Trois.

Deux.

Un.

Zéro.

Et moins un.

D'un geste, voilà qu'il pousse la porte de l'hôtel. Une arrivée discrète, curieuse pour celles et ceux qui connaissent son nom — le murmure dans la Cour, ou les commentaires sur Tik Tak Tok. Alors le voici, le voilà, silencieux dans cet endroit, qui regorge pourtant d'humanité et de mélancolie. Habillé comme les gens du peuple, comprenez-la qu'un jean large retombe sur ses jambes et recouvre des baskets et qu'il a sur le dos qu'un pull sans manches, et une chemise en flanelle trop longue pour lui, oui, c'est bien sa définition de se vêtir comme un membre de la populace —, il porte d'épaisses lunettes de soleil en pleine nuit. Un masque FFP2 sur le museau, on pourrait l'accuser de jouer la comédie dans cette apparition. Et peut-être que c'en est une, relevée par la crainte ou l'envie d'être reconnu, Ansel de Livry-Gargan a conscience du risque.

Ses cheveux en bataille, oublié d'être coiffé, sa modeste taille, et son air d'animal méfiant, contraste avec l'image savamment calculée renvoyée sur les réseaux sociaux. Il avance d'un pas nonchalant vers le comptoir, puis s'arrête en fixant le propriétaire des lieux. En essayant de n'être point étrange, il en devient louche. Le silence n'est pas lourd, il est curieux, attentif. Sous ses lunettes de soleil, Ansel analyse la jeune personne face à lui. Des cheveux verts, ah, est-ce une mode qu'il aurait ratée ?

Du reste, il est venu seul. Cette aventure doit se faire dans le silence et la discrétion la plus complète. Sa curiosité est ce qui le perdra un jour, mais pour l'instant, nous n'en sommes guère là. Ansel sourit sous son masque, et sa voix rauque roule d'un accent ancien qui se perd vite quand Ansel se reprend :

« Bonsoir, je cherche le Maître des lieux. Enfin, le propriétaire, se corrige-t-il aussitôt. »

Le visage face au sien lui semble trop jeune pour porter sur ses épaules un tel poids. Il y a méprise, et il n'en saisira point le sens de suite. En attendant, Ansel observe, inspire pour goûter les odeurs de l'hôtel. Difficile à dire s'il juge, ou s'il se méfie. Sous ses mèches, on peut apercevoir l'un de ses (faux) piercings au coin de son arcade, sous les lunettes, on peut y trouver des cernes centenaires. En dehors de sa scène habituelle — les écrans et les fêtes —, il montre plus de faille à se faire passer pour un humain. Et de la jeune personne, il tente de saisir les desseins, la nature. Après tout, les clients de l'hôtel ne sont pas n'importe qui, ou n'importe quoi.

Les jeunes, hein.

Ansel contemple le manège, les sourcils se froncent, le geste est vu. Sous ses lunettes de soleil, on ne voit guère la surprise. Sa méprise est réelle, les excuses absentes. Le numéro de charme n'est pas remarqué, et l'inquiétude sur sa relative célébrité reste plus pesante. Ansel avance d'un pas — c'est silencieux, calme, autoritaire pourtant —, la proposition lui fait hausser les épaules. Il se contente dès lors de remonter les lunettes de soleil, le numéro se déroule. Un tapis rouge de paillettes et de piercing, une voix rauque et chaude, un ton détendu. L'acteur se met en scène.

« Non, ne comptez pas la venette. La peur, je veux dire. Le sourire sous le masque est plein d'illusion, charmeur, mais cela on ne peut le voir. Malgré le déguisement, Ansel est empreint d'une expressivité savamment calculée — le sourire est un réflexe chez lui. En mourant, son souffle s'était arrêté dans sa poitrine. Le réflexe avait tari, et le sourire alors était venu prendre sa place. Il sourit dans toutes les occasions, surtout les plus tristes ; une arrogance face à la mélancolie, la volonté de combattre en jouant le pitre de service. Bon. »

Ansel se rapproche, la jeune personne face à lui, toute colorée de caractère et de cheveux, tout charmeur de sa jeunesse et de ses gestes, l'étonne. S'il savait combien cet esprit juvénile rêvait d'un mieux en travers de cette silhouette adulescente. C'est qu'il ne sait pas, un pas en arrière et un autre en avant, une danse avortée et la curiosité. Voilà, c'est cela. La curiosité et l'inquiétante étrangeté émanant de lui.

