Par réflexe, il jette un coup d’oeil à l’horloge présente dans son salon. Dans cinq minutes, son « invité » est censé arriver. Son invitation en cette fin d’après-midi se veut courtoise, c’est pourquoi il a opté pour le faire venir directement dans la Marshall Townhouse, plutôt qu’à l’usine. La discussion qu’Earl a en tête auprès de Hadrian Byrd ne concerne en rien son activité professionnelle, après tout. (Même si un œil extérieur viendrait souligner que cette immense demeure où chacun des Marshall et ses descendants a aménagé une « aile » et des annexes attenantes est sans doute plus intimidante… Mais passons.)

Il s’agit là… d’une vision à long terme. Une discussion sur l’avenir. Et cela lui semble plus adéquat qu’elle se tienne dans un endroit plus calme, plus feutré plus à l’image de ce qu’il représente, selon lui. De ce qu’il a à offrir, aussi. Il n’a d’ailleurs pas trouvé bon de discuter au préalable avec les autres membres de la famille Marshall, encore moins sa femme et ses enfants, de cette petite lubie qui a su naître dans son esprit depuis plusieurs semaines.

Avant de leur en parler, après tout, il vaut mieux qu’il sache où il met les pieds et la réception qui sera faite de sa petite idée. Et, faute de mieux, c’est bien avec le professeur Byrd qu’il doit s’entretenir.

Il aurait été facile de ne pas faire d’effort, de se contenter du strict minimum pour accueillir un homme qui s’accroche à la sociologie faute d’avoir pu faire ses preuves en politique… Mais Earl a des principes. S’il doit s’arranger avec Hadrian Byrd, il agira comme avec n’importe lequel de ses partenaires commerciaux : poser rapidement les bases, dérouler son plan et agrémenter le tout de preuves concrètes de ce qu’il avance. Il n’y a pas de faille, là-dedans. Juste du bon sens.

Ce Byrd doit bien en avoir, du bon sens. Même des miettes.

S’il n’a que peu à dire sur ce jeune homme, Earl garde en tête les échanges qu’il a eu par le passé avec de nombreux membres de cette illustre (mais ancienne) famille des Quatre. Il y avait dans le lot de vrais diplomates, de grands utopistes et des gens qui savaient agir dans l’intérêt commun. S’ils étaient pour les Marshall de puissants rivaux, il peut toutefois leur accorder ce mérite.

Il secoue distraitement la tête et s’engouffre dans le couloir menant à son bureau. Tout a été préparé selon ses directives et Louisa, son intendante, qui travaille pour lui depuis bien des années, a donné le mot pour qu’on ouvre au Byrd et qu’il soit guidé par l’arrière directement jusqu’à son office. Une fois la porte refermée derrière lui, Earl s’installe dans son large fauteuil en cuir, qu’il tourne distraitement vers la grande fenêtre dans son dos.

Il fait beau aujourd’hui. Espérons que cela continue ainsi.

Lorsque l’homme est amené jusqu’à la porte de son bureau et qu’il entre, Earl lui jette le regard qu’il veut le plus agréable possible, non sans s’arrêter sur l’allure globale du jeune Byrd. Il semble différent depuis la dernière fois qu’il l’a aperçu… un costume, ça change un homme, dit-on. Est-il ainsi vêtu pour ses beaux yeux ou a-t-il renouvelé sa garde-robe ? Earl ne saurait le dire, mais… il y a du progrès.

« Monsieur Byrd, merci d’avoir accepté mon invitation ! » fait-il sur le même ton enthousiaste. Earl s’approche de son invité et serre la main tendue d’une poignée robuste. Une poignée d’homme.

Des hommes qui ont quelque chose à se dire.

« Et encore, vous ne voyez ici qu’une infime partie de la Marshall Townhouse, mais tant mieux si cela vous plaît ! »

Il vaut mieux cela que l’inverse, vu l’effort (et l’argent) que Linda passe en maintes meubles et autres babioles. Globalement, tant qu’Earl s’y retrouve, il lui laisse sans problème ce passe-temps. Dans son bureau, sur tout le pan de gauche, des récompenses militaires sont fièrement accrochées au mur. Ça, c’est lui qui y a tenu. Et tout ce qui n’est pas ici trône tout aussi fièrement dans son bureau à l’usine. Comme un rappel, pour lui et pour les autres, de l’homme qu’il est. Qu’il a été, peut-être, mais qu’il continue d’honorer.

