Il est 7h43 quand Arnold jette un œil sur son smartphone.

Aujourd'hui, il porte son bonnet du jeudi — un bonnet jaune et légèrement trop petit pour lui, on voit les plis de son crâne au niveau de la nuque. Aujourd'hui, il a les mêmes vêtements que les autres jours. Un survêtement noir, un vieux jogging addidas et des baskets grisâtres — il les porte uniquement les jours d'entraînement. Et aujourd'hui, Arnold se sent plus anxieux que les autres jeudis à 7h43. S'il connait le parc sur le bout des doigts pour en avoir appris par cœur la carte, et pour avoir exploré le moindre sentier, les gens restent des inconnus. Bon, à cette heure-ci, il sait qu'il a 10% de chance de croiser les autres. Et s'il croise des gens, ce seront des joggeurs. Pas les mères de famille et leurs progénitures.

Il est 7h43 et Hadrian a pour l'instant pas de retard.

Arnold, lui, reste debout, droit comme un piquet en plein milieu du parc. Sans cesse, il regarde autour de lui. Son unique œil roule à droite et à gauche, d'un bleu pâle qui contraste avec sa prothèse. On aurait pu prendre un color picker pour analyser le bleu de sa pupille, mais au lieu de cela, l'œil de verre est un peu plus foncé. La plupart du temps, on ne le remarque pas. Ou bien, Arnold ne voit tout simplement pas les interrogations.

Il écouterait bien de la musique, c'est ce qu'il pense.

Mais dans le matin froid, avec une vue dégagée sur les toutes les routes, les arbres qui se sont déplumés, il a conscience que ce serait une erreur. On ne sait jamais où ils vont frapper. Arnold n'est jamais trop sûr  - et s'il n'était pas mort ? Et s'il l'avait pris en traque ? Et si tout ceci n'était qu'un rêve ? Et son cœur qui se resserre, et le souffle qui parfois lui manque sous le stress, ne serait-ce pas les premiers signes ? Après tout, il est vieux.

Mais dans le froid du matin, son quotidien est limité par les abords du parc, il commence à douter.

Bon. Reprenons.

Il a enlevé les étiquettes de son vêtement pour que jamais rien ne le gratte. Non. Ce n'était pas ça. Ah oui. Hadrian Byrd. Le rendez-vous. Un regard sur son téléphone : plus que douze minutes et treize secondes, enfin quatorze, enfin seize...

Hadrian souhaite lui parler. Pas maintenant qu'il a répondu Arnold, là, je m'entraîne. Et après, il y a cette émission de télé à 9h05, il ne faut pas que je la manque - c'est peut-être faux, on croit souvent que les autistes ne savent pas mentir.

Hadrian souhaite lui parler, alors Arnold lui a tout simplement dit de prendre rendez-vous. Il y avait quelque chose de bizarre dans sa voix, un comportement qui n'était pas tout à fait exact. Il pourrait affirmer qu'il ne cernait pas Hadrian, mais en vérité, Arnold ne cerne pas les autres. Leurs comportements sont trop codifiés, et bam ! Brusquement, ça change. Lui, il est perdu.

Arnold commence alors à faire les cent pas. La tête rivée sur le sol, il répète : « bonjour, tu vas bien ? Moi ça va » , il ne faut jamais dire que ça ne va pas. Ce n'est pas une réponse que les gens apprécient. Des années d'expérience à être puni de sa franchise lui ont appris à toujours dire que ça va. Par défaut.

Bonjour; tu vas bien, moi ça va. Alors de quoi tu veux parler ? (son ton est monotone, il n'y a pas de sympathie dans sa voix, juste les tons chauds qui tremblotent), de quoi tu veux parler. Pourquoi veux-tu me parler (il n'est pas sûr, quelle formulation est la meilleure ?)

Et le small talk ? Il faut peut-être du small talk. Il déteste ça le small talk, il ne sait pas trop comment on le fait.

Bonjour Hadrian. Comment vas-tu ? Moi, ça va. Il fait froid, tu ne trouves pas ? (il n'a pas si froid, disons que ce que ressent Arnold est souvent limité)

Bonjour Hadrian. Comment vas-tu ? Moi, je vais bien. C'est bien, il n'a pas trop de monde.

