En dehors de sa propre engeance et celle de sa créatrice, il existait dans ce monde peu de Vesperis qui pouvaient se targuer bénéficier du respect et de la confiance du change forme.
Le Ministre du clan Funerus, Yael Crestia, était de ceux-là.
Non content de diriger sans clan de manière consciencieuse et ordonnée, Yael Crestia s’était avéré être le parfait successeur à son créateur et avait poursuivi son œuvre à travers la Bergerie, une organisation dévouée au culte de la Déesse Matéria et ses préceptes.
Si l’on pouvait rire du besoin très - trop - humain de se raccrocher à des principes de croyance qu’on croirait empruntés à leur ancienne vie, les Vesperis enorgueillis d’être moins des êtres de philosophie que de chair, Asmodeus savait - étant le fondateur d’un clan entier - combien il était difficile d’offrir aux Vesperis la paix à travers l’ordre et la parole.

Il était donc tout naturel pour le Ministre Nosferatu de voir en lui un allié potentiel à ses manigances et de se tourner, en conséquence, vers lui.
Respectueusement, Asmodeus avait demandé à son comparse de pouvoir le rejoindre en son lieu saint, afin de s’entretenir avec lui au sujet de l’avenir de la société Vesperienne.
Après avoir reçu son approbation, Asmodeus avait donc convenu de la date et n’avait plus échangé avec lui jusqu’à celle-ci.

L’ancêtre Vesperis s’était déplacé sans escorte, comme à son habitude, car il était parmi les puissants et ne craignait rien de moins que les arcanes souveraines.
Les Nosferatu avaient, par ailleurs, la réputation d’être immortels parmi les éternels.
Affublé de son complet rouge à rayures sombres et soutenu par une canne d'apparat sur laquelle trônait fièrement le signe des Nosferatu, Asmodeus avait marché parmi les ouailles jusqu’à être accosté et guider jusqu’à leur seigneur.
L’accueil avait été à la hauteur du sérieux qu’inspirait la Bergerie et la grâce qui entourait le représentant de cette dernière contrastait naturellement avec les inepties qu’on confiait aux Funerus.
Il s’agissait, en réalité, d’un clan que Asmodeus avait toujours apprécié pour leur amour du silence et le raffinement de la mort.

Après y avoir été invité, Asmodeus prit place sur un siège au confort tout à fait acceptable et se vit proposer un rafraîchissement.
Le Père Nosferatu reste silencieux un instant, le regard planté sur son interlocuteur, un sourire carnassier gravé sur son visage inhabité.
Une voix d'outre tombe se fit soudainement entendre.

Yael Crestia.

Asmodeus n’avait jamais saisi l’importance qu’ils accordaient chacun à une appellation aussi classique.
Yael était bien plus qu’un Crestia.

Vos quartiers n’ont rien de humble. De l’architecture à la structure de votre organisation, tout m’inspire la beauté et l’ordre. La Bergerie mérite tous les égards et personne n’est en mesure de dignement la décrire. Le reste de nos congénères peine à comprendre la grandeur de vos actions, alors ne la minimiser pas vous-même.

Peut-être n’était-ce qu’un jeu de sémantique, une politesse lourde, mais Asmodeus se voulait parfois vieux jeu.
Il poursuivit, d’une voix plus douce, plus mièvre.

Je ne souhaite être servi de rien de plus que votre écoute. La raison de ma visite peut vous sembler quelque peu inhabituelle, mais je promet de l’éclaircir rapidement.

Les doigts gantés du Vesperis se dévoilent lentement sur la table.

J’aimerais savoir ce que vous évoque l’état actuel de notre société Vesperienne, notamment la dernière action du clan Carnis, la décision de massacrer la famille Byrd ainsi que les actions de l’organisation Regeneratio.

Le Vesperis s’était enfermé, immobile, figé dans le temps, complètement offert à l’écoute de ses paroles.
La prise de position de Yael était intelligible quand bien même celui-ci ne s’avançait jamais suffisamment pour entrer dans quelconque forme de condamnation ou de jugement, se présentait comme un observateur perspicace et patient.
C’est un aspect qu’il appréciait particulièrement chez lui, l’une des raisons pour lesquelles Asmodeus lui accordait un respect particulier même au sein de la Cour, bien que cela le rendait malheureusement aussi ardu à saisir qu’à manipuler.
Le Vesperis ne se serait pas refusé à une simple domination sur son comparse, mais l’intelligence de ce dernier lui paraissait trop aiguisée pour en faire une situation viable.
En faire un camarade se traduisait comme une option bien plus séduisante que de prendre le risque de s’imaginer supérieur à lui, simplement basé sur un critère d’ancienneté.

