Les gens viennent, s'en vont, et se défont.

Lui, il a encore ses deux parents. Loin. Logés au cœur de Salt Lake City dans l'Utah. Des hivers froids et salés qui creusent les joues, et font craquer les os. Des hivers rudes portant le goût de la mer, alors qu'il n'y a dans le rivage que de vieux relents punks *. La mort, c'est une présence constante au-dessus de sa tête. Elle est en lui, habite chacune de ses pensées, suit chacun de ses pas. On ne peut pas réellement la sentir en posant ses paumes sur ses muscles ; son souffle alors si tranquille qui se tord dans l'angoisse. Non. C'est de la moisissure. L'humidité de l'air déposée sur la peau.

Non. Arnold croit même être mort cette nuit-là.

Dès lors, il est ici, sans être ici. Vivant, ou mort-vivant. Son œil a suivi la silhouette en costume qui est allé enterrer les corps des siens. Un mirador. Qui n'est pas là pour veiller, mais surveiller. Un an de différence seulement, et il croit sentir une décennie entière vous séparer.

Un mois, un an, dix ans, cent ans.

Les morts ne sont que des chiffres, des noms barrés sur une liste. Le cancer est dans toute la ville, il étend dans ses eaux la pétrification ; les os des morts sont le poison des vivants. Le sel n'est pas suffisant pour purifier Arkham.

Combien de mers faudrait-il assécher pour se débarrasser du mal ?

La silhouette est haute, et pourtant fragile. Le silence reste la volonté de ne pas trop montrer - lui, il ne sait pas s'il y a eu des larmes. Arnold pense que ça se fait. Pleurer quand on est triste. Oui, elle doit être triste.

Alors ses doigts se renferment sur sa boîte de cookies.

Tu n'es pas difficile à traquer. Peut-être cherches-tu à te cacher pour reprendre ton souffle, défaire l'étau autour de ta gorge. Le soleil est haut dans le ciel, l'air est sec - le lac de sel qui porte en lui des étés d'adolescents, où l'on apprend tard à aimer et tôt à détester. Alors, garde le costume, il te va bien - c'est ce qu'i(e)l pense -, tu peux le faire en seconde peau. Un manteau de coton et de chair, le deuil est une fourrure solennelle et pure.

Arnold est joueur. Il te laisse partir, attendre, reprendre. Son pas est silencieux, il ne se presse pas. Lui, il lui reste encore dix ans pour te voir. Te savoir.

(Contempler la chute que tu crois ascension)

Puis il se manifeste. Pas comme il l'aurait voulu. Il n'a rien d'un héros américain, il n'est pas un vétéran là pour soulager ta douleur avec de sages paroles. Il est là parce qu'il sursaute en entendant des pigeons s'envoler, et que la boîte en métal tombe au sol avec fracas - des sons aïgus qui résonnent et sonnent désagréablement dans ses oreilles, Arnold a envie de hurler de douleur. Par chance, elle ne s'ouvre pas. Ne reste que sa stature pliée en deux, les mains au-dessus de la boîte. On voit quelques cheveux blonds sous le bonnet, il n'a qu'un an de plus et il semble en avoir bien plus.

Son œil unique se relève lentement vers toi.

Et là, Arnold se rend compte qu'il n'a rien à te dire. Le deuil, ce n'est pas son affaire. Pas encore. Il se prépare au sien. C'est tout.

Il ne sourit pas.

« Je suis désolé. »

C'est tout ce qu'il trouve. Une maigre consolation.

Là, il se demande que cherche-t-il à réconforter maintenant. Si c'est toi, ou si c'est lui. Il est mal à l'aise de te voir ainsi. C'est lui qu'il cherche égoïstement à soulager. Ils sont morts, à quoi bon ? D'autres suivront. Les vies se font, se défont. C'est ainsi.

Ne reste que les cartes qu'on retourne et range à la fin de la partie.



* Regardez SLC punk

.

Andy raconte, ce que tu caches sous ce sévère « ok » ; c'est la distance entre ton toi et ce moi tangible.

Arnold se sent idiot, mais il ne se passe pas un instant où ce n'est pas le cas. Oh, détrompe-toi. Il a de l'assurance derrière son œil de verre, confiant qu'il est devenu à force de se battre et d'avoir survécu à l'impossible. Mais on ne demande pas à une arme des émotions et des larmes.

On lui demande d'être efficace.

Et il te sort de ton rôle, toi, qui t'enfonce dans ce personnage de ciel — bleu et inaccessible, observateur et distant, seul.

Il n'est efficace qu'une arme à la main, quand il faut donner les premiers secours. Quand il faut porter un blessé, soigner les plaies. Il ne sait pas guérir les trous dans les cœurs et le mal de l'âme. Pendant longtemps, trop longtemps, Arnold ne s'est jamais compris.

