as i tiptoe; creaking over  prayers

pleading with their maker; crying with their choir

Longue est la nuit dans l’antre de la bergerie. Une lune ronde étend ses rayons clairs par l’interstice d’une fenêtre et jalonne le bois du corridor d’éclats sinueux. Darcy, ses pieds nus à même le bois grinçant, en suit la course. Lasse, négligemment drapée d’un saut-de-lit dont le satin attrape le bleu de l’astre nocturne, elle déambule. Elle cherche.

La demeure est plongée dans le silence, à peine perturbé par le murmure du vent qui ronge les boiseries et s’engouffre dans les combles, et par sa présence. Ce lieu est comme elle. Sa carcasse grinçante n’est portée que par l’immense Foi qui l’anime, et ne pliera jamais face aux forces ennemies tant que l’amour de son Seigneur gonflera son poitrail creux. Mais à la foi, ce soir, se mêle une lancinante mélancolie.

Voilà venue l’heure de se recueillir. Dans une alcôve de la maison, elle adresse une prière, et pose par la fenêtre un regard songeur. La lande, immobile, est avalée par la Nuit. Ses pensées se confondent avec son épais manteau noir. Elle revoit entre les ombres l’image de leur Père, et dans son sillon deux ingénus éplorés, les jumeaux penchés au seuil d’une inéluctable mort. Sans lui, leur vie se serait éteinte dans la souffrance pour Yael, et dans les larmes, pour elle. Mais il n’est plus. Et avec lui, son infinie connaissance s’est évaporée pour toujours.

Un craquement fluet la tire de sa torpeur songeuse. Le bruissement léger de l’air, l’imperceptible ronron de son existence, et la consolation de sa soudaine présence lui parviennent. Ses épaules se détendent, elle ne se retourne pas.
— Il venait souvent ici, sourit-elle doucement. Je n’ai jamais su ce qu’il couvait ainsi de son regard, par cette fenêtre.

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Quelques mots et la pièce toute entière semble tressaillir. Un frisson doux, tendre, qui longe les plinthes et les murs pour venir trouver refuge à ses pieds, remonter le long de chacun de ses membres, et se nicher enfin au creux de son oreille. Darcy accueille sa présence avec déférence, avec amour. Pourtant, ses lèvres se pincent un instant. Ce qui pèse au bord de ses lippes est une brume, un souffle nébuleux, une mémoire ternie par le temps. Comment expliquer qu’une chose enfouie si longtemps à l’angle mort de sa propre conscience lui revienne ainsi ? Sa tête dodeline, dans un geste entendu. Ce que porte Yael aux siennes, est l’unique vérité.

Elle se tourne, et découvre dans la pénombre l’immaculé éclat de son miroir, et sa figure sereine qui pose sur elle ce seul regard qui sait l’apaiser.
— Oui, aquiesce-t-elle. C’est une chose que je ne saurai oublier.
C’est à ce créateur, ce père porteur d’espoirs nouveaux, qu’elle doit cette splendide existence après tout. Sans cela, sa vie aurait été bien courte, et nimbée d’une ignorance qui lui paraît, désormais, presque crasse. Mais sept cent années plus tard, et quelques poussières encore, combien sont les zones d’ombres qui lui échappent encore ?

— Non, la simpliste réponse éclot sans peine à ses lèvres. Sans doute les échos d'une humaine tristesse l'ont envahie parfois, saisie à la gorge, et ont soulevé son poitrail d'une certaine mélancolie lorsqu'il le fallait. Aujourd'hui encore, certainement. Mais c'est ce que provoque toute absence, et c'est se dont elle sait le mieux se nourrir. Sa Foi perdure en nos âmes. Elle secoue mollement la tête. Du reste… Une nébuleuse en son esprit l’enserre de ses bras tendres et lui intime de laisser flotter cette phrase sans fin. Qu’importe. Après tout, c’était la chose à faire.

Là, elle se laisse choir dans un fauteuil qui lui appartenait autrefois. Elle en parcourt le velours côtelé, usé par endroit, du bout des doigts.
— Et rien ne saurait me rendre plus heureux que de te savoir à ta juste place, à présent.

