin, et ils se tiennent tranquilles —, mais quelque chose le fait tiquer.

C'est un détail.

« En fait, le terme d'hôtel ne correspond pas vraiment. C'est stressant. On dirait un squat, ou une maison transformée en appartement pour le concept. Quand je dis squat, je pense pas forcément aux endroits dégueux. Non, il y a aussi toute la sous-culture derrière. Qui sait ? Si Arnold n'avait pas fini à l'armée, peut-être aurait-il terminé sa vie dans un squat à peindre des chats sur les façades. Là n'est plus le sujet, car tu parles de ton père ou de son absence. Pas Là et pourtant, présent pour rythmer les étapes de ta vie ; à rappeler qu'il ne te voulait pas. Arnold s'interroge : est-ce de la colère qui s'exprime chez toi ? Tu sais pourquoi il s'est barré ? Arnold inspire, puis il rajoute : je suis souvent absent, et si je crève au front, il n'y aura personne pour s'en occuper. Plus simple. Si tu veux rire, je suis sur Grindr et Tinder pour tester ce qu'il y a de pire chez les gens. »

Arnold préfère en rire qu'en pleurer. Ses aventures (ou souvent non-aventures) amoureuses étaient des histoires sporadiques, drôles la plupart du temps. C'est un sujet plus léger que les secrets de Lee, ou que sa mort prochaine.

« Je crois que je suis trop vieux pour ces conneries. »

« C'est pas difficile, la barre est tellement au sol. Pause. La question se retourne contre Lee : tu fais ce genre d'applis, toi ? T'en as besoin ? »

Après tout, c'est un joli garçon. Arnold lui demande ça sur un ton peu fraternel, curieux de voir comment les jeunes s'en sortent avec tous les réseaux sociaux. Il a vu internet arriver dans les foyers, il a vu les balbutiements de Facebook, et les déchaînements de Twitter... Euh enfin X, voyons.

Le père ne voulant pas d'enfant. Une histoire qui ne lui est pas inconnue ; les informations sont tout aussi traitées de son côté, une tâche en arrière-plan. Pendant que son cerveau tourne, Arnold laisse venir à lui les sensations physiques. Le froid sur sa peau, le chat lové dans ses jambes, les odeurs et les lumières. Dans un plissement des yeux, il contemple les faisceaux lumineux des lampadaires à partir en pointes.

« C'est marrant, Rupert comme nom. Pourquoi Rupert ? Peut-être que ça lui va bien à Lee de donner des prénoms de vieux à des animaux. Et quand je dis crever au front, je ne pense pas à la ville. Un superbe rattrapage de la part du joueur Regen, on applaudit bien fort s'il vous plait. Je peux être dépêché n'importe où à travers le monde. Crois-tu qu'il y a une guerre, Lee ? Ce n'est pas la première fois que tu mentionnes la ville comme un territoire de conflits, ou que c'est vraiment la merde. À défaut de comprendre toutes les émotions, Arnold sait retenir plein d'informations. J'ai été en Irak par exemple. Mais je suis plus une unité de soutien, je suis là pour soigner les blessés. »

Plus maintenant.

Maintenant, c'est devenu une arme. Il a toujours été un numéro, qu'un numéro. Pas besoin de connaître son nom, ses inspirations.

Pourtant, voilà qu'Arnold se redresse.

« Regarde. »

Il remonte la manche de son sweat et du t-shirt à manche longue qu'il porte dessous. Il révèle un avant-bras extrêmement pâle, comme ses cils, avec les veines gondolant sous son épiderme abîmé par des tâches d'eczéma. Juste au-dessus du creux de son coude, au niveau de son biceps, il désigne à Lee le tatouage d'un faucon dont on voit le profil, des flèches tenues dans sa serre de droite et une plante dans sa serre de gauche. Tout en noir et blanc, avec une inscription juste au-dessus : experientia et progressus.

Des tatouages comme celui-ci, Arnold en a quelques-uns. Son "numéro de série" comme il l'appelle, son matricule tatoué sur l'extérieur de son genou gauche, avec un code barre - il a ses pointes d'humour. Un caducée situé sur l'autre bras, un œil dans l'omoplate. Et le serment de Mens caché dans ses vêtements. Bientôt, il en fera un sur le sommet de son crâne. Il n'a simplement pas encore décidé quoi.

« Nah t'es trop jeune, je ne fais pas dans la cour de récréation. »

Aurait-il dû mentionner Grinder ? Sa réflexion était-elle trop brutale ? Arnold ne le détermine pas. Il se contente de sa franchise sans le moindre filtre, et il se donne raison. Peut-être que Lee appréciera ou non, peut-être sera-t-il rassuré de voir qu'il n'était pas un prédateur.

Quelques mois, il avait eu une histoire. Avec une fille. Bon, l'histoire n'avait duré que quelques semaines. Arnold s'était contenté de lui payer des verres, il appréciait échanger dans tout ce que cela avait de plus simple. Il ne s'attendait pas forcément à ce qu'il se passe un truc — ni l'envie —, mais quand elle lui avait demandé ce qu'il était capable de faire avec tous ses muscles, en insistant d'à quel point elle voulait le voir en action, il avait accepté.

Malheureusement pour lui, la jeune femme n'avait pas apprécié de se retrouver à spet heure du matin dans un parc de street work-out. Avec une pléthore d'informations sur la prise de masse, un programme qu'il avait mis toute une nuit à penser. Et rien que pour elle.

Elle a fini par le bloquer.

« J'aime bien Rupert VI. C'est rigolo. »

Et as-tu des photos ? Arnold se retient de poser la question, afin de ne pas passer pour un vieux creep. Il avale sa salive, puis une fois que tu as vu, il rabat la manche sur son tatouage. Il ne montrera pas le reste.

« J'en ai six ou sept, c'est que des petits tatouages. Haussement d'épaules. J'en ai un vraiment naze, mon premier, parce que mon pote voulait devenir tatoueur à seize ans. Du coup, je l'ai laissé faire sur ma cheville et je me traîne une licorne pourrie sous prozac. Pause, il gonfle la poitrine. C'est un peu particulier, l'armée, c'est presque sectaire, je dirais. Mais pitié... Arnold s'arrête, il ravale ses pensées concernant certains tatouages. Fais ça bien, réfléchis, et trouve un bon tatoueur. »

Pas comme son pote.

Pour ne pas se retrouver avec un genre de licorne sur la cheville. Arnold aurait dû lui dire d'apprendre à dessiner avant de se lancer dans cette carrière. Puis son amitié s'était arrêtée quand il était rentré dans l'armée ; des chemins différents.

« Puis bon, la douleur ça se gère. Si t'es douillet, évite les côtes et prends là où il y a beaucoup de peau, je crois. Enfin, j'en sais rien. Je ne suis pas particulièrement sensible à la douleur. »