« Ok. »

« Là dans une heure. »

« En bas. »

Arnold fait craquer ses phalanges, puis il les fait rouler les unes contre les autres. Ses articulations émettent des grincements quand il ferme et rouvre les poings, et qu'il étire ses doigts. Plus haut, ce sont ses réponses aux SMS qu'Elain lui a envoyées plus tôt pour lui demander de l'aide. Des réponses courtes, sans détails et sans émojis. S'il est nerveux, c'est parce que sa journée connait un petit imprévu ; toutefois, il a su passer outre l'anxiété pour venir aider le jeune homme. Les transports en commun l'auront mené dans le quartier queer de la ville, perceptible dès le premier passage piéton aux couleurs de l'arc-en-ciel qu'il aura franchi. Même si les couleurs ont bavé avec le temps, accueillant ici et là des milliers de pas de gens rentrant chez eux, ou sortant là pour se retrouver, il reste l'héritage des luttes et des espoirs. Lui, ici, alors qu'il pourrait se sentir comme à la maison, il ne se sent pas particulièrement à l'aise.

Les gens sont beaux et épanouis, insouciants.

Traité de queer adolescent, il n'en avait pas compris le sens de suite. De queer, il avait le côté chelou, décalé, bizarre, freak. Le reste, ça ne l'avait jamais vraiment touché. Il avait juste compris en grandissant que lorsqu'on ne rentre pas tout à fait dans les normes de beauté, on n'est pas si accepté finalement. Le beauty privilege est limité qu'à une poignée d'élu·es.

Reste que dans l'attente d'Elain, son œil s'arrête aux visages des passant·es. Il fixe leurs traits, les cheveux colorés, les clichés parfois vrais — les doc martens et les bracelets, et d'ailleurs, il regarde sa vieille paire chaussée à ses pieds. Les lacets ont été échangés avec le temps, et en dix ans, Arnold a cassé trois fois la fermeture éclair de celle de droite.

Reste que dans l'attente, le militaire ne sait pas s'il doit renvoyer un SMS. Cela ne fait que deux minutes et douze secondes qu'Elain a dû le recevoir, c'est peut-être trop bref. Alors pour patienter, il essaye de goûter à ce semblant de normalité. Pour une fois, loin des siens et des traques, loin des entraînements et des gardes. Dans une rue, où les drapeaux du Progress Flag volètent aux fenêtres, où les gens rient et discutent, s'aiment, se séparent, reviennent et fondent parfois une famille, il n'est plus un soldat. Depuis plus de dix ans, ce genre de vie lui semble lointain.

C'est comme un rêve.

Arnold se défait alors de son sweat pour le nouer à sa taille, et ne révèle qu'un large t-shirt blanc qui noie le dessin de ses épaules. Ne révèle rien, mais laisse sa peau abîmée tranquille — quoiqu'on voit alors dans le creux de ses coudes, les plaques d'eczéma constamment grattées. Il attrape son casque anti-bruit sur son bonnet, le fait glisser en collier sur sa nuque. Quand il entend la porte s'ouvrir derrière lui, il s'exclame : El...

Et s'interrompt aussitôt en considérant saon voisin·e. Arnold ravale sa salive, il essaye de sourire - un rictus de requin des profondeurs, mal à l'aise dès qu'il voit la lumière du jour -, et se retient de justifier son erreur. Il se contente alors de laisser la personne passer, avant de reprendre son smartphone et de relire leurs conversations. Est-ce que c'est la bonne adresse ? Oui. La bonne date ? Oui. Trois minutes et quarante-sept secondes se sont écoulées — il compte dans sa tête.

Il en oublie dans l'insouciance de Rainbow Hill, comment fait-on pour être normal. Sans porter en soi le fardeau de Mens.







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Cinq minutes et cinquante-trois secondes.

Sept minutes et onze secondes.

Dix minutes, c'est six-cents secondes. Il compte à voix basse, comme un métronome, battant la mesure de son attente. Il jette plusieurs coups d'œil à son téléphone, puis il se demande simplement si Elain ne l'a pas abandonné. Après tout, tous les deux ne se connaissent pas vraiment. Elain est nouveau ici, habitant la nuit a-t-il l'impression. Et Arnold n'arrive jamais réellement à s'investir dans ses relations avec les autres. C'est pour ça que ça ne marche jamais. En amitié, comme en amour.

