Les choses sont faites de telles manières que, parfois, il te faut mettre le bout de museau en dehors de ton bureau. Et lorsque tu sors de ton bureau, ou de ton chez toi, ou n’importe où en dehors de tes terriers, tu te remodèles. Tu ne te changes pas entièrement et contrairement à certains autres Nosferatu, tu portes bel et bien des vêtements, mais…

Un petit lifting ne fait de mal à personne. Et camoufler cet œil monstrueux non plus. Tu te donnes des airs plus humains. Plus jeune, également. Plus présentable. Pas beau – ça, tu ne l’as jamais été et tu n’as jamais joué ainsi. De plus, être beau, c’est attirer les regards. Or, toi, tu as toujours cherché l’inverse. C’est… plus pratique, pour ta mission.

Le fait est que tu as dû sortir. Et tu as emprunté ton identité d’extérieur. À la base, pour un rendez-vous. Ensuite, parce que ta barmaid du jour est absente. Alors, Guido est de sortie. Guido ? C’est le patron humain. Celui que tout le monde croise. Ceux qui n’ont jamais franchi le seuil du bureau du patron.

Guido, il porte une chemise blanche, un pantalon cigarette noir, des chaussures de ville. Il a également mis son plus beau tablier pour préparer les décoctions diverses et variées que demandent les client. Guido, il est italien, et tous les habitués l’apprécient. Il est de bon conseil sur les consommations à prendre, les nouveautés à tester et il sait même créer certaines merveilles qui ne sont pas à la carte.

Guido, il est shaker en main en train de faire son petit spectacle pour préparer un verre, lorsqu’un nouveau visage entre en ces lieux. Et Guido, il observe tout. Un sourire qui se veut accueillant et poli sur les lèvres, il accueille.

Le jeune homme s’approche. Demande. Commande ?

« Carte d’identité ? »

Il demande. Professionnel. Il fait jeune. Sûrement plus qu’il ne l’est vraiment, surtout pour demander un tel cocktail. Mais il sort tout de même un verre. Les gestes sont agiles. On ne croirait pas avoir un vieillard en face de soi. Des siècles d’expérience. Il sait faire croupier, également. Et pas que. Mais la carte d’identité. Il ne doit pas braquer.

« Pardonnez la demande. Vous faites jeune et j’ai une licence à protéger, vous savez. »

Le cocktail se prépare. En vérité, il n’a pas grand doute sur l’âge. Mais il aime profiter, lorsqu’il en a l’occasion, pour noter nom prénom et visage. Il aime savoir et recueillir les informations, vous savez…

Le Sazerac est prêt. Il n’attend plus que le feu vert.

Un sourire étire les fines lippes. Un sourire chaleureux mais qui ne remonte pas jusqu'aux yeux.

Business is business.

Guido patiente. Guido sourit. Guido observe. Des doigts mal placés. Il le pointe. On dégage la vue. Il se penche un peu, observe. Il note l’information dans un coin de sa tête et décide instantanément du rôle à jouer. Un sourcil se hausse, il se redresse, observe l’homme avant de libérer le verre.

« J’ignore si je dois m’offusquer de la grossièreté de ce faux et vous inviter à changer de fournisseur pour la prochaine, ou si je dois être offusqué de l’injustice de la génétique. »

Guido est un peu plus bavard – et sociable – que Dante. C’est un fait. Toutefois, il reprend son activité de nettoyer et essuyer une pinte. Calme. Paisible. Serein. À l’écoute du client – qui le fait se poser quelques questions et songer au fait qu’il va devoir mettre un rat ou deux sur ses traces pour glaner des informations.

« Le bar en lui-même n’est pas bien récent. Mais je l’ai récupéré il y a quelques années. Alors… oui, on peut dire que « ça fait longtemps que nous sommes ici ». »

Il sourit. Observe le verre pour s’assurer qu’aucune saleté ne reste, avant de le ranger, sous le bar et s’occuper du suivant.

« Votre ami est un habitué ? Ou nous a-t-il découvert récemment ? »

Il fait la conversation. Il discute. Il gratte les informations.

« Je note toutefois le compliment indirect et vous en remercie. »

Haoran, Haoran… qui es-tu et que fais-tu ici ? Te doute-tu de quoi que ce soit ou es-tu présent en toute innocence ?

Des questions. Des doutes. Tu as besoin de réponses. Tu veux en savoir plus. Tu as besoin d’en savoir plus. Est-ce que les tiens sont en danger ?