HA HA HA

Non, il ne faut pas sourire. Son sous-rire fait peur. En plus, Arnold ne sait jamais quand il faut sourire.

Et que veux-tu ? C'est un bourgeois. Lui, c'est un péquenot à côté. Arnold n'est pas naïf au point de croire que Byrd veut devenir son ami - peut-être le prétendera-t-il, et sans doute qu'il tombera dans le piège - , ou bien Hadrian veut rejoindre les Regen ? Ou bien, il a besoin de conseils. Mais sur quoi ? Ah.

Oui.

Sur sa diet. C'est sûrement ça.

Mentalement et métaphoriquement, Arnold rajoute cette route dans son script.

Alors, c'est très simple. Je mange 2013 calories par jour. Je mange rien le matin, car je n'ai pas faim. Je prends quatre repas par jour.

Arnold énumère à voix haute les plats, les horaires, comment il les prépare. Une liste d'ingrédients et d'étapes de cuisine, hachée d'une voix monotone. Et toujours à faire les cent pas, il ne voit pas le temps filer. Puis d'un coup, derrière lui, il perçoit une présence - les pas dans la terre meuble, une respiration.

Il se retourne aussitôt, la main levée en direction, prête à attraper un adversaire imaginaire. Mais voilà, il reconnait la cicatrice sous l'œil, alors son geste se stoppe en milieu de course.

Il range discrètement sa main dans sa poche.

« Bonjour Hadrian, ça va moi ça va. Il fait un peu froid, tu trouves pas ? hahahah. »

Mince il n'était pas censé rire.

.

Hadrian, il ne dit rien face au geste. Arnold se demande même s'il a compris ce qu'il allait se passer, ou s'il ne lui en tient pas rigueur. Ou alors, il s'est arrêté à temps avant que Byrd ne le remarque. Il sait que s'il venait un jour à le frapper, son visage se déformerait sous la violence de son poing.

Arnold n'a jamais été bagarreur. Enfant, il se laissait frapper ; comme insensible à la douleur. La vérité, c'est qu'elle ne s'exprime pas à travers son visage. Sa communication est tout autre, comme le démontre son rire. Un « hahaha » mécanique, ton monocorde, sans joie et sans sentiment. Imaginez, un rire mécanique, tout droit venu de la bouche d'un bot.

Mais Hadrian ne semble pas lui en tenir rigueur. Et la caboche d'Arnold repart de plus belle, les interrogations fusent de tous les côtés. Les lumières s'allument à tous les étages, elles clignotent, suspendent leurs lueurs avant de replonger son cerveau dans les ténèbres.

Hadrian, il est beau et il un nom. Dans cette ville, Arnold n’est personne. Cela lui convient très bien, il peut contempler le destin en déclin des autres. La famille de bourgeois, presque entièrement enseveli sous cette terre maudite. Ne reste qu'une poignée de survivants. Comme Hadrian.

Un service à lui demander. Qu'est-ce que Hadrian voudrait d'un péquenot tel que lui ? Arnold écoute. Son œil se fixe sur le visage de son vis-à-vis, il cherche sous ses cils les reflets de son âme. Les interrogations, les inquiétudes ; sa voix, les sons qu'elle produit, les détails, tout ça lui échappe.

« Pas tous les matins, coupe aussitôt Arnold. Six jours par semaine. C'est important pour le corps d'avoir un peu de temps pour reconstruire la fibre musculaire, et il faut bien... »

Bien manger. Les mots s'arrêtent à temps. Arnold ne sait pas reconnaître les points de suspension dans une phrase. Mais avec le temps, il a appris quand il fallait se taire. Alors il ferme la mâchoire, scelle ses lèvres, gonfle la poitrine. Mais voilà qu'Hadrian reprend qu'il regarde ailleurs - un emballage plastique emporté par le vent aura attiré toute son attention.

Puis ça tombe.