Sept cent douze secondes.

Peut-être plus. Un chien aboie en face, cela le déconcentre, Arnold bloque sa respiration. On lui a un jour dit qu'il avait le tempérament d'un chien, parce qu'il est loyal et laisse à Elain le bénéfique du doute.

Finalement, ça lui donne raison. Elain descend, Arnold décolle le dos du mur, et il l'observe. Il n'a pas l'air très réveillé, il s'est habillé à la hâte, semble-t-il. Et la formule de politesse lui fait répondre franchement :

« Oui, tu m'as fait attendre. Il n'y a pas de reproche, c'est un constat. Il ajoute : ce n'est pas grave. »

Le malaise d'Elain n'est pas palpable, c'est un courant d'air sur la peau qui ne reste pas. Arnold n'y est pas sensible, aveugle diront les mauvaises langues. Il le voit troublé, c'est tout, s'interroge, se demande si sa présence ne le met pas mal à l'aise — c'est à cause du bonnet ?

Il présente le paquet de cigarettes, Arnold en prend une par automatisme. Une marque de politesse — on ne refuse rien, voyons. Toutefois, il n'a rien pour l'allumer, et il ne fera qu'imiter le jeune homme près de lui. Son œil s'accroche aux détails des cheveux, des cils encore, des lumières reflétées dans les iris d'Elain. Habitué aux sourires qui ne sont jamais trop grands. C'est ces détails qui font qu'il arrivera à le reconnaître dans la foule.

« Ne t'en fais pas, son rictus en dent de requin n'est pas rassurant, mais sa voix est rauque et douce. Ça fait plaisir de te voir. Il cherche quelque chose à dire, une blague peut-être, mais rien ne vient. Et je vais bien. Merci. Pause, il tend la cigarette vers Elain pour qu'il l'a lui allume. Et toi ? Tu as emménagécestça ? D'un seul souffle. Arnold se racle la gorge. C'est bien, j'imagine. »

Arnold se pince la lèvre inférieure. Guette les réactions d'Elain pour savoir où il merde — il merde forcément, pourquoi existe-t-il autant de livres pour savoir comment devenir un mâle alpha, et aucun pour la sociabilisation spécialisée pour les autistes ?

Il croise les bras sur son torse, les poings sous les biceps, et discrètement, il fait craquer ses phalanges.




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Tu t'excuses, Elain. Et Arnold hausse les épaules ; ta culpabilité ne regarde que toi. Le temps lui a certes paru long — les bruits dans la rue, les lumières, le chien, la sensation de ne pas être à sa place —, mais tu es là. Et c'est fini maintenant. Il se déplace de côté pour mieux te regarder, ne pas fendre ton visage dans sa vision périphérique avortée. Il fronce les sourcils, car il peine à faire le point sur tes cils et tes cheveux. Imaginez un zoom de mauvaise qualité, avec un focus incapable de se concentrer. La lentille est rongée sur un côté, les reflets du soleil en aveugle le reste ; c'est ça son quotidien. Arnold bouge souvent quand on lui parle, afin de ne pas perdre une miette de ce qu'on lui dit. Des expressions signatures des gens lui permettant de les reconnaître.

Comme tes rougeurs.

Elles viennent embellir le visage d'Elain, dessine son sourire plus grand ; du carmin et du soleil sur une couche de marbre. Pour être honnête, Arnold ne sait pas quoi en penser.

« Je n'ai pas de briquet. »

Lâche-t-il quand Elain mentionne son ami, puis le petit-ami de son ami. On le voit froncer les sourcils, l'air interrogateur et perdu. La suite lui tire un regard ravagé, agacé peut-être. La mention du sexe ne le met pas particulièrement à l'aise, et il voit qu'il y a quelque chose. Peut-être que tu es plus lisible que les autres, Elain.