Asmodeus ne révise donc pas son jugement sur Yael Crestia - puisqu’il était de toute façon très largement en sa faveur - mais s’estimait malgré tout heureux d’avoir pu entrevoir un espace privilégié de son esprit.

Le Ministre Funerus lui assène sans plus tarder une question qui prend tout son sens lorsque l’on comprend la position de ce dernier.
Si Asmodeus s’exposait comme un opposant à sa doctrine - même s’il ne l’était évidemment pas - il serait parfaitement idiot d’imaginer pouvoir obtenir quoi que ce soit venant de lui.
Une chance pour lui : le Ministre Nosferatu avait déjà songé à Materias.
En compagnie de Nimzu, il en avait eu le temps.
Sa conclusion était la suivante :

Je n’en pense rien, Yael Crestia.

Asmodeus incline délicatement sa tête sur le côté, ses lèvres ondulent dans un sourire sans saveur.

N’y voyez aucune insulte. Je n’ai tout simplement pas l’audace de prétendre être en mesure de saisir la volonté d’un Être aussi unique et parfait à bien des égards. Je peux d’ailleurs assurer que ses plus anciennes créations n’en sont, elles aussi, pas capables. Cela revêt-il la moindre importance, en réalité ? Elle est en cela immuable que je nous estime incapable de nous éloigner de ses désirs.

Ses doigts s’agitent dans sa direction, façonnent l’espace pour accorder à Yael l’aura qui semblait émaner de lui.

Et si, d’avenir, quelqu’un s’y essayait, nul doute que la force des choses saurait remettre dans le droit chemin l’agneau égaré. Vous êtes plus habiles que moi à en transmettre les enseignements, Funerus, alors je ne vous infligerait pas l’insulte de vouloir vous expliquer quoi que ce soit à ce sujet.

Feint la tristesse comme on revêt un masque de cire.

Notre organisation ne dépend que de nous. Et j’ai bien peur que nous soyons arrivés au bout du système actuel. Le collectif et la survie dépérit au profit d’une individualité corruptrice et gloutonne, nos différentes engeances se gavent d’un orgueil nauséabond et se roulent dans une force qu’ils imaginent absolu comme des porcs dans la boue et le sable. C’est un drame duquel je ne souhaite pas me faire complice.

Ses yeux s’éveillent d’une lueur perverse alors qu’ils se plantent farouchement dans ceux du Ministre Funerus.

Qu’en est-il de vous, très cher ? Les Carnis et les Patricius ne se sont-ils pas éloignés de l’essence de Matérias ? Êtes-vous satisfait d’être dirigé par des créatures aussi… Humaines ?

Le discours maintenu par Yael Crestia n’était pas quelque chose d’agréable à entendre pour Asmodeus.
Au-delà de l’agacement que provoque la pertinence de ses propos - ça il pouvait le tempérer par le plaisir que pouvait lui procurer une discussion stimulante d’un point de vue intellectuel - Yael remettait en cause la motivation affichée par le Ministre Nosferatu.
Ce n’était pas faux, loin de là, c’était même plutôt habile.
Mais sincèrement importun.

Fort heureusement, Yael Crestia avait qualifié une éventuelle opposition en contradiction à leur alliance comme étant une simple rhétorique.
L’inverse aurait été fâcheux.
Le visage d’Asmodeus se fige mais les yeux restent en mouvement.
Ses crocs se resserrent et le regard s’agite en des pensées macabres, s’anime d’une monstrueuse violence dont seuls les Nosferatu savaient se faire les muses.

Notre entrevue serait-elle prématurée si j’affirmais ne pouvoir répondre à votre dernière question ?

Asmodeus était-il un chien fou qui agissait au gré du vent, au service de ses pulsions ?
Ce n’était pas une tare, pour un Vesperis, d’être porté par l’appel du sang et de la chair.
De par son ancienneté et sa proximité à Matérias - interrompue seulement par Nimzu elle-même, Asmodeus était plus Vesperis que quiconque.

Il serait stupide de vous mentir à ce sujet, Sire Crestia.

Penche sa tête sur le côté.
Habille son mensonge de suffisamment d’honnêteté pour le rendre crédible.

Si la survie de notre espèce passe effectivement par un remaniement de notre système, ce qui constitue toujours ma principale motivation, je dois bien admettre que de la même manière que vous, je me souci plus de la survie de ma propre engeance que des Vesperis dans leur entiéreté.

Hausse les épaules, l’air désinvolte.