« Pour être honnête, je sais que votre hôtel offre des services particuliers, le soupir est contenu, le masque gonfle malgré tout. Qu'on pense qu'un influenceur s'abandonne à certains plaisirs dans des lieux obscurs ne le dérange pas. Qu'on découvre qu'il ait neuf cents ans, c'est une autre paire de manches. S'il ne craint pas les ravages du temps, il craint la lumière superficielle des paparazzi - et ainsi est dévoilé le secret de la jeunesse éternelle ! Ah. Lui aussi rêvasse. Je suis là pour cela, et je préférais qu'on parle ailleurs. Il pose la main sur sa poitrine, et sous sa paume, aucun cœur ne vient battre. Le geste est délicat, marqué d'une noblesse qui a fait son temps. Bien sûr, je ne vous oblige à rien. »

Direct quand on creuse un peu entre les lignes, délicieux quand on voit son air. Contraste entre manière et jeunesse, vieillesse et curiosité.

« Comment puis-je vous appeler jeune personne ? »

La modernité arrive à le surprendre. Ansel veut éviter les fashions faux-pas.

Charlie, voilà donc le patronyme de la jeune personne. Ansel hoche la tête, alors que bien sûr, la question lui est retournée. Un genre de contre Uno de la politesse humaine, et le voilà qui se racle la gorge. On ne voit pas encore son sourire sous le masque, mais peut-être arrive-t-on à le percevoir dans l'énergie de sa voix. Il déclame :

« Enchanté Charlie, nommez-moi Votre Altesse. Pause, son sourire en devient plus grand. Le rire qui éclate à la suite est solaire, là plus pour habiller son jeu d'esprit. Il ajoute : je plaisante, William. C'est très bien. »

Guillaume et William, c'est du pareil au même. Ansel ne prend pas le risque de dévoiler sa véritable identité — celle de l'influenceur, qui sent l'argent et les produits sponsorisés —, ni de le toucher. La main est ignorée, ses yeux se sont relevés sur son visage. Un instant de battement, sans honte ; il ne s'en veut jamais de ne pas risquer le contact. Sa peau est froide, Charlie doit encore jouer de son charme pour qu'il puisse lui faire confiance.

La vérité sur l'hôtel est encore obscure, Ansel se méfie. C'est naturel chez lui de faire le pitre, sans jamais baisser sa garde. Le sous-estimer, c'est déjà tomber dans les pièges tendus. Alors que l’on continue sur cette voie ! Les jugements hâtifs sont ce qui perdra les autres.

Face à la chambre, Ansel prend plusieurs secondes avant d'entrer. Un regard qui se pose partout — la fenêtre condamnée, le lit qui lui arrache un froncement de sourcil, le bureau. Pourtant, il rentre et d'un pas tranquille, il se dirige vers la fenêtre. Il cherche les rayons de la lune, il cherche à sentir l'air sur ses doigts. Sa condition le prive depuis trop longtemps de la lumière, la vraie. Ansel est aussi artificiel que les lueurs des lampes.

Sous ses lunettes de soleil, immobile, statue de marbre, Ansel inspire.

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Quand Ansel se retourne, le numéro continue — on pourrait voir des étincelles, tant cela scintille dans tous les sens.

« Bien, merci pour votre sollicitude, lâche-t-il et le sourire sous le masque est doux. Avant tout, j'ai quelques questions à vous poser, son ton est paternel. Je crois que vous avez compris la nature de ma présence, et pour des raisons personnelles, je ne peux guère vous montrer mon visage, que l'enfant n'apprenne pas que se tient-là devant lui, un influenceur aux centaines de milliers d'abonnés. J'espère que cela ne vous dérange pas, il donne l'illusion du choix, quoiqu'Ansel respecte les homines. Ensuite, voici ma question : comment faites-vous au quotidien ? Il avance, il touche aux affaires autour de lui, notamment le bureau, il y a passé sa main. Si vous nourrissez des créatures telles que moi, ne craignez-vous point l'anémie ? Il remonte les yeux dans ceux de Charlie, les lunettes de soleil cachent la voracité de ses yeux mordorés, mais peut-être que la lumière des lampes en dévoilera leur ombre tentaculaire. Il ajoute : j'ai des besoins très particuliers. »