« Tu veux dire qu'il chante mal à deux ? Arnold se racle la gorge. C'était une blague — enfin — qu'il regrette. Mh... Mais je comprends, les mecs peuvent être lourds. »

Les blagues de cul à l'armée, c'est une marque de fabrique. Il a évolué dans un milieu particulièrement graveleux, où assumer une quelconque attirance autre que celle pour les femmes était délicat. Les mecs gays ne sont pas différents. La performance reste la même, codifiée pour des paillettes et du latex ; il ne s'y reconnait pas non plus. C'est l'emploi du verbe « haïr » qui accroche son attention. Alors il s'essaye aux blagues, le second degré, le tacle gratuit pour quelqu'un qu'il ne connait pas. Il ne demandera pas tout de suite, si tu as besoin qu'il s'en charge.

« C'est qui la demi-personne ? Arnold a appris à nourrir les conversations, sans vraiment répondre aux questions qu'on lui pose. Il dit toujours qu'il va bien, un état par défaut avant que la faim n'arrive. De celle qui s'élance dans les muscles, fatigue le corps. J'ai tout mon temps, assure-t-il en tendant la cigarette. Ça fait partie des codes qu'il a appris. Du café ou de l'eau, ça fera l'affaire. Et ne t'inquiète pas trop pour les meubles, je suis fort hahahaha. » *

Le rire n'a pas l'air d'un rire ; on dirait une voix automatique tout droit sortit de Google. Arnold n'ose pas flex, ce n'est pas quelque chose dont il aime particulièrement se vanter.

* Illustration ici

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Faire avec les mecs lourds. Arnold espère qu'il ne fait pas partie des mecs lourds ; il sait qu'il est décalé et qu'il ne sent pas quand il franchit les limites. Généralement quand il le remarque, c'est déjà trop tard, et il ne peut qu'observer le verre brisé et la frustration éparpillée. Il range la cigarette, sans rien ajouter. Il tente d'écouter et d'observer ; tes émotions sont légères pour son œil borgne. Réduites à ce qu'elles ont de plus simples, mais avec toi, il n'essaye pas d'analyser et de surinterpréter. Il veut bien te croire un peu. Laisser ton éclat briller avec l'intensité que tu veux y mettre.

Le demi, c'est ton patron. Ça se tient. Il y a ton ami, Arnold et ton patron. On ne connait pas vraiment nos patrons. C'est ce qu'il souhaite dire, alors qu'il se ravise, car il ne pense pas que ça sorte correctement. Il te suit alors, fixe les différents étages notés dans l'ascenseur, compte mentalement les secondes vous séparant de la sortie. Tu es plus grand, et lui plus imposant. Il ne veut pas prendre de place, si bien qu'Arnold décide de se mettre dans un coin, les bras le long du décor. Une fois que ça sonne, il te laisse passer pour te suivre.

Dans ce chez-toi qui n'est pas vraiment chez toi, Arnold t'observe. Encore. Toujours. Son œil suit des mouvements, comme son ouïe qui suit tes mots. Il reste planté là un moment, avant de se dire que oui, un canapé c'est fait pour s'asseoir.

« Je l'aime noir. »

Sa voix sonne un peu trop rauque, même pour lui. Un nouveau raclement de gorge pour en lisser les aspérités, puis il se laisse tomber dans le canapé. Il examine les lieux, tel un chat perdu dans un nouvel environnement et qui ne sait pas trop où marcher. Il croise les jambes en carré — sa cheville gauche sur son genou droit —, un bras sur l'accoudoir.

« Hein ? »

La surprise le fait tourner la tête, ses sourcils se froncent. Réaction spontanée dans son visage figé dans la glaise. Arnold met du temps à comprendre, et le silence pèse sur vous deux. Parce que tu vois, Elain, il ne t'imagine pas aussi vulnérable. Lui, ça fuse dans tous les sens pour savoir où il a pu merder. Il ne trouve rien de ce qu'il aurait pu dire pour te blesser, malgré tous les tiroirs à souvenir vous concernant qu'il ouvre. Il laisse un long :

« Euuh... non ? Pourquoi je te trouverais con ? »

Sa voix habituellement monotone recouvre un peu d'émotion - c'est la surprise, sa plus simple apparition dans son ton, et sur son visage.

