Les rapports s’accumulent, les papiers s’entassent.

Tu es vieux jeu, roi des rats.

Prévoyant. Nuance.

Tu pourrais aisément utiliser un ordinateur, des emails, ses SMS. En vérité, tu le fais. Mais tu préfères doubler tes sauvegardes. Si le Death & Co vient à brûler, exploser, disparaître, tu auras ton ordinateur, chez toi, dans ton terrier. Si ton ordinateur rend l’âme, tu auras ton téléphone. Si ton téléphone se noie, tu auras tes papiers au Death & Co. Et ne parlons pas des traces que gardent tes subalternes, dans le monde entier. Tu as plan A jusqu’à Z en passant par tout l’alphabet.

Mais ce rapport-ci… celui que parcourt tes yeux, actuellement, tu ne l’as qu’en un seul exemplaire. Il fait suite d’autres murmures, d’autres sources. Il est celui qui t’inquiète. Il est celui qui te fait te sentir mal à l’aise, en le lisant.

Tu le poses, lorsqu’on frappe à ta porte.

On ne te dérange jamais pour rien.

Le regard se lève. Le menton se redresse. Le dos se remet droit. Tu retrouves ta prestance.

« Entrez. »

Lâche-tu, simplement. Tu n’es pas du genre à t’étendre en palabres.

Smile more. Talk less. Don’t let them know what you’re against and what you’re for.

Il n’était toutefois pas prévu que tu aies une telle visite, ce jour. Et vu le personnage qui s’invite en ces lieux qui ne sont pas accessibles à tous, mais pour lesquels il a accès VIP, tu te lèves de ton fauteuil, pour l’accueillir avec le respect qui lui est dû.

« Ministre Atkins. »

Tu susurres, accompagné d’un hochement de tête révérencieux.

Tu te rassoies, l’invitant à prendre place en face de toi, de l’autre côté du bureau. Ouvre un tiroir du meuble pour sortir une boite à cigare et la pose sur la table.

« Je vous offre quelque chose ? Un verre, un cigare ? »

La politesse, avant d’en venir aux faits.

Et avec Atkins, tu ne sais sur quel pied danser. Il peut très bien être venu pour affaire… ou simplement pour dire bonjour. La deuxième option a tendance à te décontenancer, à chaque fois. Tu ne vois pas l’intérêt de perdre son temps de la sorte…

La familiarité du ministre te donne toujours autant la chair de poule. Mais tu as appris, avec les siècles, à te maîtriser et cacher tes émotions. Tu restes de marbre. Penche la tête sur le côté, associé à un haussement d’épaule, quand il te fait remarquer la façon dont tu t’adresses à lui. Il ne t’a jamais entendu parler à ton Père.

Ta carcasse se lève, se déplace vers un bar privé, que tu ouvres, découvrant tes meilleures bouteilles. Tes doigts, longs, fins, presque décharné à cause de ta maigreur – génétique – saisissent ton meilleur whisky. Toi-même, tu en es friand.

Tu sors deux verres, que tu remplis, d’un geste lent, maniéré. Avant de revenir, poser le cristal sur le bois, devant le ministre. Te rassoies. Plonge ton regard dans le sien, lui offre un geste de poignet qui lève le verre avant de le mener à tes lippes. Puis, tu le poses et t’attèle à allumer un cigare. Toi, tu en es consommateur et tu sais d’avance que tu en auras besoin, avec lui.

« En effet. »

Tu réponds, simplement, à sa question finale. Oui, tu te demandes ce qu’il fait là.

« Vous ne m’avez pas informé de votre visite. Ce qui me laisse à penser que ce n’est pas une affaire en cours. Reste comme option professionnelle un nouveau besoin. Mais votre communication non verbale ne me donne pas l’impression que ce soit la bonne raison. »

Tu allumes, avec un zippo de collection, ton cigare et crapote dessus. La fumée envahit le bureau. Tu aimes ce genre d’ambiance. Et d’esthétique. Un peu vieille mafia.  

« Donc ? »

Ta voix est métallique. Rocailleuse. On pourrait presque penser que tu croasses ta question. Et tes doigts, semblables à des serres, qui tiennent ce cigare… tu offres un sacré spectacle, pour qui sait voir la beauté dans la laideur. Toi-même ne t’en rends pas compte.