Arnold ne voit pas l'exigence dans la phrase, il ne remarque pas que Hadrian lui donne presque un ordre. Il tourne la tête vers lui, les sourcils froncés, puis sort un gros :

« Hein ? »

Tout simplement. Une énorme onomatopée de bande dessinée, l'œil rond et fixe, visiblement surprit. De son ton de neuneu, de son air de cassos et de chien abandonné.

Erreur dans le script de possibilité, Arnold ne trouve rien à dire de plus. La machine s'élance, et s'arrête au bord du précipice. Hadrian lui demande de l'entraîner.

De l'entraîner.

De l'entraîner.

La phrase tourne en boucle dans son crâne. De l'entraîner. De l'entraîner.

Arnold baisse son oeil sur les bagues de Byrd. Comme celles qu'on met aux oiseaux, songe-t-il, afin de ne pas les perdre dans la nature. Au cas où, un chasseur pourrait frapper.



.

Pas tous les matins et six jours sur sept.

C'est qu'elle tourne en boucle. Cette phrase. Elle est bien venue de sa bouche, tandis qu'Arnold continue de fixer Hadrian. S'il ne dit rien, c'est qu'il ne sait pas quoi répondre. Il a beau aller doucement vers ses quarante ans — quoiqu'il n'est pas sûr d'un jour les atteindre —, les gens continueront de l'étonner. Hadrian, s'il semble en forme malgré cet air blasé sur le visage, il semble SURTOUT pouvoir s'offrir des services de meilleure qualité que ce genre d'idiot-là.

S'il avait fini par faire partie du paysage du crétin en question, il ne reste qu'il est un nom dans cette ville. Oh, certes, il fait partie d'une espèce (à) protégée, car presque éteinte. Certains critiqueront sa courte carrière politique — Arnold avait des choses à dire là-dessus, il avait un avis sur tout et surtout sur rien —, comme sa barbe mal rasée, ses bagues en argent, ou encore la matière qu'il enseignait — la sociologie n'était pas une vraie science... * et etc et etc, mais on ne pouvait pas revenir sur la noble raison  — un corps saint dans un esprit sain ou un truc comme ça. Certes, Hadrian est critiquable, peut-être plus par habitude que par volonté. Mais encore une fois, sa force venait de son libre-abrite, et malheureusement, il en usait consciencieusement.

Genre maintenant.

Le claquement des doigts ne le ramène pas à la réalité. Arnold réagit aussitôt — le bruit est désagréable, brouille les autres —, un pas en arrière. Il vire sa main loin de son visage. Borgne, oui, mais pas sourd. Garde pour lui l'énervement que ce geste vient de procurer. Arnold masque la plupart du temps ce qu'il est ; ce n'est pas des choses qu'un Byrd a besoin de savoir.

Le même entraînement que tu fais là.

Hadrian répète plusieurs fois la même chose, avec de l'aplomb dans la voix. Sauf qu'Arnold a du plomb dans la tête, ça ne rentre pas. Il a besoin de temps pour préparer sa réponse, alors il glisse son œil le long de la silhouette de Byrd. Il est certes plus grand, il n'en reste pas moins qu'il pourrait le battre sans sourciller. La formation militaire, puis la malédiction. Le cancer dans son corps, pas encore déclaré. Arnold avale sa salive. Ses muscles sont cachés sous son épais sweat noir, et son vieux jogging addidas. Sleeper build, un esprit endormi la majorité du temps.

« Oui. Je m'appelle Arnold, réponds le concerné en entendant son prénom - pourquoi Hadrian l'appelle-t-il ? Il connait son propre prénom, quand même. Excuse-moi, je ne comprends pas. Admet-il, en reculant encore d'un pas. Il cache les mains dans ses poches. Je ne suis pas coach, je ne sais pas entraîner quelqu'un. Tu peux aller à la salle, ça, c'est juste de la callisthénie. C'est gratuit, c'est joli, mais ça sert pas à grand-chose. Pause. C'est vrai que je sais faire le drapeau et l'escalier.** Puis Arnold semble enfin comprendre, son œil valide s'écarquille. Puis il sourit. Des dents de requins sous des lèvres fines et pâles, quelque chose qui le fait ressembler à un crackhead de Paris Nord***. Ah j'ai compris ! C'est pour travailler dans un cirque ? »

C'est l'option lui semblant la plus logique. Si Hadrian pense pouvoir protéger les siens, Arnold se contente d'insulter toute sa volonté en un seul mot. Travailler dans un cirque ; c'était un truc que son père lui avait proposé, avant que lui-même ne s'engage dans l'armée.