Alors, comment pourrait-il comprendre les autres ?

Son empathie se limite à la boîte de métal. Coupé par ce « ok » que tu as glissé. Cela ne le touche pas spécialement. Il se fiche de l'aigreur de ce « ok », ou de l'amertume de te voir séparer de ta solitude. Peut-être que tu en as besoin, peut-être que sa présence est nécessaire. Bwarf, qui sait ?

La boîte en métal est moite entre ses mains. Arnold se redresse complètement, c'est évident. La raison de sa présence, la douloureuse perte, les corps qui s'enfoncent dans la terre. Ils vont nourrir les racines et empoisonner l'eau. Tu rêves grand, il se contentera des miettes. Comme celles qu'on retrouve sur la table après un petit-déjeuner, ou après un goûter — le reste d'un cookie trempé dans un verre de lait. Mais les siens n'ont pas la douceur de l'enfance ; ils sont âpres. Il n'y a pas de sucre, juste du lait végétal et de l'huile de coco, de la banane, et une énorme dose de Whey et de farine à l'épeautre. Végan et sans gluten.

« Andy ? Est-ce que tu as mangé ? Demande Arnold en te rapprochant d'un pas. Bon. Je suis désolé. Le sourire arrive pour soutenir ses paroles, les dents pointues de requin, l'air de quelqu'un qui ne sait pas quand il faut rire aux blagues et quand il faut sourire — il fait fuir les parents et leurs enfants dans les parcs, rend mal à l'aise ses conquêtes d'un soir. Je t'ai préparé ça. Il te tend la boîte, il y a exactement douze cookies. Soigneusement rangés, ordonnés, Arnold adore classer les choses. C'est ce qui le détend. Et bon, si tu veux parler, je suis là. »

Jusqu'au jour où il ne sera qu'un souvenir.

Est-ce que Regen racontera son histoire ? Est-ce qu'on rendra son corps à sa famille ? Il sait comment il partira — mort dans l'exercice de ses fonctions. Diras-tu cela ou préféras-tu te taire ?

« Comment tu te sens ? »

Arnold n'aime pas les "ça va", où il faut mentir. Qui ne raconte rien. Alors il pose la question, sincèrement.


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« Ah... Désolé And... Andrea. »

Suivi d'un long soupir. Arnold n'est pas blessé par l'attitude d'Andrea, simplement triste de constater qu'il s'éloigne. Il monte les étages d'une gigantesque tour, et puis lui l'observe monter, plus il contemple la distance qui les sépare. Et il a conscience que son rôle n'est que d'être une arme, et Andrea autre chose de plus grand. Il se contente des miettes, son ambition ne se limite qu'à mourir pour la Cause.

Mais il n'aime pas l'humain que tu deviens, Andy. I(e)l sent la colère gronder dans sa chair, la frustration de te voir brûler à petit feu sans pouvoir rien y faire. Bien sûr que les cookies sont refusés, bien sûr qu'il ne dit rien et se contente de garder un visage indifférent. Les choix s'offrent à lui, des routes pleines de culs-de-sac. Tu es un labyrinthe, Andrea, et tu te protèges derrière ce costume que tu fais chair humaine sur ta propre peau.

Tu ne veux pas être appelé Andy et tu n'as pas faim.

Tu te résumes aux choses que tu n'aimes pas, aux attaches dont tu veux te libérer. Ton humanité s'épuise, mais dans un dernier souffle, elle perce le coin de tes yeux. Est-ce des larmes ou du pu ? Pourquoi pleures-tu, Andy ? Pour les tiens, ou bien parce que ce sera-là, le dernier jour de ton humanité ? Condamné·e que tu es dans ton rôle. Ascète coincé·e entre les murs de la prison qu'elle aura érigés lui-même.

Arnold sait ce que les larmes signifient. S'il n'a jamais pleuré de sa vie - peut-être enfant, quand le parfum de son père était insupportable, quand on forçait les étreintes sans se douter que ça le brûlait, du métal chauffé à blanc contre sa peau, à rendre ses vêtements horribles sur sa propre peau, quand les lumières et les sons occupaient toute la place dans son cerveau -, il aura appris la signification des larmes. La statue suppure, ses plaies sont pudiques et solennelles.

Ah. Arnold n'aime pas voir les gens pleurer. Il y a quelque chose de malaisant, une émotion empiétant sur les siennes. Un fardeau entre ses mains dont il ne sait pas quoi faire. Il avale sa salive, puis il ferme un instant les yeux.

