Lorsque la porte de son appartement claque, guidée par un mouvement empreint d’une éternelle lassitude, Gabriel accorde une pensée à la situation.
Pourquoi diable s’infligeait-il le calvaire d’une entrevue professionnelle sur l’un de ses rares jours de congé ?
Une journée qu’il n’avait, étrangement, pas imaginé comme le théâtre de son inlassable chasse aux Vesperis.
Pourquoi donc s’était-il décidé à quitter le confort d’une pièce peu meublée et d’un canapé imprégné d’une odeur de tabac froid un samedi en après-midi ?
Parce qu’elle le lui avait demandé, bien sûr.

Gabriel n’était pas certain de la manière dont il percevait réellement Saoirse.
Une personne qui avait su déceler son talent avant les autres ?
Un infatigable bourreau de travail ?
Un valet qui n’avait étrangement pas mis un point d’honneur à se montrer la plus désagréable possible avec lui ?
Peu importe, au final, puisque ses pas le menaient enfin à l’entrée du café auquel ils s’étaient donnés rendez-vous.

Il était peu surprenant de la voir déjà attablée, à s’occuper d’un administratif barbant et chronophage.
Gabriel n’avait pourquoi pas l’impression d’être arrivé en retard.
Avait-elle passé tout le début de sa journée ici ?
Après avoir poliment salué le serveur à l’entrée, le Chevalier se dirige jusqu’à la table du Valet.
Les salutations sont formelles, donnent l’impression d’un entretien d’embauche.

On est samedi, il fait beau et c’est mon jour de repos. Encore heureux que tu offres.

Dit-il en s’asseyant en face d’elle.
Hoche la tête lorsqu’elle évoque un café noir.
Le regard se pose, curieux, sur Saoirse.

Vu l’accueil, je suis presque sûr que tu ne m’as pas demandé de venir ici pour qu’on se raconte nos secrets.

Ajuste le nœud de sa cravate, repose son bras contre le dossier de sa chaise et croise les jambes.

Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

Le Chevalier affiche un regard gêné lorsque Saoirse souligne le fait qu’il eût refusé sa proposition de devenir un serviteur de Soren.
Ce n’est pas tant qu’il ne tenait pas en estime Soren - ou bien Saoirse elle-même - mais il n’avait vraisemblablement pas été en mesure de s’imaginer au service de l’Arcane du Pape.
Premièrement parce qu’il n’était pas convaincu de ses qualités d’espion, ce qui aurait fait de lui un bien mauvais représentant pour les bâtons, mais aussi car cela lui aurait empêché de mener le raid meurtrier sur la Bergerie.
Et si les bâtons étaient un élément important de toute enquête, bien souvent plus responsable que les épées d’une chute d’organisation, il voulait être celui qui enfoncerait sa lame dans le corps de Darcy et Yael.

Gabriel était malgré tout en mesure de comprendre la déception de Saoirse à son sujet, jusqu’à l’amertume, mais ne voulait pas lui donner plus de raison de lui en vouloir.
Alors il ne relève pas la pique qu’elle lui adresse.

Sa demande se clarifie et fait hausser un sourcil au jeune homme.
Était-il réellement qualifié pour appuyer la candidature de qui que ce soit au poste de Chevalier ?
N’était-ce pas un rang important qui relevait de l’envie du souverain lui-même ?
Saoirse possédait-elle tant d’influence auprès du représentant de l’Arcane du Pape ?

Lorsque son café lui est enfin servi, Gabriel agite la tasse de gauche à droite pour faire remuer le liquide.
Hausse les épaules.

Flatté, Saoirse. Vraiment. Mais il y a quelque chose que je n’arrive pas à comprendre, avec ta demande.

Pose un regard fatigué sur son interlocutrice.

Les Épées regorgent de bons combattants, ils sont habiles de leurs mains et n’ont pas peur de se jeter dans un combat contre plus fort qu’eux. Mais ils sont aussi impétueux, arrogants et parfois franchement puérils. Ce n’est pas vraiment le type de personne qu’on peut mettre en planque en attendant que quelque chose se passe. Eux, ce qu’ils veulent, c’est mourir au combat.

Léandre était d’ailleurs, en ce sens, une parfaite itération de cet état d’esprit.
Dégageait quelque chose qui donnait l’impression que cet Homme ne tomberait pas autrement qu’au combat, au milieu des cadavres de Vesperis.
Une vision qu’il pouvait difficilement transposer sur Soren, pour le peu qu’il l’avait vu.