« J’ai le souvenir que vous aviez déjà été convié à certaines réceptions avec vos cousins, il y a… bien des années de cela ! » Il en rit doucement avant d’inviter Hadrian à s’asseoir, d’un geste de la main, dans le gros et confortable fauteuil faisant face à son bureau.

La remarque du plus jeune est comme une porte tranquillement ouverte, dans laquelle il s’engouffre. « Ah, et pourquoi cela ? Vous êtes un Byrd, vous n’avez pas à être intimidé ! Nos familles se sont toujours unies pour la prospérité de notre ville, après tout. Les temps ont changé, c’est vrai, mais nous devons continuer de préserver ce lien immuable, vous ne pensez pas ? »

Ce qui n’est nullement une invention. Les Trois, puis les Quatre, ont toujours servi un objectif commun, à la base. Même si les méthodes ont progressivement changé, chez les uns puis les autres.

Earl jauge Hadrian d’un regard amical, avant de questionner : « Vous voulez boire quelque chose, Hadrian ? » Il se lève et s’approche d’une étagère dont il ouvre la vitrine, laissant apercevoir devant lui plusieurs bouteilles impeccablement rangées. « Les meilleures conversations ne se font pas le gosier vide ! »

Naturellement, Earl hoche la tête quand il le faut, d’une façon presque paternelle. Il a de plus en plus l’habitude de traiter avec plus jeune que lui, sur la table des négociations (peu importe la négociation, d’ailleurs). Il pourrait être facile de rétorquer à son interlocuteur qu’en effet, on ne peut pas dire qu’il soit l’héritier Byrd sur lequel il aurait misé, à l’époque…

Est-ce qu’il mise sur lui aujourd’hui ?

Passons. L’important, c'est de s’adapter et si c’est auprès d'Hadrian qu’il doit discuter, il le fait. Le brun l’écoute et acquiesce, quand les relations entre leurs deux familles sont évoquées. Si Arkham a toujours été en proie à l’agitation, le rôle des Quatre n’a jamais été remis en question. Une constante nécessaire, dans ce monde de fou.

« Mieux vaut tard que jamais, comme on dit. » fait Earl, un regard en biais vers le jeune homme tandis qu’il s’approche déjà de son étagère. « Je sais que vous avez été pas mal occupé, depuis votre retour. »

La suite, c’est bien entendu le choix cornélien pour savoir quoi boire, cela va de soi. Personne ne pourra dire qu’Earl Marshall n’est pas un hôte à la hauteur. Il a dans sa vitrine magique (qui se remplit toujours toute seule, grâce à la prévoyante Louisa), tout ce qu’il faut comme alcool, du gin, de la tequila, du bourbon et bien entendu quelques précieuses importations, vin rouge de Bordeaux, cognac, whisky irlandais, rhum. Le tout dans un alignement millimétré de bouteilles qu’il se plaît toujours à dévoiler, comme ici.

« Manquer de quelque chose ? Jamais ! Surtout s’il s’agit de belles bouteilles, voyons. » Un rire grave et il laisse plus de place encore au Byrd, afin qu’il se décide.

Est-ce à ce qu’il a dans son verre que l’on détermine la valeur d’un homme ? Earl serait du genre à le croire. Il n’est donc pas vraiment surpris lorsque son vis-à-vis l’invite finalement à décider pour lui.

Le regard brillant, le Marshall a un mouvement de tête.

« Chacune de ces bouteilles fait son petit effet, vous savez. Si vous voulez devenir un grand dans ce monde, Hadrian, souvenez-vous que chaque homme a son péché mignon, et que dans cette vitrine, j’en compte pour bien des membres des Quatre. Certains de nos amis De Manincor ne jurent que par le rhum ou la tequila... » Doucement, le géant fait glisser sa main sur les bouteilles devant lui, avant de s’arrêter sur le cognac.