Refuseras-tu ? Ou bien accepteras-tu ? De laisser cette part de toi ? De lui donner les derniers soupirs d'Andy pour qu'enfin, Rea occupe toute la place ? Parce que voilà ce qu'il demande, avec tranquillité en dépliant le bras vers toi, offrant une main à la paume abîmée et aux longs doigts fins :

« Tu veux un câlin ? Je peux faire quelque chose pour toi ? »

Il y a des schémas, des prototypes, des choses qui se ressemblent et différents. Le nombre d'or dans le tableau, photographié à son insu par son œil unique. Un souvenir placardé dans sa mémoire, dont il ne pourra jamais se défaire.

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Arnold examine Andy. C'est un spectateur fixant un animal en cage ; il lea voit tourner, se retourner, faire les cent pas, se débattre et se raviser. Ton panel d'émotions est plus vaste que le sien, mais il croit comprendre ce que tu retiens férocement en toi. Ce que tu ne veux pas lâcher ou t'avouer. Il ne saurait dire si tu ravales tes larmes, si tu les rejettes pour rester dans le rôle que tu t'étais donné. Ou bien parce que le deuil est trop violent pour toi, et que tu ne sais plus comment vivre après cela.

La mort, c'est un script. On démarre d'un point A pour finir à un point B, les lignes ont beau partir dans tous les sens, zigzaguer, on arrive tous à la même destination. Pour Arnold, la mort est codifiée par Regeneratio. Et il en voit les limites quand il te regarde.

Ce n'est pas le moment.

Précisions : c'est pas le moment.

Comme une mère à son enfant, agacée qu'il lui quémande de l'attention. Comme s'il venait t'interrompre dans ton travail, comme s'il était un élément gênant sur ta route. Toutefois, Arnold n'est pas blessé ni vexé. Peut-être que son soupir est juste blasé. Ses doigts se crispent sur la boîte de cookies. L'infantilisation s'arrête dans ces quelques mots, mais son cerveau tournera en boucle pendant des semaines sur cette simple phrase. Chacune de vos interactions sera épongée dans son cerveau, étudiée, digérée et pour arriver à une conclusion toute simple : tu le prendras de haut.

Ne restera que le spectacle de ta montée.

La chute sera d'autant plus terrible.

Arnold ferme un instant les yeux. Paupière close, inspiration et expiration. Il s'est peut-être refermé, il n'en a pas réellement conscience. Quand il les rouvre, ses mots tonnent un peu durs :

« Ce ne sera jamais le moment, Andrea. »

Arnold ne s'excuse pas, il croit avoir été plus doux que ce simple prénom, prononcé avec des syllabes acérées. Il fait craquer les articulations de ses phalanges, le poing s'ouvre et se referme. Il tente de se reprendre :

« Je ne pense pas que te laisser tout·e seul·e soit la bonne chose à faire. Mais si c'est ce que tu souhaites, je l'accepterais. Son ton à lui est devenu plus rauque, plus posé, plus doux et paternel. Il te tend encore la boîte à cookies. Prends au moins ça, et mange ça plus tard. »

Tu peux même les foutre à la poubelle, songe-t-il. Comme le reste, comme toutes ces émotions que tu détestes avoir, comme cette dernière couche de vulnérabilité dont tu veux te débarrasser. Parce que ce serait tellement plus facile, n'est-ce pas ?

Andy.




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Tu éclates. Ta colère fuse dans tous les sens, comme un bol qui tombe au sol. Tes mots sont des larmes ou des lames, et oh elles n'ont rien de belles. Tu le foudroies à chaque parole. Il ne sait pas si l'instant d'hésitation dans ta voix est toi, qui te reprends, ou si tu es au bord du gouffre à contempler l'abîme. Et il t'appelle. Grand, vaste, tu es si petit à cet instant. Arnold considère l'enfant forcé d'être l'adulte que tu es. Il accueille ta rage et ta peine sans moufeter.

« Je n'ai jamais dit que je t'en voulais. »

Il répond, calme. Il te regarde sur le point de tomber face au précipice imaginaire, dont il tisse la toile derrière toi. Mais il te laisse vouloir, choir, espérer, souffrir. Tu vois, Andy, c'est bien plus simple. Il suffit d'appuyer sur un bouton, et sans un son, voilà que les lumières s'éteignent. Arnold peut mettre ce qu'il ressent dans une boîte ; il y regardera plus tard. Pour l'instant, ce n'est pas de lui dont il s'agit. Il ne détecte pas les tentatives de culpabilisation ni le reste.

C'est un mur.

Un bouclier et une épée.

Mais il ne flanche pas. Immobile et terne, solide, les pieds encrés dans le sol. Tu pourrais t'élancer entier contre lui que tu ne le ferais pas bouger. Il est plus lourd et solide. Il a ses réalités et ses démons. Toi, tu es un animal blessé qui met du scotch sur une plaie infectée.