...

* Dixit son daron
** Ce qui est drôle pour un patriote de faire le drapeau vivant
*** Je cherche équivalence Arkhamien

.

Pas tous les matins et six jours sur sept.

« Euh non... Je n'ai rien contre les cirques. »

C'est tout ce qu'il répond, dès que Hadrian lui demande franchement s'il se moque de lui. Arnold ne rajoute rien, il se contente d'observer le professeur faire son numéro au loin. En vérité, il s'éloigne aussitôt pour aller ramasser l'emballage qui traîne par terre. Il le jette dans la poubelle, puis revient vers lui en espérant secrètement que la conversation se termine là. Il doit fournir des efforts supplémentaires pour écouter, comprendre, suivre ce que baragouine Hadrian.

La mention de son poste l'alerte. Arnold rentre la tête dans les épaules, son œil se fixe sur Byrd. Il ne dit rien, son visage se ferme. Quoique cela ne change rien pour la plupart des gens ; on ne sait pas réellement le lire, tant qu'on ne le connait pas vraiment. Heureusement qu'ils sont seuls.

Les reproches fusent, Hadrian appuie là où ça fait mal. Arnold se rappelle encore, du corps de la sœur d'Amadis, du chaos, et du sentiment d'inutilité qui ne s'était jamais envolé. Il reste droit dans ses bottes, les mains rangées dans les poches. Il ne montre rien. Il se contente de légèrement balancer son corps d'avant en arrière, les épaules courbées et tendues. Il tombe dans le piège des reproches, et de la culpabilisation. Hadrian aura su trouver la bonne carte.

« C'est vrai que tu es faible. »

Un constat, un mot qui ne rate pas sa cible. Un tir dans la tête, et cela avec un ton de neuneu et détendu. Arnold fixe le sol, il cherche s'il n'y a pas d'autre déchet à jeter pour occuper les mains. Il pousse un soupir, il gratte la terre meuble avec le bout de sa chaussure.

« Je ne sais pas si c'est possible, je ne suis pas coach. Il me faudrait une licence de coach. Pour suivre les règles, ne jamais dépasser les limites. Tu ne veux pas les affronter, crois-moi. Arnold passe la main dans sa nuque, ses doigts râpent contre une couche d'eczéma, et nerveusement, il se met à la ronger avec ses ongles. Je suis désolé. Pour ta famille. »

Il ferme les yeux de toutes ses forces. Aspiration. Souffle bloqué dans sa cage thoracique. Il tente de faire le calme. La situation est trop anxiogène, alors Arnold se contente du silence. Son œil, le diagnostic, ses camarades morts. Les cadavres qui s'alignent les uns après les autres. Hadrian et sa famille morcelée.

Arkham, la terre maudite, la malédiction de Mens. La peur et la paranoïa ; une mauvaise nuit et il croit que c'est la fin. Parfois, l'envie d'en finir avant que l'Éreintement ne le fauche. Prendre les devants, penser à ses parents, et le rien qu'il laissera derrière lui. Il ne s'autorise pas à s'attacher aux gens, et il fait en sorte que personne ne s'attache à lui. C'est plus simple ainsi.

« Je n'ai pas d'amis. »

Toujours premier degré, sans voir le fond, ni même sans se demander comment Hadrian voit cette relation. Arnold est juste dans un autre monde, rempli de monstres et d'idéaux. À l'armée, il n'avait jamais eu d'amis. Mais des camarades. Des gens plus ou moins liés à lui, des personnes qu'il avait ouvertes pour mieux réparer les plaies. Quand on danse avec la mort, un pas après l'autre, que ce soit un ballet ou un tango, on apprend à ne plus s'attacher. La chute en est moins douloureuse.

Alors il se distancie de lui-même. Protège sa vulnérabilité, loin des amitiés, loin des amours. Il ne reste que ses parents, l'espoir d'un jour les voir renouveler leurs vœux avant de partir. Il craint de ne rien leur laisser.