« Je vais vous faire essayer ceci, un cognac de la Maison Audry. » Sa prononciation à la française est marquée d’un fort accent. « Une vieille maison française… cette bouteille a quarante ans. » Il l’ouvre, prend l’un de ses beaux verres et en verse une quantité parfaite. Lorsqu’il tend le contenu à Hadrian, il ajoute : « Voyez cela comme mon cadeau d’entrée dans ce monde d’excellence qui est le nôtre. Celui des décideurs. »

Puis, il range le cognac et agrippe la bouteille de bourbon, qu’il tourne vers le brun. « Mon plaisir coupable, comme vous dites. Un bourbon du Kentucky, quinze ans d’âge. » Une fois servi, la vitrine est refermée et il se réinstalle derrière son bureau.

Il prend son verre, le lève devant lui comme en un toast et déclare : « À vous, Hadrian Byrd. Je crois en votre potentiel et en vos capacités à marcher dans les pas de vos ancêtres. » Il porte ensuite son verre à ses lèvres, en prend une gorgée et poursuit : « C’est pourquoi je suis sincèrement navré de la façon dont les choses ont tourné, pour vous, depuis que vous êtes revenu à Arkham. »

Il parle bien entendu de ses tentatives pour rejoindre la scène politique locale.

Jusque-là, Earl se contente d’agir auprès du jeune Byrd comme avec n’importe lequel de ses autres partenaires. Le brosser dans le sens du poil, s’intéresser à lui et le mettre dans de bonnes dispositions, un bon verre à la main. Rien de bien compliqué, pour le moment. Le Marshall est rodé à l’exercice et son interlocuteur paraît sincèrement réceptif.

Les yeux d’Earl s’éclaircissent d’une lueur satisfaite en entendant l’homme lui parler de goûts similaires. Intérieurement, il en doute. Comment cet Hadrian peut-il connaître la saveur de certaines de ces plus belles bouteilles, plus vieilles que son existence sur Terre… ? A moins qu’il n’ait hérité de très bons crus… Oui, ça doit être ça. Les Byrd savaient recevoir, eux aussi.

« Les plaisirs simples, il n’y a rien de mieux. » Il ponctue d’un hochement de tête. La simplicité quand ça l'arrange, bien entendu.

Le toast fait son effet et au rire du plus jeune se mêle celui, grave, du Marshall. Il le flatte, oui. C’est exactement ça. Qui le ferait, sinon ? Mais le brun se renferme quand il est question de son parcours en politique. Tant pis, Earl aura tenté. Il n’empêche qu’il prouve ainsi avoir été attentif.

D’une longue gorgée de son propre verre, il laisse le silence s’installer, appréciant lui aussi les saveurs qui se mêlent dans sa bouche avant de glisser dans sa gorge. « On dit qu’on apprend souvent de ses échecs. C’est sûr qu’il faut un carnet d’adresse, les bons contacts. Peut-être que le moment n’était pas le bon ou qu’il vous manquait… un coup de pouce ? » Earl irait-il jusqu’à sponsoriser le jeune homme pour entrer à la Mairie ? Difficile à dire en l’état, il manque sans doute de maturité. Mais… il ne perd rien à l’encourager.

« La politique est un monde à part. Je le laisse à qui le veut, tant qu’on me permet de faire mon business ! » Prétendre que la position des Marshall n’a rien de politique, c’est mentir. Il est vrai cependant qu’Earl est bien où il est, pour le moment, et Monsieur le Maire sait parfaitement qu’il a tout intérêt à ménager certaines susceptibilités s’il veut garder son influence, alors… c’est donnant-donnant.

Earl reprend une gorgée, repose son verre et acquiesce tranquillement.

« Oui, l’avenir est souvent bien plus engageant. » Le jeune homme le questionne et l’aîné répond sans détours : « Si ça ne tenait qu’à moi : rouvrir les anciennes usines Marshall. Mais vous savez ce que c’est… l’administratif, la paperasse et puis, il faut que ça aille dans l’intérêt de tous. L’industrie, c’est de l’offre et de la demande, vous le savez comme moi ! On a à offrir, il faut maintenant qu’on trouve des demandeurs. Ça ne se fera pas en un claquement de doigts, mais j’y travaille. »

Il ne risque rien à l’affirmer. Il n’en a jamais fait un secret. Son usine est sa fierté, mais il se verrait sans difficulté en diriger une seconde, par exemple. Quand il passe devant ces usines fermées, aux emblèmes de sa famille… il ne supporte pas ce spectacle. Il se battra toute sa vie pour ces dames de bétons et de machines.