Est-ce que les promesses sont réelles ? Ansel a plus confiance dans les actes que dans les mots. Depuis le temps, il a appris à manier la prose et l'épée, il sait alors ! Les paroles se choisissent avec soin, l'assurance est là. Le numéro de charme continue, et pourtant, il n'aura jamais la beauté époustouflante d'un Vanitas. Qu'importe, il n'en est pas envieux, à peine indifférent. Il a conscience que Charlie risque plus que lui, si jamais son visage venait être à dévoilé. Pourtant, il n'est pas encore convaincu. Il faudra plus que de jolis vers pour le charmer.

Sous les lunettes de soleil, il y a ses yeux qui chassent les gestes. Une caresse sous le verre, un courant tranquille qui suit différents chemins. L'humain fait des pas, Ansel ne sait point s'il tente quelque chose — et quoi ? —, s'il joue avec le feu. Sa faim est tranquille encore ; cet instant est une épreuve. Pour Charlie et pour lui. Le bureau dont sa main venait en toucher les rainures est à présent occupé. Ah. Les enfants.

La lune éclaire un pan de la chambre, juste un petit peu. Et Ansel se détourne de Charlie pour en contempler les ténèbres repoussées.

Charlie incarne une jeune esseulée et perdue, s'il avait eu son âge véritable, peut-être aurait-il essayé d'avoir les cheveux verts. Ansel l'écoute, son corps se tourne progressivement. L'air détendu, et au-delà de l'apparence très BCBG, il est surtout un prédateur caché sous les traits de la politesse. Un homme dans le corps d'un plus jeune. S'il s'enquiert autant du bien-être physique des donneurs et des donneuses, ce n'est point par empathie. Plus par paternalisme.

« Vous devriez consommer du foie de veau, propose-t-il alors en fixant Charlie. S'il doit lever le regard pour le jeune homme, il n'en ressent aucune honte. Il me semble que c'est riche en fer, et mangé après chaque “don”, si je peux dire cela ainsi. Enfin, j'imagine que je ne vais rien vous apprendre, dit-il sur le ton d'une excuse. Ansel ne décide encore de rien. Comment faites-vous ? Il se rapproche alors dans un grand pas. Il lève la tête vers le jeune homme qu'il continue d'étudier à travers ses lunettes de soleil. N'êtes-vous point en train de jouer avec le feu ? Mes congénères ne sont pas tous aussi consciencieux. Cette remarque est spontanée entre ses lèvres, il l'aura pensé à voix haute. Et comment recrutez-vous vos donneurs et donneuses ? Ah. La curiosité l'emporte, Ansel ose questionner. Vous n'êtes guère obligé de répondre à tout, il montre ses paumes en signe de paix. Il n'est qu'à deux pas de Charlie, respectant son espace personnel — et au moindre signe d'inconfort, il s'écartera. Quant à mes besoins, mh... c'est alors qu'il baisse légèrement ses lunettes, révélant par la même occasion la cicatrice sur sa main, et ses pupilles mordorées. À la lumière, on dirait de l'or cousu sur du bois. Je pense que vous y seriez tout à fait disposé à les satisfaire. »

Quelques-uns des vôtres.

L'information ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd ; ce n'est guère étonnant. Tous les moyens sont bons pour garder un secret, alors Ansel étudie les réactions de Charlie. Et les personnes ne voulant pas garder le secret ? Et ceux et celles qui le fuyaient ? Non. Ansel n'est point naïf, il imagine sans mal comment ces humains-là auraient pu finir. La suite lui donne un début de réponse, et d'autres questions. Les plus carnassiers, une pièce pour. Il affiche un air boudeur sous le masque, quoique Charlie ne peut rien voir encore ; c'est qu'il pense aux Carnis, et s'il pouvait encore frissonner de dégoût, c'est bien une décharge qui aurait parcouru tout son corps.

Du reste, Ansel est sur le point de remonter ses lunettes de soleil. Son geste est suspendu, le contact manque de le faire reculer d'un pas. Malgré ses presque neuf-cents ans — huit-cent-quatre-vingt-dix-huit s'il vous plait, il n'a encore point soufflé sa dernière bougie —, le Vesperi s'étonne encore. Une pensée fugace pour Catherine frappe ses souvenirs, mais il ne se laisse pas démontrer. En vérité, s'il est perdu, il met cela sur le compte du jeune âge de Charlie. La proie qui cherche à s'amuser avec le prédateur, l'insouciance d'une vie qui termine trop vite, ou bien, la tentative de contrôle. Ah. Les jeunes. C'est ce qu'il pense encore.