Mais tout ça, Hadrian, ne le sais-tu pas ?

Tu parles à cœur ouvert, sans ton sarcasme pour te protéger. Sans chercher une carrière politique pour te rédempter. Arnold suit tes mouvements, contemple ta solitude de son œil unique. Tu es suffisamment franc pour qu'il comprenne.

Arnold ne rit pas et pourtant, il en a vie. Par ironie. Il se contente de se balancer d'avant en arrière, il sent la semelle de sa chaussure épouser le sol. Il aimerait ne pas te voir t'aventurer sur ce chemin-là. Il croit que tu aspires à la vengeance.

Il soupire.

« Tu ne comprends pas. »

Arnold remonte légèrement son bonnet sur son crâne. Il te fait signe d'attendre, et de la main gauche, il cale son index au-dessus de son sourcil gauche. Son pouce tire alors sa paupière inférieure, tandis que de l'autre main, il se contente de déloger sa prothèse.

La blessure a bien sûr guéri en dix ans. Sans l'œil de verre pour tenir, sa paupière supérieure retombe sur elle-même. Ses cils sont affaissés, incroyablement longs et clairs, mais ne cachent en rien la cavité vide qu'il affiche alors. Sans pudeur, sans regret ; sa normalité, sa vulnérabilité ainsi dévoilée.

« Je suis militaire réserviste, annonce-t-il d'un ton indifférent, si je ne peux plus faire partie de l'armée, c'est parce qu'ils m'ont pris mon œil. On a été attaqué. Je ne savais pas ce qu'ils étaient. J'ai eu la chance de survivre ce soir-là. Arnold avance d'un pas, lève son œil sur toi, Hadrian. Il veut que tu voies, ce qui lui reste, ce qu'il reste du jeune homme qu'il a été. Le borgne qu'il est maintenant. Et j'étais entraîné. »

Il a les sourcils fins, comme ses cils, clairs, comme ses cils. Comme l'on un jour été ses cheveux, avant qu'il ne les perde. Les plaques d'eczéma ne sont pas tout à fait absentes de son visage, elles sont des particules dans le coin de son œil gauche, ou encore dans son cou.

« Tu as un stylo ? »

La demande sonne étrange, elle tombe comme un cheveu dans la soupe. Mais Arnold se fait confiance. Il veut te montrer.

Ah. Hadrian. Ta tragédie est là. Tu te rends compte que tu n'es qu'une poussière, et que malgré toute cette soif, cet entêtement à vouloir survivre, tu ne seras pas un rayon de soleil sur la peau des monstres. Arnold encaisse ton regard, il ne sait pas dire si tu es écœuré ou choqué. Si tu remarques la crevasse dans son visage, ou si tu es au fond un peu voyeuriste. Il n'enlève pas sa prothèse pour faire joli, ou pour nouer une franche camaraderie avec toi. C'est un avertissement, un reality check. Il ne veut pas te voir t'élancer sur une voix qui te coupera les jambes.

Alors tu comprends.

Est-ce que tu abdiques ? Ne te force-t-il à te condamner à mort ?

Arnold tire sur sa paupière inférieure, son index revient remonter celle au-dessus. Et il replace son œil de verre, c'est même plus simple que de mettre de faux ongles et du vernis. C'est naturel. Il cligne plusieurs fois des yeux, il tourne son œil gauche plusieurs fois pour s'assurer qu'il est en place et qu'il ne le gêne pas.

Sans un mot, Arnold prend le stylo et test sa mine sur sa main. Il vérifie que l'encre sorte facilement, puis il le pointe en ta direction. Comme une armée, une épée, un couteau. Son expression est figée dans la pierre.

« Si tu veux un vrai conseil, apprends à courir plus vite qu'eux. Ses doigts sont longs et pâles, ses paumes sont abîmées, on voit les veines sur le dos de sa main. Puis quand il parle, c'est d'un ton protocolaire sans mettre de sentiment : je te propose autrement. Tu vois le stylo ? Ton but est de l'attraper. »

Arnold se concentre.