Allez Arnold, on communique. Tu es grand maintenant, et tu vas sur tes quarante ans. Ça te coûte de parler, de former des mots. Une aspiration bloquée, puis suivie d'une question honnête :

« J'ai fait un truc qui te fait croire ça ? »

Arnold glisse ses doigts dans sa nuque, il gratte une plaque d'eczéma situé juste sous le col de son t-shirt.




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Ta réponse, c'est un genre de claque dans la gueule.

Arnold continue de t'observer, toujours comme un chat ne quittant pas un humain de l'œil. Il voit les cachets avalés, et comment tes doigts se referment sur les tasses de café. La vérité se dévoile, abrupt, ça a l'effet d'une chute sur du goudron. Une claque, oui ; c'est brutal de voir un miroir face à soi. De constater que les gens ne sont pas toujours à des années-lumière de lui. Tu es la première personne qui dévoile tout ça. Les pensées qui tournent en boucle, parasitant les moindres aspects de ta vie. Lui, c'est l'autisme et la présence de Mens dans ses chairs. La sensation d'être suivi partout, à se dire que même respirer brûle toute son existence.

Il accepte le café, en évitant de toucher tes doigts avec les siens. Arnold peine avec le contact physique, surtout lorsqu'il est léger. Les caresses de papillons sur son épiderme sont autant d'aiguilles qui s'y enfoncent.

Ça aussi, c'est l'autisme.

« Tu ne m'as pas mis à l'aise, il rassure, il tente de modeler sa voix pour la rendre plus rassurante, moins monotone, sans le ton “neuneu” qu'il a toujours malgré lui. Mais elle sonne trop rauque et trop grave, trop militaire à ses oreilles. Il tente un sourire au coin, sans montrer les dents, suit tes mots dans sa vision périphérique. Ce que tu veux bien dévoiler, ta vulnérabilité à fleur de peau. Et ne t'en fais pas, je comprends tout à fait. Arnold se voit passer les doigts dans tes cheveux. Chasse cette pensée, c'est inapproprié (et ça, c'est Arnold). Il rajoute : et je sais que je ne suis pas très doué socialement. Il laisse un rire, il fait trembler ses cordes vocales dans sa gorge. C'est pour ça que je ponce toutes les appli' de rencontre, ahahha, c'est un peu pathétique. »

Il ne cherche pas à être rassuré, et qu'on lui dise qu'il un tord. C'est un fait. Il hyperfixe sur les chats, ne cerne pas les limites, saute à pieds joints dans les maladresses sociales. Un genre de Forest Gump borgne, qui n'exprime que son intelligence sur le terrain, ou quand il faut panser les plaies — du corps, celles du cœur lui sont trop inconnues.

« Mmmmh... il appuie son dos dans le canapé, son index tapote contre le rebord de la tasse de café. Je pense que ça ira, ce qui risque d'être chaud, c'est descendre les escaliers avec le frigo, il coule un regard sur toi. N'ose pas dévoiler qu'il a surtout peur de tomber à cause de son handicap — invisible pour l'instant à l'œil nu. J'ai pas peur du poids, tu m'étonnes Arnold, les Regen pourraient faire de toi un powerlifter de renom, si tu n'allais pas claquer dans les trois prochaines années. Plus du volume. Il se redresse pour boire une gorgée de café, lui, ça le brûle, mais il n'y réagit pas. Mais euh... je sais que j'en ai pas l'air, mais je t'assure, je suis fort hahaha. »

Un mec normal en profiterait pour flirt. Lui, ça ne lui traverse pas l'esprit.


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Elain s'élance. Les mots coulent de sa bouche, tranquilles, parfois un peu plus profonds. Arnold l'examine dans sa vision périphérique, les mains collées sur sa tasse de café. Contemple le jeune homme à côté de lui, qui se perd, avance, recule, reprend confiance, et se ravise. On dirait un oiseau pris dans la cage de ses pensées. Lui ne reste que de marbre, il cherche quoi répondre à ses inquiétudes et les questions qu'il ne pose pas. Il cherche les bonnes paroles, celles un peu plus douces que son ton rauque, celles qu'on pourrait retrouver dans un livre pour leurs poésies. Il serre la mâchoire, son index revient à tapoter le rebord de la tasse, suivant un rythme précis.