Est-ce que c'est du flirt ? L'appât du gain ou du danger ? Le plaisir que certaines jeunes personnes peuvent ressentir sous la morsure ?

Ansel le laisse s'aventurer, placide.

Il y a son parfum, la chaleur de sa peau. Au bout d'un moment, Ansel lui attrape délicatement le poignet pour mettre de l'espace, il le relâche aussitôt.

« C'est peut-être les réseaux sociaux ou la modernité, mais vous autres les jeunes, vous y allez vite en besogne. Son ton n'a rien de colérique, plus grave que tantôt ; il n'y a pas de reproches, un constat, un peu de bienveillance sans doute. Ansel laisse les autres interpréter sa verve, car encore une fois, ce sont les actes qui en racontent le plus. Dites-moi, jeune homme, que cherchez-vous avec la création de cet hôtel ? La curiosité attisée, le geste est déjà oublié. La Bête en lui doit rester calme. Il lui envie sa vie, au gamin. Faîtes attention, une mise en garde sincère, carnassière et Carnis, non. Ansel n'est pas sûr, pourrait-il s'agir des Immanis ? Il ne doit point le forcer à s'ouvrir — ils ne se connaissent pas, la confiance ne se fera pas d'un claquement de doigts. Que savez-vous de nous, dites-moi ? »

Allons, commençons ainsi.

Ce n'est pas du garçon dont Ansel a peur. Ce n'est pas de lui non plus, après tout, il est vieux. Non. Bien sûr que non, son sang est haut ; il n'est pas comme tous les autres — malheureusement. Ce n'est pas non plus de la Cour dont il a peur ni des qu'en-dira-t-on.

Il n'a peur de rien.

(Tu réclames le Soir, il descend, le voici)

Ansel suit Charlie du regard se déplacer vers le lit, sous le masque et les lunettes, il peut relâcher son sourire. On ne peut voir le sérieux de ses traits sous ses verres, on ne peut voir qu'il est attentif et que les paroles du garçon sont soigneusement enregistrées. Sa mémoire lui fait parfois défaut, quand on vit aussi longtemps, on en revient à douter de la véracité de sa propre histoire. Pourtant, toute son ouïe est concentrée sur le jeune homme. Il ne semble point idiot ; un attrait particulier pour le danger, la recherche de contrôle. Les homines ont chacune leur mécanisme de survie, et Charlie est forcé — ou non ? — de s'adapter aux monstres parcourant Arkham.

Il y a une ombre, projetée dans son regard, quand il mentionne Regeneratio. Ses fuites constantes de cet Ordre, la mort de Catherine encore présente dans sa mémoire. La trahison d'Estienne qu'il avait eu en haute estime. Regeneratio est un danger, même pour Charlie. Ansel ne laisse jamais trop longtemps ses véritables émotions s'exprimer, elles sont rapidement enfouies. Alors le voilà à répondre, placide :

« Si Regeneratio apprend pour votre petit commerce, vous serez exécuté mon cher ami. »

Il y a de la douceur dans la voix, un ton susurrant, là pour camoufler la réalité. Pas qu'il serait triste d'apprendre la mort de Charlie, ni surpris. Le reste des informations est ingéré, si bien qu'Ansel croit cerner quel type de clientèles vient parader dans l'hôtel. Charlie a toute son attention, et oh combien, celle-ci est particulière.

« Vous pouvez cesser de m'appelle Votre Altesse, l'ordre passe dans une suggestion — l'illusion du choix —, William est un beau prénom. »

Du reste, Ansel se rend compte que cela faisait longtemps qu'on ne l'avait pas renvoyé à une quelconque beauté. Ce n'est pas désagréable.