Ses muscles se tendent sous son sweat, il sent à peine le vent louvoyer dans sa nuque. Il semble tranquille, détaché, pas prêt à se battre. Pourtant, il se tient de trois quarts face à toi, son poids appuyé sur sa jambe arrière.

Il ne dit pas qu'il accepte, peut-être a-t-il changé d'avis.

C'est qu'il sait et qu'il comprend. S'il a rejoint les Regen, c'était bien pour ne pas laisser l'occasion à ces monstres de s'en prendre à plus faible qu'eux. Il a conscience qu'à l'époque, avant d'être un soldat, il avait été un médecin. Il n'était pas censé donner son corps au combat. Ce jour-là, Arnold avait été humilié. En tant que guerrier, et entant qu'humain.

Et pourtant, regarde, Hadrian. Arnold te tend presque la main, le stylo semble facile à attraper entre ses doigts. Il le laisse plus ou en moins en équilibre. Il te donne une chance, mais elle est grossière sans être narquoise.

Son visage reste sérieux, son œil garde sa place. Comme lui. Il est une arme.

Il n'attaquera pas le premier. Tu as ta chance, essayes de la saisir.

Essaye seulement.

Ton visage ne semble pas refléter de la joie, ou de l'intérêt. Arnold l'observe sous le prisme de son œil, intrigué que tu ne sache pas prendre la situation au sérieux. Il te voit hésiter, il te voit imiter sa position. C'est pourtant simple, le but est de lui arracher le stylo des mains. Si tu es habitué à la boxe, tu comprendras vite que ton objectif sera de ne pas te laisser marquer des points. Il ne préfère pas te donner de réponse, il te laisse apprivoiser la situation.

Pourquoi souris-tu ?

Quand tu t'élances, Arnold recule d'un pas et lève aussitôt le stylo au-dessus de sa tête. Il ne cherche pas à t'humilier, il se contrôle pour rendre tout cela grossièrement équitable. Mens pèse sur ses épaules, c'est ce qui le rend fort. Mais là, cela n'a rien à voir. Il est agile et rapide, vigilant à tes actions. Il s'adapte à toi, et aussitôt que ta première tentative brasse l'air, le stylo râpe contre ta main. Il fait plusieurs pas en arrière, et il t'étudie.

« Un. »

Compte-t-il entre ses lèvres, calmement.

Une marque au bic sur ta main. Un point marqué, pourrait-on dire. Ou bien, énumère-t-il le nombre de tes tentatives pour attraper le stylo ? Il ne te donnera la réponse que bien plus tard. En attendant, il encaisse tes actions, il y réagit vivement sans se poser de questions. Non, Arnold ne te plantera pas avec le stylo ; il se contentera de laisser des traces bleutées sur tes vêtements - on espère pour toi que tu ne portes pas de blanc.

Action et réaction. Il ne joue pas la carte de l'attaquant, car il n'en a pas le besoin. Et s'il le faisait, tu finirais bariolé de stylo sur le visage et les bras ; là où il décide de toucher - frapper de manière métaphorique. À aucun moment il ne te donne la chance de le prendre dans son angle mort. Son corps est toujours tourné sur la droite, suit les mouvements du tien pour garder cette partie protégée. Maintenant que tu as vu, la crevasse dans son visage, songeras-tu à l'exploiter ?

Parce que vois-tu, Hadrian, il y a quelque chose que l'armée lui a appris.

Il n'y a pas de combat loyal, il n'y a rien d'épique à foncer sur le champ de bataille. Le but n'est pas d'être un héros, mais d'être un survivant. Tenir quelques secondes sous les balles et les bombardements, c'est ce qui détermine si tu seras ou non un vétéran. Ce sont les plus chanceux et les plus acharnés qui reviennent en vie. C'est sa réalité depuis plus de quinze ans.

Il ne parle que lorsqu'il compte, pragmatique et concentré. Comme avant, quand il fallait dénombrer les survivants ennemis.

Il a laissé son cœur sur le champ de bataille de cette nuit-là.