Mais tu sais que lui, tu l’exècres. Il est le reflet de ce que tu hais le plus. Il te fait penser à un de tes frères ainés, mortel. Et tu n’aimes pas qu’on te fasse penser à eux…

Il y a un avant et un après plus que notable. L’ambiance change. L’atmosphère se refroidit. Tu as dit ou fait quelque chose qui ne lui a pas plu ? Pourtant, il ne te semble pas avoir prononcé le moindre mot de travers. Ni eu le moindre geste déplacé.

Tu ne comprends pas.

Tu ne le comprends pas.

Tu fronces les sourcils, lentement, doucement. Essaie de réfléchir. Est-ce qu’il pense sincèrement que tu le crois incapable d’être professionnel ? Est-ce que cela a heurté son ego ? Non. D’expérience… tu sais qu’il lui en faut plus que ça. Est-ce que c’est parce que tu as ignoré une de ses précédentes questions ? Tu le connais un peu. Il serait revenu à la charge, s’il voulait tant une réponse, non ?

Non, décidément, tu n’es pas sûr de comprendre la situation. Et cela te perturbe.

Peut-être même que cela pourrait te désarmer, un peu.

Alors, tu te raccroches à ton cigare. À ton verre, également. Tu cherches la contenance. Et les bons mots.

« Votre présence ne me dérange pas, Ministre Atkins. »

Moins que celle d’autres, en tout cas, c’est un fait. Tu crapotes, de nouveau, baissant le regard un instant. Tu cherches tes mots. Bois une gorgée. Avant de reprendre la parole.

« Ai-je dit ou fait quelque chose pour vous déplaire à ce point ? »

Tu demandes, sincèrement. Parce que tu ne comprends pas ce changement de comportement. Un instant, il t’appelle par ton prénom et te tutoie. L’instant d’après, froid, il t’appelle par ton nom de famille. Tu n’as pourtant pas le sentiment d’avoir changé quoi que ce soit à d’habitude. Et tu ne voudrais pas froisser un bon client…

« Si tel est le cas, je vous prie alors de bien vouloir m'excuser car telle n'était absolument pas mon intention. »

C'est... amusant, de voir comme tu peux être un peu plus loquace, avec lui. Du moins, lorsqu'il menace de partir après s'être imposé...

Le ton te tend. Ton regard se fait plus acéré. Tes doigts resserrent leur prise sur le cigare, ressemblant de plus en plus à des serres. Pour qui se prend ce blanc bec, au juste ? Tu le laisses faire sa tirade, qui te tire des frissons de dégoût et fait monter une colère sourde jusqu’à tes tempes. Tu te contiens, toutefois. Te contente de venir tirer de nouveau sur ton cigare. Garde la fumée en toi. Il s’approche, il s’approche. Tu hais la proximité avec cet être ci.

Quand enfin, il se tait, quand enfin, il ferme sa gueule, tu relèves les yeux vers lui. Plante ton regard dans le sien. Et tu laisses alors échapper ta fumée. Tu lui souffles au visage.

« Je crois que tu te méprends, Atkins. »

Tu susurres, d’une voix rauque. La colère sous jacente peut se faire sentir. Toutefois, tu ne veux pas te battre. Tu ne gagnerais pas.

« Je ne m’écrase pas devant toi. »

Les doigts de ta main libre se lèvent. S’écarte. Viennent encadrer son menton. Le contraste entre ta peau argileuse et la sienne, semblant encore si fraiche, si vivante, si teintée de vie te saute aux yeux. Il te donne envie de vomir.

« Je ne te regarde pas en face car ta vue me dégoûte, Atkins. »

Tu n’as jamais été aussi franc avec lui.

« Tu me rappelles mes frères. Et avec ça, tout ce que leur existence impliquait pour moi et tout ce que ça a façonné en moi. Et je déteste cela. »

Tu ne bouges pas, le dos droit contre le dossier.

« Mais je garde également à l’esprit qu’un être dans ton genre peut briser un être dans mon genre. Ma force physique est incomparable à la tienne. Mais tu ne peux pas me tuer. Je suis bien trop utile pour cela. Et tu ne trouveras pas meilleur dans mon domaine que moi, Atkins. »

Une pause. Un temps. Ses doigts relâchent sa peau pour venir chercher le verre sur le bureau. Le mouvement te force à te mouvoir un peu. Te rapprocher de lui. Glisser ton visage à côté du sien, le nez rencontrant presque son épaule. Mais tu bouges comme s’il n’existait pas.