« Pour vous répondre, je ne crois pas avoir vu ce genre d'établissement. Mais je viens d'un autre milieu. Ansel a des standings, voyons, des attentes. Il se rapproche d'un pas feutré, ses baskets couinent sur le plancher. Pour le reste, ma foi, l'arrogance est innée chez certains d'entre nous. Il n'y échappe pas, parfois son ego prend toute la place — là pour amuser, faire rire, ou titiller la colère d'autrui, mais c'est surtout son rang de toujours. Vous êtes vif, alors prenez garde. La curiosité tue le chat, comme on dit. »

Le contrôle, c'est cela. Que sa famille reste omniprésente. Ici, ou ailleurs. Dans les affaires de la Cour ou dans celles des humains. Le savoir, c'est le contrôle. Ansel le sait trop bien. Il range alors les mains dans ses poches, avec nonchalance, il se tient devant Charlie.

« Comment avez-vous connu notre espèce ? »

Les questions toujours, il ne cherche pas à meubler. Il veut savoir, tout comprendre. Contrôler. Du ton de sa voix, jusqu'à sa façon de bouger. Ou de regarder.

La vacuité humaine, c'est cela. Le fil mince et délicat, qui s'étire au-dessus de la flamme. S'il ne se brise pas, ce sera le feu qui le consumera. Il y a quelque chose de tragique dans le destin formulé par son vis-à-vis, un certain fatalisme qui lui rappelle ses premières années en tant que Vesperi. Ansel s'est vu mourir plusieurs fois. Quand Isobel avait brisé le tabou, quand Catherine s'était écroulé·e, quand il était revenu chez lui pour ne rien retrouver. Et maintenant ?

Le monde de la nuit, où la fête continue jusqu'au petit matin. Où les siens se mêlent au visage enfantin des humains, avec l'ivresse d'un moment partagé sous une alcôve. Ansel ne cache pas son sourire, il l'écoute et il l'entend. L'histoire du squat fini gravé au sein de sa mémoire ; un chapitre intitulé « Charlie et l'hôtel, le nourrisseur ».

La violence des autres ne lui va pas au teint. Ansel n'est pas dangereux, du moins jusqu'à une certaine mesure. Il s'acclimate seulement de la modernité, et de son temps. Charlie n'est pas si différent ; il cherche à survivre avec le peu de moyens qu'il possède. Il ne sera pas surpris d'apprendre sa mort un jour.

« Mmmmmh ? Ansel bat des cils, il redonne au petit toute son attention. Il semble ailleurs, ou bien la comédie est bien là. Il lâche un “humpf”, suivi d'un haussement d'épaules. Ah oui. Le flirt, les numéros de charme, d'autres outils pour survivre. Oh. On en est là ? Ansel replace le masque — celui sur sa peau, qui cache juste le visage —, avant de balancer : j'ai tout mon temps, soyez patient. Suivi d'un rire grave, ponctué de charme. Ansel ne cache pas qu'il est à la pêche aux informations. Je ne fais jamais de promesse que je ne peux tenir, mais ne vous en faites pas. Que rajouter ? Ansel pourrait le dévorer, là, maintenant, planter ses crocs. Mais ce n'est pas ce qu'il veut. Il continue de fouiller. Quelle est la contrepartie que vous avez demandée aux autres ? Pour protéger cet endroit ? Il ne cache pas ses questions, il avance encore. Un pas après l'autre. Je me demande... quel serait l'intérêt ? Oh. »

Contrôler l'information. Savoir qui rentre et qui sort. S'assurer des visages venant par ici, se nourrir bien évidemment. Mais encore ? Ansel n'est pas aussi bon qu'il aimerait, et il sait que les autres Vesperis n'auront pas non plus une place de choix au Paradis. Du reste, il ne menacera pas Charlie de lui dévoiler la vérité.

Pas maintenant, pas tout de suite. Patientons. Il n'offre pas sa protection pour des prunes, le plan se met en place. Tout doucement.

Ansel est comme toujours sûr de lui. Il ne peut guère se permettre de douter.

Peut-être qu'il lui demandera d'éteindre bientôt la lumière, révéler son vrai visage. Maîtriser la Bête.

Oh.

Charlie montre les crocs, on dirait un chaton qui apprend à griffer. Ansel ne s'en offusque pas, il écoute la doléance avec placidité. Est-ce de la peur ? Est-il vexé ? Il ne le connait pas suffisamment pour mettre le doigt sur les émotions qu'il lui partage. Au fond, le petit l'amuse. Peu de choses parviennent à l'atteindre, il en oublie parfois le goût de la tristesse et de l'égo bafoué ; il y a un peu de jalousie au fond. Son sourire n'en devient que plus grand sous le masque, et ses yeux ne quittent pas le visage de la jeune personne face à lui.