Le système actuel ne nous favorise pas. J’irais même jusqu’à dire que le clan Immanis, tout comme Nosferatu et Funerus, n’ont pour valeur aux yeux des Patricius que notre utilité, mais que notre existence ne dépasse pas ce cadre. Si ce n’est pas nécessairement un mal dans une machine parfaitement fonctionnelle où chacun sait rester à sa place, il est évident que la machine a commencé à s’enrayer.

Qu’il s’agisse du manque de réponse des Patricius au sujet des actions de Regeneratio, même à la suite de l’extermination de deux clans entier, ou bien de l’aveux de faiblesse à laisser les Carnis persister dans la Cour malgré leur tentative de prise de pouvoir.
Patricius ne s’exposait plus comme un leader compétent, selon Asmodeus.

L’attaque sur la famille Byrd est un parfait aveu de faiblesse. Plutôt que de s’attaquer à Regeneratio, la Cour a pris la décision de faire disparaître une part infime du problème en la personne de la dynastie Byrd. Cela traduit simplement le fait que les Patricius n’ont pas pour intention de se mettre en danger pour sauvegarder l’existence de nos clans : ils ne veulent que donner l’illusion du pouvoir et du contrôle. Préserver une fausse autorité. J’en suis las. Je suis las de n’offrir à mes descendants que des miettes. De les laisser attendre après un clan tourné sur lui-même pour venir les sauver. Alors, j’aspire à offrir à mon clan les moyens d’exister au-delà de l’incompétence des Patricius ou l’avarice des Carnis. Je souhaite un ordre véritable dans lequel l’existence des miens pourrait s’épanouir. Peu importe si je dois me défaire du membre gangrené dans le processus.

Ses doigts se resserrent entre eux.

Voici ma réponse. Et voici ma question :croyez-vous encore en notre “Prince” pour assurer votre survie ou celle de la Bergerie ?  

La position du Nosferatu au sujet du massacre n’avait pas été entendue par son confrère, à son plus grand désarroi, mais le Ministre ne s’en formalise pas.
Il n’avait déjà pas été écouté à l’époque de la décision en question et cela aurait semblé étrange qu’on lui accorde, aujourd’hui, les points qu’on lui avait refusé il y a de cela des années.
Asmodeus consent à un désaccord respectueux entre les deux parties, cela n’influait pas réellement sur ses projets.

La réponse qui lui avait été apportée s’étendait sans réellement lui convenir.
Yael ne s’opposait pas au Prince, quand bien même son intention était-elle se placer sa foi par-delà l’autorité de la Cour et de son dirigeant, son manque de positionnement était tristement flagrant et Asmodeus déplorait désormais ce qu’il considérait comme de l’oisiveté.

Une nouvelle question lui avait été assénée et le Ministre se prêta au jeu une dernière fois.

Vous évoquez confort et cendres comme si j’apportais la ruine à notre société. Cela m’attriste, croyez-le.

La crispation s’effectue physiquement, se témoigne par le langage corporel.
Les yeux se referment dans une mine tristement vide de toute émotion.

Je n’ai songé à aucune idylle, Yael Crestia. S’il ne s’agissait que de moi, je me risquerais à affirmer que notre survie ne peut se construire qu’à travers l’Ordre et les sacrifices. Mais vous semblez vous méprendre sur une chose.

Le regard se rouvre avec lassitude.

Je ne suis pas venu demander votre soutien, je ne suis pas venu vous militariser, je ne suis pas venu vous diriger. Je ne souhaite pas régner ni m’installer confortablement sur quoi que ce soit. Je n’ai aucune réponse à vous imposer, car je suis venu demander une aide à la hauteur de ce que vous serez enclin à me fournir.

La voix s’élève avec sévérité.

Je ne considère ni les Patricius ni les Carnis comme nos amis et j’ai l’intention de défaire la Cour de leurs influences respectives pour nous apporter une nouvelle forme de stabilité. La manière dont je m’y prendrais ensuite ne concerne que moi et mes alliés. Voilà pourquoi j’ai besoin de savoir une bonne fois pour toute, Sire Crestia. Le système actuel vous satisfait-il ou bien êtes-vous désireux de le changer en ma compagnie ?

Non pas comme un pion sacrificiel ou bien un subalterne.
Mais comme un Vesperis animé des mêmes convictions que lui. 

L’oreille qui avait été accordée à Yael Crestia fut aussi attentive que vigilante.
Jusqu’ici son comparse s’était contenté d’être vague, de jouer d’une rhétorique sécurisante pour finalement se cloîtrer derrière des aussi pertinentes que mortelles.
Il ne fut aucun doute que l’actuel maître de la Bergerie, tout gourou qu’il soit, n’était pas un Vesperis que l’on pouvait simplement utiliser pour nourrir des ambitions personnelles.
C’était un dévot qui ne répondait que de la mission dont il s’était investi et si cela le rendait particulièrement puissant parmi les membres de leur espèce, cela le rendait tout aussi dangereux pour un être à la nature aussi changeante que Asmodeus.