« Et de votre côté… l’enseignement, hein ? Tout se passe bien ? Et votre nièce, au fait, comment va-t-elle ? »

Des fois, il n’est pas de bon ton de trop insister. Earl a glissé ses cartes, il a prouvé qu’il était attentif au devenir de Hadrian et ses contrariétés. Pour le reste… tant que c’est glissé dans l’oreille de son interlocuteur, ça lui va. On ne pourra pas dire qu’il n’a pas été encourageant avec le plus jeune, ni de bon conseil. Il y va donc d’un léger hochement de tête. Le sujet des aspirations politiques du plus jeune restera là.

Ils ont bien d’autres choses à évoquer ensemble, ce n’est pas un problème. Earl n’irait pas jusqu’à dire qu’il ne l’a pas invité pour ça. C’est faux. Réussir à mieux cerner le personnage, à se faire une idée de ce que ce gamin qu’il avait aperçu plusieurs fois à des réceptions est devenu, depuis son retour sur Arkham, c’est une bonne chose. Le Marshall sent bien, toutefois, que l’autre n’est pas parfaitement à l’aise.

C’est certain que s’il veut œuvrer – en politique ou ailleurs – sur la scène des Quatre familles, il va devoir prendre du poil de la bête, ce jeune homme ! Sinon, il va se faire manger tout cru, et si ce n’est pas par lui… il manquerait plus que ce soit par la Mama et ses imprévisibles De Manincor ! Il faut se placer, être stratégique, et c’est bien ce qu’il fait.

En attendant, il se livre sans problème. Parmi ses grands projets, celui des vieilles usines est de ceux qu’il peut évoquer sans détours. Toute la famille sait ce qu’il en est. Reste à trouver des financements et de quoi leur faire tenir la route… ce n’est pas peu dire. Alors il boit une nouvelle gorgée de son nectar en secouant la tête, comme un toast silencieux à ses belles bâtisses qui ne rêvent que de ronronner à nouveau.

Le brun est plus bavard quand on évoque sa position actuelle. Professeur… « Vous enseignez quoi, déjà ? L’économie ? » S’il s’est intéressé au bonhomme, Earl n’est pas allé jusqu’à tout savoir sur sa lubie de l’enseignement. Il respecte les professeurs, oui, mais selon lui l’héritier des Byrd pourrait faire bien plus. Être bien plus.

« Faut en vouloir, pour faire ce genre de métier… » Mais à la façon dont l’autre l’évoque, il ne peut s’empêcher de tiquer. « … pour le moment ? Avec un nom comme le vôtre, vous pouvez pousser bien des portes, sur Arkham. Vous devez vous en douter. »

La discussion dévie légèrement ensuite sur la jeune femme qu’Earl a revue quelques jours auparavant, par le plus grand des hasards. Une jeune femme, héritière elle aussi, et toute aussi promise à un futur brillant, il en est certain. Peut-être même plus encore… elle a de la poigne, celle-là !

« Médecin ? De grandes études. Un chemin tout tracé qui l’attend, c’est bien. Si elle est de la trempe de son père, je ne m’en fais pas. Je pense qu’elle leur fera honneur, à tous. » Il parle presque sans s’en rendre compte. « Mon fils étudie aussi à Miskatonic, d’ailleurs… je crois qu’il a eu l’occasion de la croiser. »

Il ne saurait dire si ses enfants sont l’une de ses plus grandes fiertés. La fierté s’acquiert, selon loin, et chacun doit agir pour rendre fier ceux qui comptent à leurs yeux. Ses enfants ont encore à faire, pour cela. En attendant, il sait reconnaître leurs qualités (et leurs défauts) autant que l’importance qu’ils pourront prendre, au sein de la famille Marshall. Et ça, ce n’est pas rien.

« Ils sont l’avenir de nos familles. » Un temps. « Je sais que le sujet n’est pas aisé mais… il vous arrive de songer à l’avenir des Byrd, Hadrian ? »

La question tombe. Est-ce dans les mains d’un modeste enseignant qu’une telle lignée perdurera ?