Sa seule réponse est un autre rire. Il est rocailleux, sonore, et il s'arrête aussitôt. Ansel se rapproche de Charlie, obligé de lever la tête en sa direction. Ah bon sang. Il aimerait savoir ce qu'on met dans la nourriture de cette génération pour qu'als * soient si grand·es.

« Vous aviez raison sur un point, nous sommes des créatures arrogantes, souffle-t-il d'une voix chaude. Certain·es plus que d'autres, un autre haussement d'épaules pour accompagner ses paroles. La nonchalance dans l'attitude, le sourire dans la voix. Toutefois, si je demandais cela, c'était bien pour savoir quelle contrepartie moi-même pourrais-je en tirer. Il recule alors, il se détourne — une pirouette délicate malgré toute la grossièreté qu'on prête à son personnage —, le voilà se dirigeant vers le fin trait de lumière lunaire. Avez-vous peur, Charlie ? »

Ansel y passe encore ses doigts, dans cette lueur sélène. Puis il se retourne de nouveau - la danse continue, un pas en avant, le bois qui craque sous sa semelle. Il se rapproche encore de Charlie, et cette fois-ci, il franchit la limite de son espace personnel. Un grand pas en avant, son menton qui se relève pour le fixer dans les yeux à travers ses lunettes de soleil. Il sort alors sa main droite sa poche, la marque de brûlure est avalée en partie par les ombres. Son index glisse sous son menton — contact délicat et ferme à la fois, froid comme une brise —, et il lui fait tourner la tête sur le côté pour inspecter son cou. Ansel se redresse — certains diront qu'il se met sur la pointe des pieds —, avant d'ajouter :

« Mmmmh... je me demandais, comment traitez-vous vos plaies ? Il appuie alors sur la jugulaire, avant de retirer ses doigts et de reculer. Ne risquez pas les infections mon cher ami en vous faisant goûter aux mêmes endroits, un conseil ou de la quiétude qu'importe, ce sera à Charlie de décider. Du reste, on peut mordre ailleurs. Il se laisse retomber, puis un autre pas en arrière. Je ne vous demanderais pas le monopole sur cet endroit, mais prenez garde, certains monstres sont plus affamés que d'autres. D'ailleurs, vous ne m'avez pas donné vos tarifs. »

Est-ce que cet enfant-là connait la peur ? Ne cherche-t-il pas à provoquer sa propre fin en traînant entre les griffes et les crocs des Vesperis ? Charlie l'intrigue à bien des égards.

* Je flex mes cours d'ancien Français, c'est un pronom neutre comme iel.

Le tableau que l'enfant tire de sa fin lui arrache une moue. Ansel ne juge pas comment Charlie souhaite finir, mais il y voit ici un certain drame. Il n'est pas barbare au point de vouloir entendre ce genre d'atrocité - les membres arrachés la torture avant qu'on abaisse le rideau sur son existence. Peut-être est-ce un mouvement d'humeur de sa part, peut-être aura-t-il franchi les limites, Charlie perd de ce caractère agréable et propre à sa jeunesse, et qui le rendait charmant. Néanmoins, Ansel ne s'en offusque pas. Il ne ressent ni colère ni vexation. En vérité, il apprécie toutes ces émotions qui viennent habiller son joli minois ; il lui semble aussi terriblement plus vrai. Plus humain.

Alors Ansel encaisse, et accepte le catalogue. Les sourcils se froncent, le voilà tout intrigué de lire ce que le garçon propose. C'est détaillé, à l'image du corps plus tôt dévoilé - et qui là aussi lui aura arraché autre chose qu'un sourire, comme si tout au fond de lui, Ansel avait mal rien qu'à regarder les traces de morsure. Le voilà pensif, le voilà qui soupire :

« Intéressant, le compliment est réel. Et intriguant, son index passe sur les lignes, tandis qu'il ajoute avec nostalgie : de mon temps, les messes se faisaient en Latin. »

Ansel pourrait pousser Charlie dans ses retranchements, le menacer, l'agresser ; une part de lui qu'il répugne férocement, tant l'appel de la Bête se fait de plus en plus violent. Mais ce n'est pas ce qu'il cherche. Non. Qu'elle reste tranquille.