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Darcy se nourrit du silence, de la nuit longue et de l’absence. C’est dans le creux des non-dits de leur Père que son existence s’est forgée, c’est dans le regard envieux porté sur les attentions qu’il offrait plus religieusement à Yael qu’à son encontre, que sa foi s’est ancrée. Sans rancune, pourtant, car Darcy le sait depuis toujours : son adelphe est l’unique porteur de leur Salut. Darcy se nourrit de sa propre faim.

Pourtant, c’est à son insu qu’elle s’est nourrie de l’oubli. Il s’est insinué en elle, pour s’échouer finalement entre ses prières. Dans sa dévotion toute entière, entre les psaumes de ses croyances, son crâne s’est fêlé, et la lumière est entrée. Une obscure lumière, dérangeante, incompréhensible à son esprit rationnel. Et l’inquiétude articulée par Yael répond à la sienne, silencieuse encore, mais qu’elle ne pourra dès lors plus garder sienne.

Ses entrailles se serrent. Un silence s’étire.
A ses lèvres pieuses, l’aveu s’échoue.

— Yael, le murmure de sa voix embrasse l’obscurité avec déférence, il m’est venue une chose… une chose que j’avais oubliée, et toi aussi peut-être. Ses doigts s’articulent, glissent entre les mèches soyeuses de l’ange penché à ses genoux. La caresse est tendre, rappelle celle de leur mère – la toute première. Pourtant, son regard s’éteint quelque part dans la nuit, au loin : trop loin noyé dans les tréfonds de sa mémoire, il lui est pénible de s’accrocher à la réalité.

— Il parlait d’eux avec une splendide déférence. Leurs visages m’échappent encore – cette brume, je ne sais comment m’en débarrasser. Ces autres dont tu parles... Un soupir fend ses lèvres. Je crains que tes inquiétudes ne rencontrent les miennes. Ses cils battent, reviennent sur la silhouette séraphine de son adelphe ; son regard est alors mu par une infinie tendresse.

— Alors dis-moi, d’où t’es venue cette idée ?

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Aux paroles de Yael, Darcy tremble : un imperceptible mouvement du bout des lèvres pincées, le murmure indicible de son corps à la fois inquiet, à la fois empli d’un espoir sourd qu’elle ne saurait nommer. Leur Père, lui, dans ce lointain souvenir, n’avait aucune crainte à leur sujet, alors au creux de ses entrailles grouille l’idée -impie peut-être- que les innommés sont la réponse à ses questions centenaires. Et si son esprit est nimbé de buée, les mots de Yael trouvent leur résonance au plus profond de son âme.

Darcy crève de comprendre. La présence tendre de Yael à son genou l’apaise, ce réconfort lui est cher. Qu’importe la pénombre : il est le phare qui les guide. A son tour, elle se laisse glisser du fauteuil, les jambes pliées sous sa carcasse, ses mains aussitôt plongées dans celles de Yael. Il lui semble plus juste d’être ainsi à sa hauteur pour lui confier ce qui la hante. Ses lèvres embrassent doucement, dans un geste pieux, révérencieux, les doigts de son adelphe – et murmurent doucement la mélodie d’une courte prière. Elle s’en remet à lui, pour toujours et à jamais.

C’est dans la prière que les images lui sont revenues – c’est dans la prière qu’elle plonge les retrouver.

Alors, elle confie :
— Je crois les avoir croisé, également, autrefois. Notre Père aussi ; et il les aimait, Yael. Il les aimait. Cette idée lui est la plus curieuse, la plus étrangère, presque : comment a-t-il pu aimer d’autres êtres, autant qu’il l’aimait, Elle ? Leurs visages échappent à mon souvenir : ils les cachaient sous ces capes... Puis vient ce détail, ce détail curieux, à la fois si clair et si lointain – si vif, et pourtant insaisissable. Notre Père – il portait sur lui leur symbole.
Ce symbole qui la nargue, niché à l'angle mort de son antique conscience, plongé dans la pénombre, silencieux, et pourtant si présent.

