Le téléphone s’écrase sur le bureau dans une aigreur qu’il peine à contenir.
Peste contre le lien qui unissait l’Empereur et son valet, tout en laissant dans une position inconfortable où ses préoccupations devenaient secondaires.
S’il n’avait jamais vraiment ressenti d’attache particulière pour Regeneratio en termes d’organisation - quand bien même leur but entrait tout à fait en alignement avec son objectif - il était pourtant persuadé que l’équipe n’avait pas été construite pour fonctionner de cette manière.

Dans un premier temps, Gabriel se lève brusquement de sa chaise et empoigne sa veste, un râle colérique étouffé dans le fond de sa gorge.
En un sens, il estimait avoir quelque chose de plus important à faire que de s’occuper du travail de sa comparse - pour lequel il n’était de toute façon pas qualifié - trop occupée à faire on ne sait quoi avec leur supérieur respectif.
De l’autre, Colombe apparaissait comme une femme bien trop parfaite sous tout les angles pour négliger sans la moindre raison son travail.
Quel genre de provocation pouvait bien pousser mademoiselle univers à manquer une journée de travail pourtant cruciale ?

Son regard s’écrase lourdement sur les divers formulaires qui trônent en une interminable colonnes sur le bureau du valet.
Demande d’équipement, de protections, autorisations administratives, de quoi offrir un mal de crâne à son ordinateur.
Pouvait-il décemment laisser tout cela en plan ?
Son talon frappe le sol dans un mouvement empreint d’irritation.
Écrase sa veste de costume contre le dossier de sa chaise pour finalement récupérer la pile de formulaires, la déplacer sur son bureau et s’y asseoir.

-

Les gobelets de café jonchent le bureau alors qu’il s’enfonce finalement dans le fond de sa chaise, ses mains jointes venues se reposer sur le haut de son crâne.
Colombe daigne finalement l’honorer de sa présence.
Lui assène une énième moquerie, sarcasme, peu importe, Gabriel avait cessé d’y accorder de l’importance.
D’aucun pourrait dire que cela faisait partie de son charme, peut-être même qu’il aurait été en accord avec cela dans d’autres circonstances.
Mais pas maintenant.

A sa question, il se contente de répondre grossièrement.

Waf.

Gabriel se redresse et quitte sa chaise.
Empoigne la veste jusqu’alors enfilée sur le dossier de son fauteuil et l’enfile en un mouvement fluide et presque élégant.
Fouille dans la poche intérieure de celle-ci pour agripper son paquet de cigarettes.
Frappe le cul du paquet pour en extraire une cigarette qu’il enferme du bout de ses lèvres.

Pas besoin de faire semblant de t’intéresser. J’ai fait le travail, tu peux vérifier et corriger si ça te chante. Je me casse.

Lui accorde malgré tout un regard curieux.
Ses traits paraissent plus tirés que d’accoutumée et la fatigue qu’il pensait déceler n’entrait pas tout à faire en concordance avec l’hygiène de vie si parfaite qu’il lui connaissait.
De quoi l'interpeller.

T’as besoin de quelque chose ?

Regrette presque instantanément d’avoir prononcé ces mots.

Un changement brusque semblait avoir lieu, encore qu’il était suffisamment imperceptible pour qu’il ne puisse simplement en déceler les implications.
Tout ce qu’il pouvait constater, c’est que la posture de Colombe avait changée et que la fêlure qu’il pensait avoir aperçue avant son départ avait disparue.
Il reste ainsi immobile, l’espace de quelques secondes, avant de reprendre corps et agite son épaule droite dans un mouvement circulaire.
Gabriel pouvait au moins lui accorder cela : il s’était montré tout aussi désagréable qu’elle dans sa manière de lui répondre, ne chercherait donc pas à se défendre de l’avoir antagonisée comme elle le disait si bien.

Ses remerciements tombent avec une sorte d’étrangeté.
Était-ce par politesse ou une véritable reconnaissance ?
A sa dernière remarque, il acquiesce d’un haussement d’épaules.

Ça, je veux bien te croire.

Mais Gabriel ne s’était pas empressé de quitter la pièce, bien au contraire, il s’était avancé pour contourner son bureau et s’asseoir sur celui-ci.
Le regard se dépose sur Colombe, mêle curiosité et prudence.

Tu as l’air différente, aujourd’hui.

En tout cas, elle l’a été.
Même si c’était pendant un court instant, c’était suffisant pour motiver Gabriel à retarder son départ afin de prolonger l’échange.
L’attrait de voir une facette différente de Colombe était bien trop tentant.