« Imaginons que je vous envoie l'un de mes hommes, il pense à Fulbert son serviteur de toujours, et qui n'aura de cesse de démontrer son agacement face à sa énième lubie, et qu'une journée de travail équivaut à... je ne sais pas ? Cinquante dollars ?* Les chiffres n'ont jamais été un problème pour lui. Pas pour les petites gens. Ansel n'y connait rien. Qu'il reste quatre heures par nuit à surveiller l'hôtel, trois à quatre fois par semaine, cela vous plairait-il ? Divisés par deux, cinquante dollars deviendront dès lors vingt-cinq dollars. Il faudra le nourrir, bien sûr, Ansel rend le catalogue à Charlie. Malheureusement, la maison ne prend pas de chèque-déjeuner, le sourire s'entend dans sa voix, Ansel se trouve excessivement drôle. Si vous acceptez bien sûr de lui partager votre joli cou, ou ceux d'autres. »

Ansel range les mains dans ses poches, il se lève sur la pointe des pieds et se laisse retomber aussitôt.

« Et je viendrais m'enquérir de votre état, de temps en temps. Du moins, si vous arrivez à supporter mon abominable présence. »


* Je me suis totalement basé sur le SMIC

Bien.

Par curiosité, Ansel serait capable de faire les choses gratuitement. Mais cela risquerait de titiller la méfiance du jeune homme face à lui, et Fulbert lui voudra encore de lui confier une mission qui sort de son rang. Conscient que son serviteur le supporte péniblement, il aime le lui rappeler que c'est lui qui donne les ordres. C'est un coup d'estoc métaphorique porté au mépris qu'il ressent chez lui.

Charlie déballe ses offres, ses contre-propositions, et Ansel écoute et sourit encore sous son masque. On peut le voir hocher la tête, quoiqu'un léger soupir s'écrase contre son masque quand il parle de poche de sang. Ce serait une proposition simple, malheureusement, les siens ne peuvent se nourrir ainsi. Plus qu'à espérer que Fulbert ravale son mépris, et parvienne à prélever du sang directement à sa source sans qualifier les donneurs et donneuses de vermines.

Ansel se rapproche, c'est à son tour de se laisser tomber sur le lit. Il s'assoit d'abord, avant que son corps ne tombe sur le matelas. Les mains croisées sur le ventre, il prend le temps de répondre. Il croise une jambe en carrée sur son genou, loin de la prestance qu'il se donne habituellement.

C'est d'abord un rire grave, et doux pourtant. Puis ce sont des mots :

« Ok boomer, il y a de la joie dans sa voix, il ne se vexe jamais. Prélevez donc lui sur sa paie, et cela lui apprendra un peu la vie, songe-t-il. Je viendrais voir si tout se passe bien, une promesse et s'assurer que Fulbert n'en fera pas des siennes. Vous aussi, vous êtes charmant. Pause. Ensuite : j'imagine que ce n'est pas difficile d'en rencontre des plus abominables, ou des plus vulgaires. Ansel préfère que Charlie ne sache pas qui il est vraiment — influenceur ou membre élevé dans les rangs des Patricius ? —, il gonfle la poitrine. Il aimerait sentir son souffle dans ses poumons, mais il n'y a que le vide. Ma curiosité est parfois débordante et malhabile, je crois bien que je suis fasciné par tout le “comment” de cet endroit. Au-delà de l'aspect commercial, c'est le côté logistique qui m'attire. Et les conséquences. Promis, je vais bientôt m'arrêter. Le sourire sous le masque qu'on perçoit dans ses paroles. Comment le vivez-vous ? Vous semblez résilient mon jeune ami, mais ô combien fataliste face à votre propre sort. »

Ansel ferme les yeux. À montrer trop d'empathie, il espère que Charlie n'en aura point peur. C'est que le petit a de la ressource, et Ansel a conscience d'être un monstre à côté de lui. Il laisse le temps se suspendre, la faim s'étire. Et il continue encore de lutter. De l'intérieur. C'est qu'il n'aime pas les vies sacrifiées inutilement, c'est qu'il craint parfois de perdre le contrôle.

Non. Tout va bien.

Il faut que tout aille bien.

« Votre prix sera le mien, décide-t-il alors. Je vous laisse choisir l'endroit. »