Je ne doute pas que les Bâtons sont eux aussi un vivier talent, pas plus que je ne doute de ta capacité à t’en rendre compte. Pour tout dire, je pense même que tu n’aurais besoin de personne pour convaincre l’un d’entre eux de devenir le Chevalier de Soren. Alors, pourquoi rechercher une Épée pour remplir ce rôle ? Pourquoi passer par moi ?

Porte finalement son café à ses lèvres.

Pourquoi est-ce que tu as absolument besoin d’un combattant ?

Heureusement, Gabriel avait été en mesure d’avoir un aperçu de la personnalité de Saoirse.
Sinon, il aurait été capable de croire qu’elle tenait ce discours uniquement pour le charmer et le convaincre de rejoindre Soren.
Mais elle n’était pas le genre de personne à se perdre dans la flatterie, Saoirse plus factuelle que émotionnelle.
Le Chevalier esquisse un sourire.
Maintenant qu’il avait identifié avec plus de précision la demande du Valet, il était en mesure de laisser tomber la vigilance.
Vraisemblablement, son interlocutrice ne voulait l’embarquer dans aucun bourbier.

J’avoue avoir pensé que tu étais plutôt le type de personne à ne s’entourer que de ceux qui lui sont similaires. J’avoue m’être trompé.

La pensée le traverse un instant qu’au vu de l’attitude de Saoirse, il aurait été tout à fait agréable de travailler avec elle.
Non pas qu’il n’appréciait pas travailler en compagnie de Léandre ou Colombe, mais cette dernière était souvent difficile à sonder tant sur ses intentions que sur l’attitude.

Prend finalement une gorgée de son café avant de le reposer sur la coupelle.
Laisse émaner un léger murmure de satisfaction tandis qu'il revisite les profils remarquables qu'il a repérés parmi les membres des Epées.
Le vide total.

J’aimerais, tu peux me croire. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir repéré qui que ce soit en mesure de vous satisfaire, toi et Soren. Désolé pour la déception.

Le regard levé dans un dernier instant de réflexion.
Gabriel abandonne, finalement.
Saoirse saurait peut-être lui présenter elle-même des profils qu’elle aurait repéré au préalable ?

Ça ne veut pas dire que je refuse de te filer un coup de main à ce sujet. J’ai compris tes intentions, alors je ferais en sorte de te présenter les Épées qui peuvent t’intéresser. Je n’ai rien d’un chasseur de tête, mais je peux essayer. C’est d’accord pour toi ?

Penche sa tête sur le côté.

Ce sera tout ?

C’était en partie rassurant de constater que Saoirse savait de temps à autre tenir une conversation en dehors du cadre professionnel.
Si le Chevalier ne s’était jamais vraiment lié à elle par le passé, c’était en partie parce qu’elle ne lui avait jamais adressé la parole autrement que pour obtenir quelque chose en lien avec les Regeneratio ou Soren.
A sa déclaration concernant ce qui pouvait le passionner ou non, Gabriel s’amuse.
Avait-elle seulement la moindre idée de ce qui pouvait effectivement éveiller de la passion chez lui ?

Termine son café alors que son esprit s’adonne à une réflexion sincère.
Était-ce judicieux d’évoquer ce par quoi il était obsédé depuis plusieurs nuits ?
Un sentiment perturbant de ne pas se connaître lui-même, de se méprendre sur quelque chose.
Il avait bien tenté de contacter son père, dernièrement, mais il s’était absenté de la résidence familiale de Boston, selon les dires de la voisine.

Cette même intuition lui avait fait dire que son père n’était finalement pas si éloigné de lui, peut-être même présent à Arkham, mais s’il était un bon combattant Gabriel n’en était pas moins un piètre enquêteur.
A vrai dire, il ne savait même pas où chercher.

Il y a peut-être une chose sur laquelle tu pourrais m’aider, Saoirse. Comme dit précédemment, nos forces sont différentes. Et si je n’affectionne pas particulièrement l’idée d’être redevable, je suis obligé d’admettre que… Je patauge complètement dans ce qui est ton domaine de prédilection.

Éventuellement, Gabriel aurait été en mesure de demander l’aide de Colombe à ce sujet, mais cette dernière semblait particulièrement occupée en compagnie de Léandre depuis quelque temps.
Qui plus est, il se passerait bien des éventuelles moqueries qu’elle pourrait lui adresser.
Saoirse était le Valet en charge des bâtons, n’est-ce pas ?
Trouver un simple humain ne devrait pas être si difficile pour elle, si ?

Je me pose quelques questions, dernièrement. Ça peut te sembler un peu risible mais j’ai des fois l’impression d’être… Etranger à mon propre nom. J’aurais aimé adresser des questions à mon père à ce sujet, mais il est dernièrement introuvable.

Le regard s’intensifie.

