1997 – 2009 / 3 ans à 12 ans Les mots ne sont pas simples à trouver pour exprimer ce que tu ressens, enfant. À l’école, tu as beaucoup d’amis, les filles t’aiment bien, mais tu préfères jouer avec les garçons. Tu te sens « plus comme eux ». Ce n’est pas une question de préférer jouer aux voitures plutôt qu’aux poupées – parce que toi, tu joues avec tout, selon ton humeur. C’est plutôt… le comportement ? Les centres d’intérêts ? Les affinités ? On dit toujours « qui se ressemble s’assemble » ? Vraiment, ce n’est pas quelque chose que tu peux expliquer avec des mots. Cela ne te viendra que plus tard.

Et puis, en parallèle, tu continues la danse. Tu adores ça. C’est… ta passion. Tu apprends, au fil du temps, à faire ton chignon toi-même, tu ne veux plus, au fil des ans, que ce soit maman qui le fasse. Son enfant grandit, elle le sait, elle le voit. Elle ne s’inquiète pas.

Tu es garçon manqué, la seule chose qui fait qu’on t’appelle « mademoiselle », ce sont tes cheveux longs – parce que les cheveux longs, c’est que pour les filles ? Tu trouves ça stupide, très vite, déjà. Ce ne sont que des cheveux, que des poils. Tu aimes bien quand on t'appelle "jeune homme" ou "garçon". Enfin, ça ne te dérange pas. Est-ce que vraiment tu aimes bien ? Tu n’aimes pas les jupes – tu tolères simplement les collants et les justaucorps pour la danse. Autrement, tu hais ça. Tu préfères souvent t’habiller au rayon garçon : c’est plus confortable, maman !
Tu aimes bien regarder les garçons danser, à l'école. Tu trouves que c'est très impressionnant. Tu aimerais bien faire pareil, mais on te dit que les filles ne dansent pas pareil. Ca fait des années, qu'on te le dit. Alors bon, toi, tu te dis qu'ils savent mieux et qu'ils ont raison, les professeurs. Mais tu aimes, quand même, regarder les garçons danser.

Et puis, comme tu grandis, maman estime qu’il faut avoir quelques conversations. On te parle de la puberté. Que ton corps va changer. Tu as dix ou onze ans, tu ne sais plus trop – est-ce si important ? Mais tu te souviens que ça t’a terrifié, tout à coup. Ton corps allait changer pour ressembler à … ça ? Tu n’aimais pas l’idée, mais tu ne savais pas pourquoi. Tu ne comprenais pas.

En même temps, à l’époque, internet, ce n’était pas trop ça…

Et puis, on t’a fait ta première réflexion sur ton poids. Pourtant, tu n’es pas grosse, on arrête pas de te dire que es jolie. Fine. Mince. Mais pour ta professeur de danse et pour ton école de danse en général, tu vas devoir perdre quelques kilos si tu veux pouvoir, toi aussi, avoir tes premiers chaussons pour commencer à travailler sur pointes.

Et toi, tu rêves d’être sur pointes.

Alors, cette année de 2009, tu ne voudras pas de gâteau pour ton anniversaire, tu commenceras à faire des réflexions sur les repas fais par maman, et te forceras à ne pas finir ton assiette. Tu dis juste « je veux faire attention pour perdre un peu et pouvoir m’améliorer sur les pointes ». On ne s’inquiète pas trop. On trouve cela « amusant ». On n’a pas conscience. On trouve que tu es très mature pour ton âge. Tu ne vas que sur tes douze ans.

2009 Tes premières règles. Tu es à l'école. Alerte rouge. Panique. Pleurs. Des grosses larmes qui s'écoulent sur tes joues. Tu as honte ? Tu as peur. Tu n'aimes pas. Peut-être parce qu'à la danse, c'est un gros sujet aussi. Et pourtant si tabou. Et tout le monde en rit comme si c'était honteux de les avoir. Tu es confuse. tu finis par joindre ta mère, qui quitte son travail pour venir te chercher. Tu as honte, ton sweat autour des hanches pour cacher les tâches.
Une nouvelle conversation. Elle semble comprendre ton émoi. Mais... elle ne comprend pas vraiment, en fait. Parce que c'est plus compliqué qu'une simple honte de s'être tachée.
C'est littéralement le début d'un cauchemar, pour toi.

2009-2014 Les hormones. La croissance. Tu grandis. Tes formes s'affinent. Ta poitrine pousse. Le regard des autres changent. Celui de tes amis. De tes amies. Des gens dans la rue. On ne t'appelle plus monsieur. Tu n'as plus que du mademoiselle. Tes amies veulent te forcer à porter des jupes. Des robes. Du maquillage. Petit à petit.
Toi, tu aimes toujours regarder les garçons danser.
Tu es sur pointes, maintenant. Mais contrairement à tes camarades filles, tu ne veux pas danser avec eux. Tu veux danser comme eux. Mais tu n'as pas le droit. Tu es une fille. Et tu ne peux pas insister : cela voudrait dire qu'on te mettrait à l'écart. Que tu ne danserais plus. Tu ne veux pas... arrêter de danser pour une... comment ils disent ? Lubie ?