« Je ne disais pas ça pour faciliter les rencontres, même si ça aide quand on n’est pas très social. Mais les gens, je ne sais pas... »

Arnold s'arrête, les mots sont ravalés cul sec. Sourcils froncés, il t'écoute dire qu'avec lui, ça roule. Enfin, ce n'est pas tout à fait le terme que tu emploies. Pourtant, c'est ainsi qu'il le comprend. Assez doué pour lui. Qu'est-ce que cela peut-il signifier ? Y a-t-il quelque chose sous la surface de ces lèvres qui prononcent de telles choses ? Des trésors à trouver, des temples à fouiller ? Arnold n'est pas assez doué pour savoir comment chercher. Alors il s'arrête au seuil, et il accepte le compliment. Il pense : ne t'en fais pas, moi aussi je suis abandonné au moi je. C'est ainsi que j'arrive à avoir de l'empathie.

Mais c'est brouillé par ce "assez bien pour lui".

Sa bouche ne sourit pas, te fixe dans son air de gars toujours dans la lune. Par contre, quand il répond, son unique œil irradie.

« Merci, c'est gentil. »

Arnold détourne le regard, il tire sur le rebord de son bonnet. S'il ne se contrôlait pas, peut-être se serait-il simplement caché là-dessous. Une légère inspiration, il reprend une gorgée de café. Il ne voit pas qu'Elain est sans doute pressé, mais la suite arrive. Des propositions, des inquiétudes. Difficile de cacher la vérité, quand on sait porter cinq cents kilos comme si ce n'était rien. Difficile de répondre que ce qu'il lui fait peur, c'est le handicap que son œil absent provoque. Des angles morts, des marches plus ou moins proches.

« Va pour le verre, ou ce que tu veux. »

D'ordinaire, Arnold ne boit jamais d'alcool. La dernière fois, c'était durant ses classes à l'armée. Quand il revenait en permission, quand il retrouvait des camarades ; la veille de sa formation pour rejoindre les forces spéciales. Et depuis quatre ans, son régime alimentaire est identique. Ses repas sont limités à du riz, du poulet et des brocolis cuits à la vapeur. Il a l'œil pour doser les proportions, et tomber ainsi sur son chiffre fétiche de 2013 calories par jour. Il devra prendre sur lui, pourtant, il n'a pas envie de te refuser ça. Pas maintenant.

« Si t'as un souci dans ta colloc', n'hésite pas à faire appel à moi. »

Que tu dormes tranquille, Elain. Sans craindre les regards obscènes et les gémissements des mecs gravitant autour de toi.


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Les émotions ne sont pas habituelles.

Arnold les ressent de deux façons ; soit elles sont loin, une ombre tout au plus sur sa poitrine. Soit elles s'expriment avec virulence. Une tempête en plein mois d'aout, avec les éclats d'orage dans sa cage thoracique. Alors quand Elain s'excuse de l'avoir mis à l'aise, il ne trouve aucune réponse satisfaisante. Son cœur bat vite, et c'est quelque chose de coutumier ; il met ça sur le compte de son anxiété, et de toutes les angoisses existentielles qui percent sa carapace à chaque instant de sa vie.

Inspiration. On gaine les abdominaux au passage, ses épaules se détendent. Il ne rougit jamais, il ne pleure jamais. Quand il sourit, ce n'est jamais de joie. Quand il rit, c'est pour accompagner ses paroles et se rendre sympathique. Mais son sous-rire n'est pas un rire ou un rictus comme les gens l'entendent. C'est autre chose.

Comme là. Une autre façon de communiquer, tout droit sortie de son langage d'Alien — un jour, on lui a mis dans le crâne qu'il venait d'une autre planète, et Arnold y a cru dur comme fer.

Il y a des perles coincées dans tes cils blonds, Elain. Arnold considère le sanglot que tu retiens ; tu étouffes, t'ouvres et te renfermes. S'il ne dit rien, des questions fusent de tous les coins de son crâne. Arnold n'associe les larmes qu'à la tristesse et au deuil, car c'est ce qu'on lui a appris. Il ne devine pas l'émotion que tu montres, combien elle est forte et sincère. Et il ne pense pas un seul instant qu'il en est le responsable.