Tu serais en mesure de le retrouver pour moi ?

Globalement, que sais-tu sur ton père ?
Et la question lui fit manquer une respiration.
Car lorsqu’elle passe en revue les différentes informations dont elle pouvait avoir besoin dans sa recherche, une évidence le frappe soudain.
Avait-il jamais su quel était le métier que pratiquait son père ?
Aussi loin qu’il eût été en mesure de remonter ses rapports avec son paternel, Gabriel n’avait pas l’impression de l’avoir jamais vu exercer quelconque métier.
C’était un ancien sportif, il en avait la certitude pour avoir observé toute son enfance les trophées qu’il avait été en mesure de remporter ainsi que la méthodologie transmise à travers la pratique de l’escrime.
De fait, il était également un entraîneur compétent.
Qu’en était-il de la suite ?

Une sorte de gêne vint fendre son visage.
Le Chevalier hisse la tasse jusqu’à ses lèvres afin d’en vider le contenu, marqué au silence.
Un débit de parole bien moins soutenu que celui de son interlocutrice.

Solphim Callahan, 51 ans; En ce qui concerne son activité professionnelle… Je n’en sais rien.

Cela pouvait sembler stupide.
C’est sûr que ça semble stupide se dit-il.
Et Gabriel avait horreur de passer pour un idiot.
Transmettre des informations erronées à Saoirse paraissait pourtant comme une encore plus mauvaise idée.

Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis plusieurs mois, mais je n’avais pas tenté d’entretenir le contact jusqu’ici, alors je ne saurais pas dire depuis combien de temps il a quitté Boston. J’ai encore son zippo.

Le jeune homme enfonce sa main dans la poche intérieure de sa veste, du côté gauche, pour lui présenter un zippo de couleur argenté.
Celui-ci n’était plus alimenté en gaz depuis plusieurs années et Gabriel le conservait plus par nostalgie que véritable praticité - il lui arrivait de le manipuler de temps à autres, pourtant, particulièrement depuis qu’il avait commencé à se poser des questions sur son nom.

La main plonge une nouvelle fois dans sa poche pour faire sortir son portefeuille.
En une fouille succincte, il fait sortir une photo de ce dernier.
Elle était plutôt gênante - Gabriel y apparaissait comme un enfant étrangement excité de prendre une photo avec son père - mais il était inutile de la dissimuler.
D’un geste vague il l’envoie dans la direction de Saoirse, au niveau de sa tasse à café.

C’est tout ce que j’ai en terme de photo, mon père n’était pas un grand fan et ses photos de mariage avec ma mère sont restées à Boston. Je ne suis pas convaincu qu’il soit sur les réseaux sociaux et si c’est le cas, alors je ne suis pas au courant.

Une courte pause.

Tu m'appelleras ?

Le sérieux qu’elle adoptait pour traiter sa demande était particulièrement rassurant.
Ce n’était pas étonnant d’imaginer quelqu’un comme Saoirse faire preuve d’implication dans une mission officielle mais la voir ainsi s’intéresser pour une requête tout à fait personnelle lui faisait, sans qu’il le dise, chaud au cœur.
Lorsqu’elle eût terminé d'inspecter le zippo, de le prendre en photo, Gabriel s’empresse étrangement de le remettre dans sa poche.
Sans même en comprendre les raisons, Gabriel ne voulait pas être séparé de celui-ci.
Depuis quand avait-il ce zippo ?

Les questions reprennent et abordent désormais des sujets un peu plus sensibles.
Pourtant le Chevalier ne se sentait pas de faire de la rétention d’informations.
Il emboîte donc à la suite de ses questions.

La dernière chose dont nous avions discuté concerne ma carrière sportive désormais au point mort. C’était mon entraîneur, tu sais ? Non, bien sûr que tu sais pas. Voilà les coordonnées personnelles que j’ai de lui. En date, il ne répondait plus à son téléphone et je suis tombé en boîte vocale. Peut-être qu’il a bloqué mon numéro ? J’en ai aucune idée.

De quelques manipulations sur son téléphone, Gabriel avait transmis les informations demandées par Saoirse.
Restait les raisons de cette recherche.

Je veux le retrouver parce que j’ai des questions… Au sujet de mon nom.

Gabriel se racle la gorge.
Se relève ensuite.

Merci pour ça, Saoirse. C’est gentil de ta part. Je m’en souviendrais.

Lui adresse un sourire amusé.

Tu vois que tu peux être sympa, quand tu veux. A la prochaine.

Lui tourne le dos et agite sa main en l’air pour la saluer.
Quelques secondes plus tard, Gabriel avait quitté le commerce, dans l’attente de nouvelles informations de la part de Saoirse.