Les coups de stylos sont des avertissements. Des marques légères ou plus lourdes, des coups imaginaires portés sur toi. Arnold peine à lire les émotions des autres, c'est un fait. Pourtant, il reconnait les schémas - dans les caractères, dans le tableau de sa vie quotidienne, ou encore dans les attitudes. Le changement est imperceptible chez toi, Hadrian. Mais c'est dans l'hypervigilence, traduite par un sens aiguisé de l'ouïe - compensation de son œil -, par une attention qui se relâche jamais que tu le fais froncer des sourcils. Des schémas reconnus à l'excès.

Tu fonces sur lui, Arnold recule d'un pas en s'appuyant sur sa jambe. Quand il redresse le stylo dans les airs, il rafle ta main. Il compte : deux. Si tu arrives à l'attraper, sa poigne est trop puissante. Il sent presque le stylo craquer sous ses doigts. Puis en faisant un grand mouvement, l'épaule jetée en arrière, il se contente de dégager le stylo de ta main. Voilà ta paume bariolée de bleu, et lui qui compte calmement :

« Trois. »

Il note de te féliciter plus tard ; tu as réussi à le surprendre.

Le combat n'a rien d'équitable. Arnold est plus fort, habitué surtout. Il a beau se contenir, son passé et son entraînement de militaire auront raison de toi. C'est pour cela qu'il ne fait que se défendre, profitant de tes brèves attaques pour te toucher avec la mine. Si tu essayes de l'attraper avec les mains, elle glisse dedans, et cela te fait une autre marque. Un autre point, une autre plaie. Oh. Sois tranquille, Hadrian, tout ceci est pour de faux.

Quatre, cinq et six et sept, huit, dix, douze.

À chaque fois que tu es touché, à chaque fois qu'il laisse sur toi l'encre - comme des coups de couteau qui t'auraient touché -, il continue de compter. Et tout cela pour arriver à vingt-trois. Arnold te force à tenir le rythme, il ne semble pas se fatiguer, au contraire. Peut-être même qu'il s'amuse un peu, songeant qu'il n'y aura là aucune conséquence. Il ne songe pas à tes cours du matin, à ta qualité humaine ; il en aura oublié la conséquence de ta demande.

Il met deux mètres de distance entre vous.

« Vingt-trois. »

Son œil roule en ta direction, il t'attend. Après t'avoir donné cette chance, il mettra fin à ce petit jeu. Puis il te donnera des explications, cela n'a l'air de rien, pas vrai ? C'est peut-être idiot, Hadrian. Mais c'est déjà difficile. Pourtant dans la réalité, tu serais déjà mort.

Arnold est prêt à accepter d'arrêter ici. Il pense que tu as ton compte, tu sembles fatigué, tu as tout outfit plein d'encre. Puis tu fonces sur lui. Tu as peut-être le temps de le voir rouler des yeux. Il recule aussitôt, mais plutôt que de se contenter de lever le bras en l'air, il répond à ton attaque. La mine rafle contre ton bras, vingt-quatre, avant que sa main libre ne s'enroule autour de ton poignet. Il te donne un coup de stylo juste sur la joue, plus pour t'embêter que pour te faire mal. Vingt-cinq. Il bouge encore, la mine trace une nouvelle ligne juste sur ton ventre. Vingt-six. Puis il te relâche en te poussant. Pas trop brutalement.

« Vingt-six. »

Il te rend le stylo, il range les mains dans ses poches. Puis il observe ton état. Il reste impassible, déconnecté, embêté peut-être. Ce n'est pas facile de démêler ses émotions, car lui-même peine à toujours à mettre des mots dessus. Il avale sa salive — sa pomme d'Adam s'abaisse le long de sa gorge. Il attend que tu reprennes ton souffle, il te laisse l'occasion de saisir toute la gravité de la situation. Le but de l'exercice — ce n'était pas de te ridiculiser.

« Il y a vingt-six coups de stylos sur toi, détaille Arnold sur un ton tranquille. Imagine plutôt que ce n'était pas un stylo, mais un couteau. Voilà. C'est autant de coups de couteau que tu aurais pu te prendre. Il a un sourire un peu triste et entendu. Quand tu vois un gars te menacer avec un couteau, le mieux à faire est d'apprendre à courir vite. »

Ne pas jouer aux héros. Penser à sa survie, c'était aussi ça. Arnold continue de te fixer, il détaille ton expression, il fouille la vérité. Des sentiments. De la colère peut-être.