Tu ne penses pas mériter la gentillesse.

Arnold est un peu dépassé. Il se contente d'un de ses nombreux silences gênants, et son œil roule de nouveau vers toi. Tu mentionnes un câlin.

Câlin : cajoler, caresser avec tendresse.

Traduisons dans le cerveau d'Arnold : contact physique plus ou moins prolongé. Ton t-shirt contre le sien, comme peau contre peau. Il aurait accepté dans d'autres conditions — le sweat est épais et le protège, mais il est noué soigneusement à sa taille. Question : veux-tu un câlin ? Est-ce qu'il y a un sous-entendu lui échappant ? Ou bien, c'est toute ta spontanéité que tu scelles ? Un autre silence, gênant. Cringe.

« Peut-être plus tard, hahahhaha. »

Une proposition qu'il transforme grossièrement en flirt, tout en ignorant que c'en est. Ou bien, il n'y a rien de tout ça, et il ne sait pas comment exprimer ses besoins. Arnold te jette un œil — pas au sens littéral ahahha —, les larmes l'interrogent. Quelque chose te rend triste ?

Son silence est étrange. On ne sait pas vraiment le définir.

« Désolé, je suis un peu lent. »

Il avale le reste du café dans une longue gorgée. La tête relevée en arrière, les lèvres refermées sur le bord de la tasse, tandis que sa gorge se contracte et que sa pomme d'Adam monte, descend, sans un bruit — il est peut-être misophone. Il doit se concentrer, et une fois terminée, il te rend la tasse en s'essuyant la bouche avec le bout du pouce.

« Bon... euh... un frigo, un lave-linge, deux valises. Un frigo, un lave-linge, deux valises. Des cartons. Oui, des cartons. »

Il répète tout bas : un frigo, un lave-linge, deux valises, des cartons. De discrètes écholalies, imitant ta voix un peu plus tôt, lorsque tu énonçais tes maigres possessions.

Et ça aussi, c'est l'autisme.

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Pas lent. Aaaah bon.

Arnold ne met pas de mots sur les réactions d'Elain, il le laisse gérer ses émotions sans trop savoir quoi en faire. Il ne savoure pas non plus le café, il ne l'aime pas particulièrement, mais il en boit exactement deux tasses le matin pour se réveiller. Aujourd'hui, c'est la troisième. Cela le sort un peu de ses habitudes, mais il ne va pas angoisser pour si peu — hein on espère. Il se prépare mentalement à la suite, il se visualise en train de descendre le réfrigérateur dans les escaliers. Et le pire arrive (dans sa tête), il loupera forcément une marche, il se cognera partout à cause de son angle mort. Et Elain sera tellement désabusé qu'il le renverra chez lui sans oser dire qu'il est inutile.

Chacun ses démons, ses pensées parasites, ses doutes et ses craintes. C'est peut-être pour cela que depuis quelques minutes, le climat installé entre eux est doux. Ils s'enterrent dans la peur du jugement que l'un peut faire, sans voir que l'autre n'en émet aucun.

Peut-être qu'il se concentre trop sur toi pour voir le bordel.

Arnold se redresse, hésitant — doit-il ramener la tasse ? Te la passer ? La laisser ici ? Et qu'est-ce que diraient les règles basiques de politesse ? Il n'a pas de manuel à parcourir pour répondre à ses questions. On le jugeait impoli enfant, car il ne proposait pas les bonbons que les adultes lui donnaient — et pourquoi alors lui dire que c'était pour lui, si on attendait de lui qu'il les partage avec les grands ?

« T'as dit que tu avais une camionnette pour le transport, tu peux peut-être la garer en bas, avance-t-il en suivant Elain. Je peux prendre quelques affaires et les descendre le temps que tu la ramènes. »

Tu es plus solide que tu le penses, mais Arnold ne veut pas voir un accident. Tu as précisé que tu avais un mauvais dos, si bien que si le réfrigérateur n'est pas plus grand que lui, Arnold compte le descendre discrètement. Sans personne pour le voir, il aura moins de culpabilité à utiliser sa force réelle.