« Si vous voulez bien me rendre un peu d’espace vital, que nous puissions discuter comme des gens civilisés. »

L’espace se libère. Tu apprécies un peu mieux. Tu sens aussi que la dynamique a changé. Tu l’as touché. Tu n’en tires aucune satisfaction, toutefois. Mais tu ne lâches pas son regard, continues à le soutenir.

Tu ignores sa première question, n’y répondant que par un silence et un souffle enfumé. La suivante, en revanche, fait s’adoucir tes traits. Tu as l’impression d’avoir un enfant, devant toi. Et les enfants, eux, tu les apprécies.

« Je ne le crois pas, Saturne. Je le sais. »

Tu réponds, simplement, en te redressant un peu, venant poser tes coudes sur le bois du bureau.

« Tu pourrais aisément t’en prendre physiquement à moi pour essayer de me faire cracher des informations – quand bien même tu pars du principe que je ne dirais rien. Si ça, ce n’est pas une preuve de civilité. Et puis. Tu es venu m’offrir une visite de courtoisie. Non ? »

Tu souris. Le premier sourire qu’il doit te voir arborer sincèrement depuis… depuis combien de temps, déjà ? Le cigare revient entre tes lèvres, avant que tu ne viennes l’écraser dans ton cendrier.

« Tu supposes des choses sans en être pourtant certain. »

Tu viens boire une gorgée de ton verre, le claque doucement sur le bois, avant de hausser un sourcil. Tu n’es pas bien certain de saisir correctement ses mots. Ses envies. Ses pensées.

« Je sais sensiblement tout et personne n’en sait trop sur moi. C’est ce pourquoi j’existe. Pourquoi donnerais-je ce pouvoir sur des êtres qui pourraient le retourner contre moi ? »

Tu demandes, doucement. Sincère.

« Je ne peux pas donner ce pouvoir aux autres. Je ne peux que donner les miettes qui sont utiles. »

Tu penches la tête sur le côté, lentement.

« Quelles miettes te seraient utiles à savoir, sur moi ? »

La question est susurrée d’une voix douce et rauque à la fois. Profonde. Caverneuse. Ancienne.

Rien est la bonne réponse. Mais tu veux connaître son avis là-dessus. Avant de, finalement, revenir sur sa toute première question. Sauf que tu ne veux pas qu’il te comprenne.

« La verità è che non ti odio. Ti invidio, Saturne. »
(traduction : En vérité, je ne te déteste pas. Je t’envie, Saturne).

Des arrières pensées, nous en avons tous. Consciemment ou non. Tu le sais. Il le sait. Mais les propos tenus sont un moyen détourné et poli de préciser que tu ne diras rien. Rien en ce qui concerne ton Père. Ni même ton clan. Tu ne prends guère la peine de répondre à ses premières questions. Il n’attend pas vraiment de réponse, n’est-ce pas ?

Un mystère. Oui. C’est le but. Un sourire discret étire tes commissures. Tu te contentes de hausser des épaules, pencher légèrement la tête à droite. Que veux-tu, on ne survit pas sept siècles en étant une cible ambulante.

Toutefois, aux questions suivantes, tu fronces un peu les sourcils. Ce qui te fait vibrer ? Qu’entend-t-il par-là ? Tu réfléchis, un instant. Songe. Gronder, hein. Tu pères le pour et le contre de lui donner une réponse. Pourrait-il l’utiliser contre toi ? Ce n’est pas impossible. Es-tu prêt à prendre ce parie ? Ou bien es-tu prêt à menacer sous couvert de réponse, le Ministre des Carnis ? Tes doigts viennent s’entrelacer, posés sur le bureau. Redressé. Tu ne le lâches pas du regard.

« Détruire ceux qui osent s’en prendre à ma Famille. »

Tu réponds, simplement. Ne pas jouer avec tes rats. Ni avec les Nosferatus.

Toutefois tu étais loin de te douter que deux phrases en italiens le feraient sortir de ses gonds. Et en même temps, tu aurais pu t’en douter. Saturne est une bête sanguinaire. La moindre contrariété lui monte à la tête. Le sentir aussi proche de toi te tend. Une fois encore, il ne respecte pas ton espace vital.

Pourtant, tu restes calme. Tu ne réponds pas. Tes doigts s’élèvent. Viennent chercher sa nuque. Glisser dans ses cheveux. S’y enfouir, en une caresse qui se veut apaisante. Un geste presque paternel.

« Doucement, mon garçon. »

Tu susurres. Tes doigts massent. Tu n’as pas peur de lui, en cet instant. Non. Tu n’as pas peur de lui, tout court. Pas peur de ce qu’il pourrait te faire directement, en cet instant T. Tu es bien plus difficile à venir à bout que lui.