L’évocation du Ministre Carnis interpelle le Nosferatu.
Yael Crestia n’était pas le seul Vesperis l’user en guise de référence pour décrire une attitude qui diffère de son prédécesseur.
L’avis d’Asmodeus ne changerait pas, vis-à-vis de cette engeance brutale et barbare : l’on ne pouvait accorder quelconque crédit à un clan contrôlé par sa faim et ivre de sa force.
Pourtant, son allié de désormais était un fin analyste et s’il jugeait crédible ((viable ?)) de museler une créature aussi destructrice, il ne s’y opposerait pas.

L’existence du Ministre Carnis m’importe peu. Si je souhaite le défaire de son influence sur notre Cour, je suis tout aussi conscient qu’une guerre ouverte contre ces énergumènes ne mènera à rien de plus que des pertes inutiles. Si vous êtes en mesure de faire de lui un insignifiant Cerbère, alors il sera fait vôtre.

Les doigts s’agitent contre la table, récitent la mélodie des complots.
Pouvoir enfin parler de ses ambitions aussi ouvertement à une personne en mesure de le recevoir lui faisait ressentir un étrange soulagement.

De même, les murmures de nos monstres rapporteront à vos oreilles les échos de vos ennemis. Mais il ne s’agit que de courtoisie, n’est-ce pas ?

Le corps se fige un instant.
Asmodeus divague, disparaît dans une éternité devenue seconde.
Vrombit avant de se faire entendre, de nouveau.

Darcy Crestia.

Les yeux s’illuminent d’une lueur cramoisie.

Vous nous confierez Darcy Crestia et vous prendrez en charge Thalia I. Vitali. Il s’agira de nos interprètes, chacunes porteuses de notre voix. Nous ne souhaitons pas éveiller l’inquiétude de la Cour à travers des rencontres trop directes.

L’intelligence dont faisait preuve le Ministre Funerus se déployait à travers chaque syllabe, chaque sourire, dans chaque silence.
Son existence était particulièrement remarquable et si son visage ne parvenait toujours à transmettre d’aucune émotion, nul doute qu’un être moins ancien lui aurait adressé un sourire joyeux.
Les conditions et le traitement de sa sœur, Thalia, convenaient tout à fait au Ministre Nosferatu.
Saluait même la courtoisie de sa déclaration.
De fait, il la lui rendait.

Darcy Crestia sera de même traitée comme un membre de notre gigantesque famille. Soyez sûr, mon ami, que le respect que nous lui adresserons sera proportionnel à l’importance de l’alliance de nos deux clans. Bien entendu, rien de ce dont nous aurions besoin ne saurait entraver les fonctions qu’elle occupe dores et déjà dans la Bergerie. J’aimerais, néanmoins, la compter parmi nous au minima d’un jour par semaine. Cela me semble être parfaitement réalisable, compte tenu que nous travaillerons désormais de concert vers l’évolution de notre espèce.

Lentement, le corps du Vesperis quitte la chaise qui lui avait été gracieusement offerte par son comparse.
Ses mains se croisent lorsque ses bras disparaissent dans son dos.

Je suis heureux de pouvoir compter votre engeance dans l’établissement de nos plans futurs. Laissez-moi une nouvelle fois vous rassurer sur l’absence de hiérarchie entre nous : vous n’êtes pas sujet à mon influence. Nous œuvrons simplement main dans la main, à la promesse d’un nouveau lendemain pour la société Vesperis.

Respectueusement, Asmodeus s’incline dans la direction de son interlocuteur.
Ses yeux se ferment lors du mouvement, dans une forme d’apaisement.
Lorsqu’il se redresse, son regard n’est plus animé d’aucune émotion.
Le sourire était immobile.
Asmodeus avait déjà quitté les lieux.

Je vais désormais prendre congé, si cela vous sied. Pour me contacter, il vous suffira de passer par Thalia. Je compte sur votre perspicacité pour juger le moment opportun.

Pourtant, le Vesperis reste immobile.
Sa tête se penche brusquement sur le côté, sa nuque craque.

Une dernière chose, Yael Crestia. Ophrys De Luca occupe également une place dans notre projet. Je vous prie de bien vouloir lui accorder votre protection en cas de nécessité, tout comme il est bénéficiaire de la mienne.

Subitement, la peau du Vesperis se mit à refléter la lumière, les couleurs.
Jusqu’à se rendre complètement invisible.
Sans que l’on puisse savoir s’il avait bel et bien quitté les lieux.