Mais au fond, tu as toujours su que ce n'était pas qu'une lubie.

Et plus ta croissance s'effectue, plus ta puberté avance, plus tu le vis mal. Cette poitrine t'obsède, dans un sens négatif. La pression assignée par le genre te rend malade. Tu te sens constamment comme un ballon de baudruche sur le point d'exploser et pour te soulager, il te fallait... expulser un peu d'air.

Et la réflexion d'un de tes amis gay te fait fondre en larmes, quand tu rentres chez toi. Toi, garçon manqué et lui, très efféminé. Vous faites un drôle de duo. Et il l'a dit, pour rigoler.

"C'est marrant, je suis sûr qu'on s'est trompé de corps à la naissance !"

Sa réflexion t'a tellement choquée. Elle t'a bousculée. Elle t'a fait réfléchir. Et si... et si tu n'étais pas née dans le bon corps ? Et si ça expliquait les lignes blanches qui commencent
à apparaître en nombre sur ta peau ?

Ton père les a vu, une fois. Il s'est mis en colère. Tu n'as pas compris ce déferlement. Ni cette gifle. Pas sur le coup. La vérité, ce n'est pas qu'il était réellement en colère. Il a juste pris peur. Peur de perdre sa fi... non. Son enfant.

Une nouvelle discussion, avec ta mère. D'un commun accord, tu irais voir un psychologue. Mais toi, tu ne sentais pas de parler de tes problèmes profonds. Sans compter que... le praticien ne t'inspirais pas du tout confiance. Tu t'es plus renfermée, encore. Ton exutoire, c'était la danse. Même si pour ça, tu devais continuer à porter des chignons hauts serrés, des collants, des justaucorps. Tout, tant que tu pouvais danser. Même te sentir mal, pendant un instant, le temps de te mettre en marche et danser. Danser. Danser. Voler. Planer.

Quinze ans. Nouvelles cicatrices ajoutées à ta collection. Ta mère rentre dans la salle de bains à l'improviste. Tu étais en train de t'entourer la poitrine avec des bandes de gaze pour te l'aplatir. La surprise. Mais au final, pas le choc. Elle t'a proposé de venir boire quelque chose dans le salon. Papa était déjà parti au travail. Elle t'a demandé depuis combien de temps. Quelques mois, déjà. Elle s'est mise à pleurer. Tu n'as pas compris. Elle t'a demandé pourquoi. Parce que tu te sens mal dans ton corps. C'était le premier pas pour vider ton sac. Et puis, un mot après l'autre... tu lui as tout déballé. Tes questionnements, tes doutes, tes ressentis. Je crois que je suis né(e?) dans le mauvais corps.

Elle t'a serré dans ses bras.

Elle t'a promis de t'aider à trouver tes réponses et t'accompagner, te soutenir. Si tu lui promettais d'arrêter d'utiliser les bandes de gaze. Ce n'est pas bon pour la santé.

Elle t'a offert ton premier bender. Pour quand la - le terme, tu l'apprendras plus tard - la dysmorphie tapera trop fort. Parce que ça reste pas bon pour la santé de se compresser la poitrine... Tu as promis.

Le premier pas vers le soulagement...

Du moins, concernant ce sujet.

2010 Elle a tenu promesse. Tu as changé de psychologue. Tu as trouvé quelqu'un qui te convient. Qui te comprend. Et qui t'aide aussi à te comprendre. À tout comprendre. Tu réussis enfin à mettre des mots sur ce que tu ressentais jusque là. S'entament alors des démarches. Petit à petit. Lentement.

Tu n'en as pas parlé à grand monde, encore. Même si tes ami.e.s les plus proches s'en doutaient. Et que certains n'attendaient que ton premier pas pour te supporter entièrement.

Elle a discuté avec ton père, également. Et... s'il a eu du mal à comprendre exactement tes ressentis, tes douleurs, tes peines... il a fini par comprendre qu'il n'aurait d'autres choix que te soutenir sous peine de perdre femme et enfant. Et qu'au fond, qu'il t'appelle fille ou fils n'avait pas d'importance. Tout, plutôt que perdre son enfant. Tout, pour le voir de nouveau sourire, heureux et en pleine santé. Sans plus de cicatrices...

2010 - 2012 Les événements se sont enchainés. Changement d'état civil. Helen a laissé place à Elain Dawn Gallagher.

Changement d'ami.e.s, pour ceux qui n'ont pas accepté. Changement de regard de la part d'un grand nombre. Mais ta famille a fait front avec toi, main dans la main.

Au début, tu pouvais continuer de danser.

Et puis, il y a eu la T.

Et la descente aux enfers qui va avec.

La danse classique, c'est genré. On le sait. Et c'est surtout très vieux jeu. C'est pour ça que l'on ne voit pas beaucoup de personne de couleur dans les compagnies, ni des personnes queer interpréter des rôles "opposés" à leur "sexe".

Tu avais l'espoir vain de pouvoir enfin danser comme les garçons, parmi les garçons.