Comment ça s’est passé avec le patron ?

Extrait son briquet de sa poche pour le porter jusqu’à sa cigarette et l’allumer.
Relâche l’épaisse fumée en un mouvement de lèvres.

Laisse le briquet changer de main pour se retrouver en possession de Colombe.
Lorsqu’il revient finalement à lui, Gabriel reste silencieux face aux propos de sa comparse.
N’avait pas grand-chose à dire, en réalité, puisqu’elle n’avait pas complètement tort.
Ce n’était pas tant qu’il était indifférent à la mort mais qu’il s’y était résigné.
Cela avait-il de l’importance ?

Elle s’installe dans son siège et cela donne à Gabriel l’impression d’un dialogue ouvert.
Peut-être même Colombe lui paraissait-elle plus ouverte qu’à l’accoutumée.

Je n’ai pas le sentiment d’être le héros de quoi que ce soit.

Pourtant, elle n’avait pas complètement tort, une nouvelle fois.
Gabriel se jetait effectivement sur la moindre occasion qui lui était présentée pour mettre fin à la vie d’un Vesperis.
Ou bien pour mettre fin à la sienne.
S’il ne se prétendait pas héros, donc, il avait pourtant tout du vagabond en quête de sa propre mort.

Gabriel doutait vivement qu’elle l’eût contraint à cette paperasse pour lui éviter la peine qu’il comptait s’infliger.
Sa conversation avec l’arcane de l’Empereur n’avait, en tout cas, pas l’air de s’être déroulée comme elle l’aurait espérée.
Était-ce là les relents d’une amertume qu’elle déversait en ayant en tête son mari décédé ?

Ses yeux s’écarquillent soudainement à sa dernière remarque, Gabriel jette un regard par-dessus son épaule et reporte son attention sur Colombe.
S’il ne lui aurait pas été particulièrement étonnant que sa lubie nocturne de traque dirigée vers la Bergerie fut connue de Maria Li, il n’avait pas imaginé une seule seconde que le valet fut au courant de quoi que ce soit.

En chassant ? D’où est-ce que tu peux bien sortir ça ?

Hausse les épaules, feint l’ignorance, bien conscient que son interlocutrice n’était pas de celles que l’on pouvait tromper avec une histoire faussement complexe.
Reste sur l’essentiel, le commun.

J’avais une soirée film, c’est tout.

Se racle la gorge et prend une nouvelle inhalation de sa cigarette.
Retourne à un sujet sur lequel il était plus à l’aise.

Tu t’inquiètes pour le patron ?

Il est pourtant plus fort que toi ou moi. pensait-il.
Malheureusement, qui pouvait en Arkham prétendre à une longue vie tout en affrontant les Vesperis ?

Admets finalement l’inquiétude qu’elle pouvait ressentir à l’égard des activités de son beau-frère.
Gabriel ne lui reprocherait pas, bien au contraire.
L’idée le traverse même un instant que cela devait être agréable, d’être à la place de Léandre.
D’avoir quelqu’un pour se soucier de l’heure à laquelle on pouvait bien rentrer ou bien des litres de sang que l’on avait versé cette nuit.
Est-ce que son père s’inquiéterait, lui, s’il était conscient de ce à quoi pouvait bien s’adonner son fils ?
Aurait-il l’occasion de croiser nouvellement sa route, s’il poursuivait sur cette voie ?
Chasse les interrogations en même temps que la fumée qu’il recrache d’entre ses lèvres.

Elle fait usage de son mensonge - grossier - et Gabriel ne saurait dire si elle le narguait ou bien si cela lui était égal, jouait simplement avec lui.
Une chose était sûre, en tout cas : elle n’avait pas avalé son scénario grotesque.

Tu n’aimerais pas trop le programme. Je suis plutôt vieux jeu. Du genre, film en noir et blanc ou comédie romantique.

La dernière remarque qu’elle lui envoie sonne comme un triste constat.
Le moins que l’on puisse dire à son sujet, c’est qu’il n’avait effectivement pas fait usage de son temps à Regeneratio pour se faire des amis.
S’il devine aisément que la fin de sa phrase empruntait plus à l’ironie qu’à l’aveux de faiblesse, Gabriel le lui concède.
Hausse une nouvelle fois ses épaules, tend le bras en direction de son bureau pour se saisir du cendrier en cristal et frappe sa cigarette contre l’angle de celui-ci pour en faire chuter la cendre.