Bon, certes, Arnold ne pourra t'impressionner. Il ne dit pas que ce n'est pas ce qu'il voulait, mais... Voilà.

(Sans doute aimerait-il au fond, mais sa couverture est plus importante. Il pourrait prétendre qu'il n'est pas qu'un paquet de statistiques, mais il reste un soldat. En 2001, la plupart des équipements pesaient 22 kg et dans certains cas, ils pouvaient aller jusqu'à 50 kg. Et quand il a été engagé, courir en étant lesté, c'était un prés-requis. *)

« Il est petit ? Ou euh... Arnold gratte son avant-bras, il resserre son sweat autour de sa taille. Ses doigts remontent un peu plus haut, juste sous la manche de son t-shirt blanc, révélant la rondeur de son biceps, et un premier tatouage habituellement caché par ses vêtements. Enfin, je ne me vexerais pas si tu dis qu'il fait ma taille. »

Tu es plus grand de quelques centimètres. Et même si Arnold sait qu'il fait partie de la moyenne, il a conscience que sa façon de se tenir le fait paraître un peu plus petit.

* Oui, il info dump dans sa propre tête

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« Nah ne t'en fait pas. Et tu ne m'as pas vexé, c'est ce qu'il s'empresse d'ajouter en se redressant. Il fixe le réfrigérateur. Puis se demande ce qu'Elain va faire avec ça dans la chambre ; au vu de sa grâce, de sa délicatesse, il le voit mal se taper une fringale en plein milieu de la nuit. Il est plus grand que lui, et pourtant il est plus fin. Arnold n'a besoin de réfléchir beaucoup pour estimer leur différence de poids. Mais il est de loin, de très loin, de s'imaginer que tu te bats contre toi-même. Il connait les TCA pour l'avoir étudié en médecine, mais il n'a pas conscience de ce qui te bouffe. Il ne reste qu'à ce que tu révèles de toi à la surface. Je sais qu’un mètre soixante-dix-huit, c'est la moyenne. Enfin pas vraiment, c'est trois points au-dessus de ce qu'un homme américain représente. »

Arnold retient toute sorte d'informations, plus ou moins utiles. Il peut dénombrer sans compter, mais la plupart du temps, son attention se porte ailleurs. Il ne retient des gens que des trucs futiles ; il rencontrerait le président qu'il n'en aurait pas conscience, et retiendrait seulement qu'il met trois sucres dans son café.

De toi, il a en mémoire la mention de ton ami et de son mec, de tes futures colloc' et de ton dos blessé. De toi, il a gravé dans sa mémoire les compliments, les larmes retenues ; ton énergie est tellement plus vive que la tienne.

Ce n'est pas désagréable.

Une fois seul, sans toi pour habiter la pièce, Arnold hésite un peu. Il espère seulement que tu as bien les clefs pour toi - le réfrigérateur, la porte à refermer et les escaliers à descendre. Il rouvre la porte en grand - pense : la fermer, ce serait bête et bête que quelqu'un rentre sans y être invité -, et le voilà à se concentrer sur le frigo. Enfin, il ne faut pas dire frigo. Le vrai mot, c'est réfrigérateur. Frigo, c'est une marque et ça le stress d'entendre ça dans la bouche des autres.

Il passe la tête en dehors de l'appartement, puis s'assure que personne ne peut le voir en action. Puis il revient le réfrigérateur, il galère à passer ses doigts en dessous. Mais quand il y arrive, en démarrant d'une position de squat, il parvient à le soulever sans trop de difficulté.

Ça ? C'était la partie facile.

Il l'encercle dans ses bras, il sent ses épaules gonfler sous l'effort, ses muscles se contractent. Quand il tente de passer la porte, il tape le dessus du réfrigérateur en plein dans l'encadrement. Arnold lâche un « putain », et manque de basculer en avant avec si bien qu'il décide de le reposer au sol pour le faire glisser dans le couloir. Il vérifie huit fois que les clefs ne sont pas sur la porte, avant de pousser le frigo - on a dit le réfrigérateur - vers l'escalier. Sa question de lui à lui est la suivante : préfère-t-il faire tomber le réfrigérateur dans les escaliers s'il venait à lâcher ? Ou bien d'être écrasé dessous ?