On t'a surtout claqué la porte à la gueule.

Et même celles avec qui tu avais dansé pendant des années, celles que tu connaissais depuis ton enfance...

Tu préfères oublier, aujourd'hui encore.

Tu as documenté, pour toi-même, ta transformation, te photographiant et te filmant tous les jours, pour voir d'où tu venais et où tu allais. Et puis, tes parents t'ont offert ta mastectomie pour tes 18 ans.

C'était un peu le plus beau jour de ta vie.

Mis à part le fait que tu ne pouvais plus danser...

Enfin. C'est ce que tu croyais.

2018 La transition n'était pas évidente, empreinte de doutes, parfois d'envie de faire marche arrière. Mais tes parents sont restés solides sur les appuis pour ne pas que tu flanches. Et c'est eux, également, qui se sont mis en tête de te trouver un professeur de danse classique qui accepterait de te donner des cours.

Ils ont fini par la trouver, la perle. Celle qui n'allait pas se démonter de si tôt.

Celui qui t'a tout réappris. Ah, parce que toi, il fallait repartir de zéro. Te remettre en conditions physiques, te réapprendre les bases, tout. Oublié, les chaussons ! Enfin, pour ce domaine. Car au final, rien ne t'empêchait de danser sur pointe, encore. Ce n'était, toutefois, pas le sujet.

Le fait est que grâce à cet homme, Rodd Reynolds, tu as pu... te remettre à danser. Oh, ça a été compliqué. Vraiment compliqué. Mais il croyait en toi. Ta famille croyait en toi. Et ça t'a donné le courage de reprendre. D'aller de l'avant. De t'accrocher à ton rêve : celui de devenir danseur professionnel.

2018 - 2022 On a essayé de te démotiver.

Mais tu t'es accroché.

Tu as fait tout ce que Rodd te disait de faire.

Tes parents se sont séparés, mais pour des raisons qui ne te concernent pas. Ils restent en bons termes, ceci dit. Et tous deux continuent de te supporter. Tantôt maman, tantôt papa, tantôt Rodd, tantôt des ami.e.s, tout le monde t'accompagnait pour des auditions pour rejoindre des troupes, te serrait dans ses bras quand tu passais la première étape et allait fêter avec toi au bar ou bien te prêtait une épaule pour pleurer et aller se bourrer la gueule pour oublier.

En vrai, cette époque, c'était l'une des meilleures de ta vie...

Jusqu'à ce que tu signes. Enfin.

Ce n'était pas une grande compagnie. Mais c'était une compagnie. Elle te voulait, toi. En soliste. Pas en rôle principal, encore. Mais déjà, soliste ! Pour débuter, c'était dingue. Et puis, tu as rapidement montré que tu avais l'étincelle qu'ils recherchaient pour devenir l'étoile. Surtout quand le danseur principal précédent s'est blessé et qu'on t'a demandé de le remplacer au pied levé. C'était une chance inouïe, pour toi.

Une chance, oui... ou une malédiction.

Tu ne voulais voir que le positif. Tu ne voulais pas croire que tes collègues pouvaient être mauvais à ce point. Ce n'était pas l'ABT ou le New-York City Ballet, encore moins le Bolchoï. Ca payait les factures, mais ce n'était pas une renommée mondiale, ni même vraiment nationale, bien que ça commençait à s'étendre, à devenir quelque chose de viral, sur les réseaux aussi. Mais c'était déjà ça. Toi, sur scène, sous les projecteurs. En rôle principal. À danser enfin "comme un homme". Non. Comme l'homme que tu étais. Comme tu as toujours été. Que tu es.

2022Tu étais en pleine ascension. À faire attention à ton régime. Ne pas grossir, ne pas perdre de muscle, garder ton cardio. Un esprit sain dans un corps sain ? Ahahahahahah. Mais vraiment, tu commençais à te faire un nom dans le milieu.

Tu n'aurais pas cru qu'un escalier pourrait ainsi autant changer le cour des choses.

Et pourtant. Tu discutais avec ton petit ami de l'époque. Vous sortiez de répétition. Vous voulez aller manger au restaurant, ensemble. L'escalier était devant vous.

Et puis, tout s'est passé si vite. Tu te rappelles... d'une sensation dans ton dos. Du cri de ton mec. De sentir le sol disparaître sous tes pieds. L'impression de voler, un instant. Puis le choc. Brutal. Les cris. L'attroupement autour de toi.

L'incapacité à te relever.

"Je ne sens plus mes jambes..."

La panique. L'angoisse. Tu ne pleurais. Pas encore. Les urgences sont arrivées rapidement. Tu as été pris en charge.

Tu resteras un bon moment à l'hôpital.

Le dos a été touché.

Tu en as entendu beaucoup. Tu as encaissé énormément. Pas sûr de remarcher un jour. Une opération est envisageable, mais le résultat n'est pas garantie à cent pour cent. Et si c'est le cas, quid de la danse ? Les médecins et chirurgiens n'étaient vraiment pas optimistes sur la question.

Et toi... tu avais déjà baissé les bras, au fond.

Détruis.