Un sourire amusé, plus que polit. Bien que le rire ne remonte pas entièrement jusqu’aux yeux. Le jeune homme a au moins cela pour lui : de la répartie. Tu apprécies. Il a de l’esprit, tu aimes. Cela compense avec sa belle gueule.

Tu hoches du chef en lui offrant oreille attentive tout en t’occupant de tes verres. Finalement, un rictus t’échappe.

« Bientôt, on va raconter que la mafia italienne règne dans le quartier. »

Tu susurres, feignant d’être amusé. Toutefois, même si on n’utilise pas les bons termes, l’idée n’est pas si incorrecte. Surtout pour le faire de rentrer tard, qui n’est pas des plus sécuritaire. Tu imites une soupire.

« Ce n’est pas plus dangereux ici que dans le reste de la ville. Mais sous le couvert de la nuit, les abrutis se croient tout permis. »

Tu joues au barman blasé mais sage. Finis par hocher du chef à sa demande. Et lui sers un nouveau verre.

« Pour ce cocktail, j’ai sorti mon meilleur rye whiskey… »

Tu commences, avant de te lancer dans une diatribe sur ta collection. Guido se mêle à Dante et Dante à Guido. On sent une certaine passion, mais personne ne sait à qui elle appartient totalement. Finalement, tu t’arrêtes. Guido reprend le dessus.

« Excusez-moi, j’ai tendance à m’emballer, lorsqu’on me lance sur le sujet. »

Un demi-sourire, désolé.

« Je connais bien le quartier. »

Le sujet précédent revient sur le tapis.

« L’immeuble est dans la famille depuis bien longtemps, c’est dire : j’ai grandi ici. »

C’est faux. C’est vrai. Une demie vérité. Une moitié de mensonge.

« Nous ne laisserons personne détruire ce patrimoine et priver la ville de son authenticité. »

C’est surtout qu’il est hors de question qu’on déloge le rat de sa tanière alors qu’il s’applique à l’améliorer depuis… plus d’un siècle. Au bas mot.

« Et vous ? Vous êtes né ici ? »

Ce sont des questions légères : compliqué d’approfondir sans avoir l’air louche. Mais bien évidemment qu’au terme de la soirée, tu lui mettras un petit supplément rat au cul : c’est cadeau de la maison.

Il t’intrigue et tu aimerais mettre le doigt sur le pourquoi du comment.

Guido aime bien être un peu cliché. C’est peut-être pour ça qu’il lave ses verres avec son chiffon blanc entre deux commandes. Et que, d’un coup, il balance ledit chiffon sur son épaule pour se concentrer sur son client.

La mention de Hong Kong te donne des envies de voyages mais tu sais que tu ne les exauceras pas. Ton Père est ici. Tes enfants sont ici… et tes business tournent bien dans le monde entier. Tant pis pour le voyage. Abnégation.

« Je comprends totalement cela. Mes arrière grands-parents étaient italiens. À part la langue, je ne connais pas grand-chose du pays. »

Mensonge. Mais tu joues le jeu.

« Je dirais bien que tant que vous toujours ici, c’est que vous vous en sortez. »

Un rire. Ni totalement vrai, ni totalement faux. Les avant-bras posés sur le comptoir, tu continues à jouer ton rôle et prétend te concentrer plus sur lui – même si tu l’es depuis le début, en vérité.

« Eh bien. D’ordinaire, j’évite de boire pendant les heures de travail. Non. Je corrige. D’ordinaire, je n’ai jamais trop de client intéressant avec qui partager un verre. »

Tu attrapes ta bouteille de whisky préféré, te sors un verre et t’en sers un.

« Je vous remets la même chose ? »

Tu attends une réponse, mais on te héle pour demander des consommations. Tu fais le nécessaire, en prenant soin de bien tout faire correctement, avant de que le client ne paie et reparte à sa table, draguer la demoiselle qui l’accompagne. Et toi, tu peux retourner à ta conversation.

« Et vous faites quoi, vous, dans la vie ? Non, attendez. Je veux essayer de deviner. »

Tu te prêtes au jeu de ton rôle. Un sourire aux lèvres, les doigts sur ton verre que tu tapotes, doucement. Songeur.

« Vous avez le contact facile, vous semblez à l’aise quand vous vous exprimer. Peut-être est-ce de la bienveillance que je décèle sous cette offre de verre, ou bien de l’empathie. »

Tu fais mine de réfléchir fort, même si tu sais que peu importe ce que tu vas dire, ce sera sûrement erroné, pour lui. Mais il faut prêcher le faux pour obtenir le vrai, non ?

« Je vous vois bien en professeur. »

Tu conclues, avant de tendre ton verre pour trinquer.