C’est vrai que je ne suis pas le plus populaire ici, j’imagine.

Abat une nouvelle fois son regard sur Colombe, tente de feindre l’ignorance.

Où est-ce que tu veux en venir ? Que j’ai pas le droit de passer une soirée devant des films si c’est tout seul ?

S’en amuse.

T’as quoi, au juste ? Un dossier sur moi que tu caches dans ton bureau ?

A sa réponse, Gabriel se rend compte de la stupidité de sa dernière remarque.
Parce qu’avoir un dossier sur chaque membre des épées était son travail, en effet, mais aussi parce qu’elle était Colombe.
Et que Colombe faisait toujours magnifiquement bien son travail.
La raison de ses connaissances au sujet des traques nocturnes de Gabriel se faisait soudain plus limpide, même s’il se demandait un instant ce qu’elle pouvait bien faire chez les épées.
Sa place était chez les bâtons, pour sûr.
Gabriel n’avait jamais remarqué avoir été suivi.

Finalement, encore heureux qu’il ne s’agissait que de Colombe.
Dans le cas où elle eût été un Vesperis, le chevalier n’aurait jamais eu l’occasion de cette conversation.

Ça ne veut pas dire que tu es mon alliée pour autant.

C’était un fait.
A n’en pas douter, Colombe n’avait aucune raison d’attaquer Gabriel.
Leur intérêt commun était celui des épées, après tout.
Cela ne voulait pas pour autant signifier qu’elle constituait un soutien pour son projet.
Par ailleurs, toute forme de danger la concernant n’était pas complètement écartée.
Demeurait encore le risque qu’elle transmette les informations en question à son supérieur hiérarchique.
Léandre, par exemple.

J’ai du mal à comprendre.

Gabriel laisse reposer sa cigarette dans le cendrier, la condamne à se consumer sans raison.
Croise les bras, soutenant le regard de Colombe.

Loin de moi l’idée de prétendre que ta compagnie me dérange, ça serait faux. Je ne vais pas non plus prétendre que je te déteste. Ça aussi, ça serait un mensonge. Mais j’ai du mal à comprendre.

Plisse les yeux dans une mine curieuse.
Pourquoi lui, au final ?

La source de ta préoccupation, c’est Léandre. La raison pour laquelle tu es étrange depuis que tu es rentrée au bureau, c’est Léandre. Alors pourquoi perdre ton temps dans une soirée film avec moi alors que vous pourriez être ensemble ?

Gabriel n’avait vraisemblablement pas pour ambition d’être un passe-temps pour Colombe dans l’éventualité où elle aurait essuyé un refus de la part de son beau-frère, quelle que soit la nature de ce dernier.
Se voir occuper le rôle de simple palliatif n’avait rien d’amusant, selon lui.

Si ça peut te rendre service, je veux bien m’occuper de ton travail demain encore. Si ça vous permet de… Tirer les choses au clair.

La Bergerie avait de toute façon peu de chances de s’envoler, quand bien même il s’absentait d’une seconde traque.

De manière inexplicable, Gabriel se sent soudain pris d’un vertige.
Lui venait comme l’envie de s’en aller - de s’enfuir - loin de leur espace de travail.
Car de ses au revoir, du regard qui le quitte définitivement, il en goûte pour la première fois les amertumes.
S’était-il montré trop brutal ?
Avait-il laissé penser à un refus alors qu’il voulait simplement en savoir plus ?
Colombe était une personne complexe et il était lui-même bien stupide lorsqu’il s’agissait d’intéragir avec autre chose que le fil d’une lame ou une rancoeur maladive.

Son regard se dépose au sol, dans une réflexion sincère.
Peut-être qu’il était déjà trop tard.
Gabriel se redresse, quitte son bureau.
Passe ses mains contre sa veste pour lui redonner une forme plus élégante alors qu’il dépose une nouvelle fois ses yeux sur Colombe, quand bien même il n’arrivait pas à capter les siens.

J’y vais alors.

S’avance de quelques pas.
Il s'arrête et jette un regard par-dessus son épaule.

Je vais acheter de la tisane. Tu connais mon adresse, j’imagine ? C’est ton métier, après tout.

Acheter de la tisane.
Et en profiter pour trouver un film à regarder, peut-être.
Ce n’est pas comme si son mensonge avait été construit sur une base particulièrement solide.

Si t’en a toujours envie, bien sûr.