« Je t’apprendrais cette belle langue, un jour, si tu désires tant comprendre mes propos. »

Tu viens susurrer, au creux de son oreille. Un murmure. Une proposition. Une promesse, peut-être. Un sourire étire tes lèvres. Force tranquille. Force calme. Et pourtant, il pourrait te faire du mal physiquement à tout instant. Soit. Tu préfères attirer sa colère sur toi-même plutôt que sur tes rats.

« Tu avais d’autres questions ? »

Ne pas se démonter. Ne pas montrer de faiblesse. Mais ne pas répondre pour ne pas avouer.

La façon dont Saturne mache ses mots pour te répondre qu’il n’est pas ton garçon te fait sourire. Toutefois, tu ne bouges ni ne réponds. Le laisse parler. Le laisse réagir.

Tu ne t’attendais pas à te retrouver plaqué au sol de la sorte. Tu aimerais pouvoir rester de marbre. Il faut cependant avouer que tu n’apprécies guère d’être tenu entre sa paume et le sol – pourquoi diable cette main est-elle si grande ? Un claquement de langue agacé t’échappe. La colère. Tu détestes te sentir humilié de la sorte.

Parce que c’est de l’humiliation que tu ressens, plus que de la peur ou de la crainte. Tu es déjà certain qu’il ne peut pas te tuer. Te faire mal, en revanche, c’est une autre histoire. Mais tu n’y songes pas. Tu n’y songes pas alors que, pourtant, tu sens les dents percer le tissu – et ça t’agace encore plus. Tu l’apprécie, cette chemise.

La question ne t’évoque rien. Pourquoi quoi.

Les sourcils froncés, tu le sens se redresser. Un instant, c’est comme si tu te sentais vide. Mais bien vide, la colère remonte et prend possession de ton corps. Tu te refuses à ramper et avoir l’air pitoyable devant lui. Et tu refuses son aide. Ta main vient balayer la sienne, dans un rejet d’aide. Tu te relèves le plus dignement possible quand lui replace tout comme si de rien n’était. Alors, tu y vois ta chance d’agir. Si tu n’as pas l’ascendant physique, si tu n’as pas une force comparable à la sienne, tu peux au moins le surprendre. Vif, tu le saisis par le col pour le ramener à la chaise sur laquelle il était assis plus tôt. Le force à s’y re poser.

La colère froide est lisible dans ton regard alors que tu le fixes de haut. C’est bien la seule fois ou tu peux le faire. La seule fois où tu es physiquement plus grand que lui. Tu te contrôles. Décide de jouer avec le chien.

Tes doigts reviennent trouver son menton. Le saisissent fermement. Serrent. Un nouveau claquement de langue désaprobateur t’échappe.

« Une fois encore, tu parles, Saturne. »

Tu susurres, le ton glacial. Tranchant. Incisif. Et pour éviter qu’il ne dise quoi que ce soit de plus, les doigts de ton autre main viennent forcer le barrage de ses lèvres. L’index et le majeur font fit des crocs. Viennent saisir la langue. L’immobiliser.

« Comment voudrais-je t’enseigner ma si belle langue quand tu te comportes comme un chien mal éduqué ? »

Tu continues, ne le lâchant pas du regard.

« Tu veux me mordre ? Tu veux me blesser ? Fais donc. Ma main est dans la gueule du loup. »

Les sourcils se froncent.

« MORDS ! METS TES PUTAINS DE MENACES A EXÉCUTION ! »

Le ton se hausse. Tu ne perds pas de ta contenance, mais tu perds de ton calme. Une mèche rebelle s’échappe pour venir se balancer sur ton front, alors que tes traits se tirent. Tes doigts lâchent la langue. Cessent de jouer avec. Pour venir se fermer sur une dent. Une molaire.

« Je pourrais t’arracher les dents, Saturne, si tu refuses de me mordre… un chien sans crocs n’est plus si dangereux. »

Menace ou promesse ? Tes doigts sont pourtant si doux, contre l’intérieur de sa joue, à présent.

« Ne me menace plus de la sorte, mon garçon. »

Peut-être que Saturne oublie pourquoi tu es toujours en vie, malgré sept siècles d’existence. Tu n’es pas le plus vieux de cette ville. Mais tu es loin d’être le plus jeune. C’est un fait.

« Et alors, peut-être que j’accepterai de t’apprendre à me comprendre. »