« Alors ? J’ai raison ? »

Un rire.

Entraineur, hein. Tu n’étais pas si loin de la réalité, visiblement. Un sourire. Un rire. Le reste te tire un sifflement admiratif. Tu t’es déjà payé le luxe d’aller à l’université en étudiant libre. Parce que tu étais curieux. Parce que tu avais soif de connaissance. Peut-être parce que tu avais besoin d’alibis, qui sait.

« Celui qui aime l’instruction aime la connaissance. Celui qui déteste le reproche est un idiot. Livre des Proverbes, chapitre 12, verset 1. »

Les mots t’échappent. Et alors, tu as une pensée pour cet homme qui t’a recueilli quand ta famille biologique t’a abandonné. Cet homme qui t’a appris les bases. Celui qui a posé les fondations pour te construire.

Une inspiration. Les yeux qui se closent un instant.

« J’avoue que votre question me prend un peu de court. »

Tu réponds, doucement, tes doigts jouant avec les rebords de ton verre.

« Je pense… oui. Je pense que je serais un homme de Foi. J’aurais sûrement eu la vocation. »

Si la vie ne t’avait pas bousculé de la sorte, si tu n’avais pas été livré à toi-même, si on avait cru en toi, si ta famille ne t’avait pas abandonné de la sorte et plutôt confié à l’Église… oui. Tu aurais sûrement eu la vocation. Au fond, croyant, tu l’as été. Un long moment. Dieu. Materia. Mens. Appelez le comme vous le souhaitez. Tu y as cru. Tu as vénéré en ton fort intérieur. Mais aujourd’hui… Non. Tu ne crois qu’en toi. Ta famille. Ton Père.

Et pourtant, te voilà, toujours, à citer les Textes.

Un rire amer.

« Ou alors… un travail dans le social ? Je ne sais pas. Et si je visais les étoiles, peut-être que j’aurais voulu prétendre aux services secrets ? Qui dit que ce n’est pas le cas, d’ailleurs… »

Voilà que Guido fait de l’humour. Un sourire.

« Et vous, alors ? Si vous n’étiez pas entraineur et étudiant ? Quels sont vos rêves les plus profonds ? Qu’ils soient terre à terre ou non, peu importe, avant que vous ne vous sentiez honteux de vouloir quelque chose qui, d’après d’autres, « ne sont pas pour un type comme toi ». »  

C’est étrange. Mais tu l’aimes bien, cette conversation. Ce n’est pas si courant, que tu en aies, avec des gens qui ne sont pas de ta Famille. Tout doute aies-tu sur l’identité réelle de la personne que tu as en face de toi. Mais il est plaisant d’échanger avec toi, Haoran Tse.

Gravée dans le marbre… Oh, pour toi, du haut de tes sept siècles d’existence, tu es bien placé pour savoir que rien – absolument rien – n’est gravé dans le marbre. Sauf ta fidélité à l’égard de ton Père. Toutefois, Guido, lui, n’a pas tes sept siècles d’expérience. Il n’est qu’un homme, issu de l’immigration, d’origines italiennes, gérant de bar, qui remplace son employée absente ce soir et qui discute avec son client.

Et quelle conversation. Si, d’ordinaire, tu n’aimes pas échanger plus que cela avec ceux de ton espèce, là, tu te permets de faire preuve d’un peu d’esprit. Après tout, vous parlez de banalités. Du jour et de la nuit, du beau temps, du temps qui passe, des rêves… Il n’est pas là pour essayer de te soutirer des informations que tu ne veux ni ne peux donner. Car les Tiens sont souvent désireux d’obtenir plus que ce pour quoi ils paient. Plus que ce qui leur est strictement utile. Mais c’est là ton pouvoir à toi : la connaissance. Et tu ne le partages pas avec tout le monde. Tu te contentes d’en disséminer quelques miettes. C’est à prendre ou à laisser.

Tu sors de tes pensées, alors que l’homme continue de parler. De te répondre. Ses rêves, hein. Ils sont… terre à terre, au fond. Mais c’est censé.

« Ne laisser aucun regret derrière soi ; partir en paix. C’est un beau rêve. »

Tu réponds, sincère. Ou bien est-ce Guido qui s’exprime.

« Vous avez été marié ? Des enfants ? »

C’est le père, qui parle, au-delà du Vesperis. Mais il ne va pas sans dire que le Roi des rats, lui, y voit également un intérêt, à cette question. Les enfants, l’époux.se, la famille sont tout autant de points faibles à exploiter pour qui est un tant soit peu… normal. Même si c’est une méthode qui peut te rebuter, toi, personnellement. Parce que tu ne tolères pas que l’on touche à ta propre progéniture, ni à ta Famille d’une manière générale…

« Oh. Je m’appelle Guido. »

Et Guido est officiellement le titulaire des lieux.  