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Ses entrailles hurlent. La bête s’agite.
Quelque chose meurt en elle.

La vision lui arrache une plainte navrante. Il lui semble que c’est le Monde entier qui s’effondre à leurs pieds, tandis qu’en son esprit les images se bousculent en une cruelle valse – piétinent, piétinent, encore et encore les terres de ceux-là qui auraient pu être ses adelphes. Son poitrail se serre, sa gorge se noue, tout son corps est pétrifié. Soudain, elle a peur – mais pis encore, elle est coupable.

La culpabilité s’abat sur ses épaules, pareille à une chape de plomb coulé contre sa carcasse. Saura-t-elle seulement, ensuite, se redresser – lever les yeux – croiser ceux de Yael ? C’est sa voix, fragile, qui le tire de sa morbide introspection. Yael. A ses yeux, des larmes coulent, et aussitôt Darcy s’applique à les essuyer de la paume de ses mains. Sa détresse lui est insupportable – ce mauvais sort qui les guette l’enrage.

Ses mains rougissent des larmes de Yael.
Quelqu’un est mort, dit-il.
Et ses mains, rouges de son sang.

La pensée est violente, furieuse, elle voudrait la rejeter mais ne le peut pas. Et si c’était-là la cause de son immense culpabilité ?
— Yael, souffle-t-il à voix basse. Yael, je suis désolé. Incapable de s’accrocher à autre chose qu’à son regard, celui-ci lui semble pourtant insoutenable. Ne m’en veux pas, je t’en conjure. L’aveu lui échappe, elle qui d’ordinaire pèse chacun de ses mots s’effondre face à l’affliction de son adelphe, sa seule famille, le miroir épuré de son existence. J’ai commis une chose irréparable – ce crime, ce crime dont tu parles peut-être. Sa voix est une supplique. Je l’ignore. Yael, répète-t-elle encore, dis-moi que je n’y suis pour rien.

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Les mots de Yael sont à son âme un Salut inespéré. Darcy se réfugie entre chacune de ses syllabes, pendue à ses lèvres, apôtres de leur déité. Elle y fond, pour mieux répudier un crime qui lui paraît inconcevable. Pourtant, malgré tout le réconfort dont l’honore son adelphe, le grouillement du doute subsiste en ses entrailles, infâme et putride.

Et les lippes salutaires se pressent à son front.
C’est un pardon au goût amer qui laisse à ses chairs la brûlante sensation d’avoir, contre son gré et contre ses propres croyances, fauté, malgré l’immense tendresse de son geste. Aucun mot ne saurait exprimer la gratitude qui l’anime alors à l’égard de l’abysse épris, dont la sentence aurait pu – à juste titre – être plus cruelle.

Ses murmures, à leur tour, s’éteignent doucement dans la nuit.
— Merci. Le péché n’est pas absout, mais Yael lui tend dans sa bienveillance solennelle, l’opportunité de réparer les erreurs commises – et pernicieusement tapis dans les recoins les plus sombres de sa mémoire. Crois-moi ; je te fais la promesse de mettre la lumière sur ce passé qui me hante, et te hante aussi dans le deuil de l’Enfant. L’immense deuil – l’infâme faute. A son poitrail, se creuse la crainte de déceler dans ses recherches la preuve de sa culpabilité. Et alors, alors qu’en dirait Yael ? L’hérésie ne saurait être éternellement pardonnée. Puissent les réponses à son tourment aller dans le sens de leur foi, espère-t-elle en silence.

— Et, Yael, ses orbites noires fondent dans celles de son adelphe. J’ai servi pendant des siècles, oui, et servirai aussi longtemps que la Main Aimante nous guidera. Ses traits se durcissent, à l’aube de son tourment, derrière la crainte d’abord survenue et la détresse sordide, se dévoile une rage muette. Rien ne me détournera de Notre chemin. Mais si tel était le cas, alors – elle le tait – il lui faudra rejoindre leur Père. L'égarement ne pardonne pas.