La seconde option te décevrait moins, pense-t-il.

Un pas après l'autre, la tête coincée contre la porte du réfrigérateur, il débute son périble. La bordure enfoncée dans son épaule, Arnold se concentre pour ne pas louper une marche. Il se tord la nuque pour surveiller là où il met les pieds, les mains crispées contre ton précieux bien. Un pas après l'autre, à fixer derrière lui, à tâter - parfois il rencontre le vide, il doit alors se raviser et se concentrer. Son angle mort est tourné contre le réfrigérateur, ne reste que son œil valide pour mesurer les profondeurs. Malheureusement, elles sont rarement justes.

Une fois qu'Arnold descend la dernière marche, il repose le machin au sol pour se contenter de le faire glisser dans la rue. Il cherche Elain du regard, les doigts compressés et rouges, les veines de ses avant-bras gonflées sous l'effort.

Là, il se rend compte.

« Merde ! La porte ! »



.

La porte. La porte. La porte.

Sortir de l'appartement avec le réfrigérateur, et ne pas oublier de refermer la porte. Mais la porte. Putain. LA PORTE. Arnold met plusieurs secondes à t'accorder de l'attention, les yeux ouverts comme un hibou, il te regarde avancer vers le réfrigérateur. Puis il avale en deux enjambées la distance vous séparant pour t'aider à le porter. Naturellement, il essaye de prendre le plus gros pour t'éviter de te faire mal au dos, ou bien pour prouver ce qu'il disait.

D'habitude, Arnold ne fait jamais le mec.

Déjà parce qu'il ne se retrouve pas totalement dans cette posture, mais aussi parce qu'il ne ressent pas le besoin d'avoir de l'égo. Oh. Cela ne dure qu'une poignée de secondes, car une fois que le frigo est mis dans la camionnette, son esprit tourne en boucle sur la porte. Pas un mot de sa part, il reste figé sur cette idée qu'il aura oublié de fermer la porte. Le pire, Elain, est en train d'être aspiré par sa boîte crânienne. Arnold se fait des films, des scénarios catastrophes dignes d'Hollywood.

Putain, il a oublié de fermer la porte.

Dans l'ascenseur, Arnold est nerveux. Son pied bat la mesure, sa tête se tourne de tous les côtés. Il montre tant d'impatience qu'il manque de percuter Elain en voulant sortir en premier, puis il se confond en excuses, lâche un sourire gêné. Sa main droite s'agite, puis enfin une fois devant l'appartement, il s'arrête nette.

Non. Tout va bien, il a bien fermé la porte.

Le cerveau en pilote automatique, il n'aura pas prêté attention à ses actions.

« Elle est fermée, hahahahhaha. »

Même si au fond de lui, Arnold ne rit pas et qu'il voudrait bien disparaître, là, tout de suite. Conscient d'avoir affiché toutes ses bizarreries en une seule fois face à toi, il en a honte. Tu vois, Elain, l'assurance d'Arnold ne s'exprimera jamais en ta présence. Il n'a confiance en lui que lorsqu'il faut affronter les monstres. Quand il peut se concentrer uniquement sur cette tâche, apporter le secours nécessaire aux siens. Pragmatique, l'œil aguerrit, le souffle calme.

Avec toi Elain, il y a la normalité d'une existence civile. Loin du front, où on peut se soucier d'une porte mal fermée, où l'on peut se promener dans les rues Arc-en-ciel sans craindre une réflexion, une remarque. Une vie sans la douleur de Mens ; c'est ta normalité, ta douceur, ta délicatesse, qui lui serrent le cœur et lui fait comprendre qu'il a arrêté de vivre il y a plus de dix ans. Son anxiété décuplée par une porte qu'il pensait avoir oublié de fermer ne baisse pas non.

Arnold se tait, c'est plus simple. Ses excuses lui brûlent les lèvres, alors il croise les bras et serre les poings sous ses biceps, ses articulations craquent. Il aimerait te promettre qu'il n'est pas bizarre, qu'il n'a rien de cassé chez lui, qu'il est un mec tout à fait banal. Mais son inquiétante étrangeté est toujours là, visible.

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