« Pardonnez l’impolitesse. Ce n’est pas souvent que je discute assez souvent avec un client pour qu’il me demande mon nom. D’ordinaire, on m’appelle juste Patron. »

Un rire. Une gorgée.

La conversation prend un tournant très personnel. Tu écoutes l’homme, attentivement, sans rien dire. Pas de commentaire. Tu pinces les lèvres par moment, hoche du chef à d’autres. Mais surtout, tu clos à demi les yeux, comme dans un signe d’approbation et de compréhension total, lorsqu’il annonce que sa famille est tout ce qu’il a. Un léger sourire qui étire tes commissures. Tu viens prendre une nouvelle gorgée.

La question te retourne, bien évidemment. Tu te sers un nouveau verre. Un coude rencontre le comptoir. L’espace d’un instant, tu te perds dans tes souvenirs. Des souvenirs vieux de plusieurs siècles. Le sourire d’une femme, ni belle, ni laide, mais qui t’aimait et que tu aimais.

« Mon épouse est décédée. »

Tu déclares, finalement. Partage un fragment de toi. Tu ne mens pas. Mais tu n’es pas non plus totalement honnête. Elle est morte de la peste. Comme tes enfants. Tu ne feras pas mention d’eux.

« Elle n’était pas parfaite, mais elle était faite pour moi. » un rire, un instant. « Nous n’avons pas eu le temps de fonder une famille dans le sens biologique du terme. »

Tu confies, une petite, une infime partie de toi. Mais cet homme, cet Haoran, cet ennemi sous couverture en sait plus sur toi déjà qu’un certain Ministre. Tu joues avec ton verre, songeur. Ce n’est pas dangereux de confier des bribes manipulées, n’est-ce pas ?

« Toutefois, j’ai trouvé en les paumés de cette ville une famille plus… spirituelle. J’accueille les enfants perdus, les rebus, les rejetés. »

Tu hausses les épaules.

« Autrement, j’ai encore mon père. Et j’ai adopté. J’ai toujours voulu être père, vous savez. »

C’est beaucoup trop personnel. Beaucoup trop. Tu te redresses. Te demandes ce qui a mené à un tel moment d’égarement. Non. C’est Guido. Tout va bien. Ce n’est que Guido. Et puis, cela le rend plus humain, encore, non ? Sans compter que Guido aurait voulu être homme d’église. La charité, ça lui convient bien, non ? Tu imites un soupire.

« Je vous en remets un ? Ou ce sera assez pour ce soir ? »

Finit par demander le tenancier.

En effet, les points communs ne cessent d’être pointés du doigt – ou plutôt, pointé des mots. Des enfants perdus, lui aussi en a. Un sourire. Un rire. Amusant, de se trouver si similaire alors que tout est censé vous opposer.

« Être père, cela ne se fait pas que par le sang. »

Un murmure. Un constat. Tes enfants, tu les aimes. Tous. Tu as peut-être des favoris. Mais cela ne veut pas dire que tu exècres les autres. Même ceux que tu as du éteindre de tes propres mains, tu les aimes encore. Et les larmes que tu as versé sur leurs joues en soufflant leur flamme en était la preuve. Les fissures qu’ils ont laissé dans ton cœur, les fêlures dans ton âme, également. Un soupire mimé.

« Oui. Mais on les aime toujours. Malgré, envers et contre tout. »

Le refus d’un troisième verre. Polit. Respectueux. Presque normal. Un rire. Tu finis le tien. Bien. Tu comprends. Peut-être.

Tu annonces le prix – tes tarifs sont abordables, pour le quartier. Ni trop haut, ni trop bas. Mais en dessous de la concurrence. De pas grand-chose. Trois fois rien. Assez pour juste marquer les habitués. Tu encaisses. C’est une scène totalement normale. Banale. Rien qui puisse trahir un quelconque manque d’humanité. Il n’y a rien à déclarer, par ici.

« J’espère vous revoir bientôt, monsieur Tse. »

Une conclusion. Un point final à ce chapitre.

Mais une fois l’homme parti, une fois sûr qu’il ne te verra pas, une œillade. Un geste du menton. Un ordre silencieux. C’est un de tes rats humains que tu envoies. Discrètement. Pas forcément pour ce soir. Mais pour plus tard. Il a donné des indices. Étudiant. Salle. Tu as son nom et son prénom.

À une prochaine fois, Haoran Tse.