« Buter ces trucs, ce n'est pas facile. Je ne crois pas qu'un humain normal en soit capable. Moi je peux, grâce au serment de Mens. Ajoute-t-il d'une voix blanche, les épaules s'abaissent dans un soupir qui pourtant ne traverse pas ses lèvres. Si tu veux survivre, je peux essayer de t'apprendre. Après tout, avoir une chance, aussi minime soit-elle, c'est déjà mieux que rien. Non, Hadrian, si tu veux les battre, il faut que tu prêtes serment à Mens. »

Arnold ne se rend pas compte de la proposition qu'il te fait-la. Il ne cherche pas forcément à t'embrigader. Pour lui, c'est toutefois la solution. La vraie. Tu as déjà perdu les tiens, qui sait quand ils pourraient revenir achever le travail avec toi et ta nièce ?

« Ou mettre de l'argent dans ton sang en intraveineuse, qui sait. »

Arnold tente une plaisanterie, un peu pour se débarrasser de la lourdeur de la conversation.

Tu passes par toutes les émotions. Un tableau riche, plein de couleurs qu'il discerne mal, ou qu'il apprend à connaître. Qu'il pourrait comprendre et connaître, oui, s'il les touchait du bout des doigts. S'il suivait leurs formes, des taches sur ton visage habituellement nonchalant. Arnold te pousse dans tes derniers retranchements, incertain des réponses qu'il doit te donner. Tout le monde n'est pas fait pour être soldats, et les Vesperis rendent les familles orphelines. Sans avenir peut-être. La petite bourgeoise qui n'a plus de champagne pour s'abreuver de rêveries.

Tes insultes ne le touchent pas. Arnold reste passif, on dirait qu'il visite un zoo et que tu es enfermé dans l'une des nombreuses cages. Traiter Regen d'incapable, c'est juste la preuve du manque de sang-froid. C'est aussi le simulacre de tout ce que tu as perdu. Il répondrait bien que c'est le lot de toutes les guerres ; les civils sont des dommages collatéraux. Des sacrifices parfois nécessaires. Il n'est pas assez charismatique et éloquent pour t'encourager sur cette voie. Ce n'est pas une décision qu'il veut porter pour toi.

« Si tu prends ta décision, tu sais comment me contacter. Sinon, c'est Maria que tu dois voir. »

D'un ton digne d'un bot, quand on fait une réclamation pour un service pourri sur le net. Arnold retient un soupir, déprimé de te voir ainsi. En vérité, ton sort le touche. Toutes ses interactions sociales qui concernent le deuil finissent ainsi. Il y avait eu Andrea, et maintenant, c'est toi. Tes émotions continuent, oh, des effusions de sang presque, et lui, un mur infranchissable. Tu ne pourras jamais le battre. Tant que tu seras humain. Tu pourras hurler, le frapper, l'insulter, Arnold encaissera sans broncher.

Si tu veux survivre, c'est Arkham qu'il faut brûler.

« Je suis personne, c'est tout ce qu'il lâche. Un outil pour Regen et pour l'État, un haussement d'épaules, toi, tu peux encore avancer. Mais c'est ton choix, Hadrian. Je ne le prendrais pas à ta place. Fais comme tu veux. Mais pour survivre face à ces monstres, il faut arriver à s'adapter. Continuellement. Une autre pause, un silence qui s'allonge, et puis : crois-tu en Dieu ? Ou as-tu arrêté d'y croire depuis ce qu'il s'est passé ? »

Arnold n'est pas croyant, malgré Salt Lake City et les mormons. Malgré le milieu dans lequel il avait grandi ; il aurait aimé pourtant. Avoir autre chose que Mens et l'Ange vers qui se tourner, quand ça ne va pas, quand il confond le visage de ses camarades avec ceux du monstre qui lui a arraché un œil.

« C'est humain de chercher un responsable pour ce genre de drame, ajoute-t-il en regardant le ciel. Puis il soupire, las : c'est aussi plus facile. »