« Je n'attends rien de toi. Ne t'en fais pas. »

Ce n'est qu'un numéro, une arme parmi toutes les autres. Il n'a pas ton importance ; c'est un exécutant et un exécuteur. Il a une date de péremption, et il sait que la mort viendra le chercher. Il a férocement conscience de son sort et de sa position ; il ne désire pas autre chose.

Il n'a pas rangé sa main. Elle est toujours là, tendue.

La tête légèrement baissée, des mèches de cheveux blonds sous le bonnet, son unique œil figé sur toi. Un mirador là pour surveiller et non pas veiller. L'œil dans la cave, le trou dans la nuit, le rideau tombé pour cacher la grotte derrière la scène. Et Arnold dit, d'une voix posée et rauque :

« Continue, j'encaisse. »

Andrea, tu n'es pas assez forte pour lui. Tes mots sont du vent, non une tempête. Il est attristé de te voir dans cet état, et s'il t'en veux encore un peu, Arnold arrive à passer outre. Alors ne gâche pas tout cela par fierté, arrogance, à la poursuite d'un but que tu crois contrôler. La cage est tout autour de toi, et si tu décidais à la briser, il y a toujours le gouffre sous tes pieds. L'homme qui se noie se méfie de la grandeur de l'océan.

Et pas de sa profondeur.

L'appel du vide, l'abîme.

Toi, tu n'es pas une arme. Profite Andy, tu as le droit de pleurer tes morts.

Pas lui.

Il ferme les yeux. Il éteint les lumières dans sa cage thoracique.

Il est là et il encaisse.




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Tu suintes de mépris, Andy.

Même Arnold peut le sentir. C'est dans le regard, cette façon de le juger alors que le temps s'effile dans ton silence. Au fond, il aimerait prétendre que ça le blesse. Mais ça ne lui fait rien, car ces expressions-là, il en a déjà l'habitude. Il pense : c'est peut-être dans ma tête. Les mots volent dans la tienne, et ne déposent rien de bon. Il comprend avant même que tu reprennes la parole, et sa main se contente de retomber le long de sa jambe.

Ton ton est sec, ta voix est froide. Les mots claquent. Arnold réfléchit, et il songe alors que c'est peut-être ici ton vrai toi. Ce visage qu'il ne voulait pas voir. Il doute. Pourtant, c'est clair que tu mets fin à tout ça sans attendre. Pressé·e de fuir, et i(e)l ne te rattrapera pas. Il n'y a plus rien à continuer. Très bien.

Faisons comme tu veux, Andy.

Coupons le fil, ne nous retournons pas.

Arnold te fixe. Ton dos s'éloigne, ta haute silhouette est trouble pour son œil fatigué. Puis il recule d'un pas. Il a compris et il t'a donné encore un peu de chance. Il patente, quelques secondes, espère peut-être. De te voir te retourner. Mais lui aussi a des limites.

Ne reste que cette foutue boîte à cookies en métal. Ses doigts se resserrent dessus comme des serres, et face à la poubelle, il s'imagine la lancer de toutes ses forces dans le fond. Il a envie de crier et de jurer, il a envie de frapper, sentir ses phalanges saigner à la surface des arbres. Pourtant, Arnold reste tranquille et serein en apparence. Son manque d'expressivité est ce qui lui fait défaut avec les gens - si tu l'avais vu te répondre avec frustration, s'il avait été capable de montrer ses émotions, lui aurais-tu tourné le dos ?

Il se pince la lèvre inférieure, et il se balance légèrement d'avant en arrière en prenant de profondes respirations.

N'est-ce pas plus facile, Andy ?

De croire qu'il n'est pas tout à fait humain ?

Ce qui le retient d'éclater, c'est d'être en extérieur. Loin de son environnement sécurisé, où lui peut baisser épée et bouclier. Ce qui le retient, c'est qu'il déteste le gâchis. Putain, pourquoi n'as-tu pas fait comme tout le monde en acceptant hypocritement ces cookies de merde ?

Le lendemain, tu ne les retrouveras pas sur ton bureau. Il ne tentera rien de tel. À la place, ils seront dans la salle de pause, laissée à tout le monde. La boîte ouverte, anonymement, afin que les gens ne le remercient pas. Il entendra quelques-uns de vos collègues dire qu'ils ont un goût étrange, qu'il n'y a pas de sucre et qu'iels se sentent énergisés après en avoir ingéré un.

Et à partir de là, Andrea, Arnold ne t'adressera plus la parole.

Ce ne sera plus jamais le bon moment.




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