Les orgueilleux se sont entassés là, entre les tables et le vin, lassés de leurs foyers et honteux de leurs échecs ; les bedonnants importants ; les rigides et les impérieux ; ont chacun salué l’hôte de maison, respectueusement, dans un tutoiement propre à ces gens-là qui se croient au-dessus de tout, qui se croient amis ou intimes car ils ont été nus devant ses yeux et que selon eux cela veut dire quelque chose - d’important, sans doute.

Ils lorgnent et Ophrys les imagine baveux ;
Et dans la foule de tous ces gens enrichis par leurs propres terreurs ;
Dans le monde de luxure et d’indécence ;
Un seul visage ne lui est pas connu.

Et le regard perce parmi tous ses habitués, attrape la silhouette rendue tendue par l’inconfort, il reconnaît quelqu’un qui vient pour la première fois ; il reconnaît celui qui ne veut pas être là.

Alors Ophrys se charge lui-même ;
Dans un rire tendre, dans un sourire doux, il enjolive tous ses traits et se présente sous son meilleur jour ; il arrive devant l’homme assis dans un des fauteuils, les genoux serrés et les hanches rigides.
Ophrys s’assied en face, et le toise d’un regard curieux, un sourire aux lèvres, dans un long silence à déstabiliser.

Puis finalement, il ouvre les lèvres dans un ton sans hésitation ;

Ophrys De Luca. Je suis l’hôte des lieux. Vous n’avez pas l’air à votre aise, ici, Monsieur… ?

Il sourit en papillonnant des paupières.
Se lance dans un jeu comme celui des nouveaux amants ;

Peut-être avez-vous besoin d’aide pour vous familiariser ? Avez-vous des goûts… particuliers ?

Un ricanement claque entre sa langue et son palais ; sans moquerie sans pudeur, sans amer, dans les pupilles de Ophrys il s’anime soudainement des lueurs taquines ou complices, des lueurs frissonnantes d’une excitation vibrant à même la peau.

Eh bien…

Ophrys se dresse de toute sa colonne vertébrale pour se pencher ensuite vers l’homme assis ; le visage s’approche sans s’encombrer d’aucune gêne, le sourire vient souffler sa tiédeur près de sa joue laiteuse.

L’établissement est ce que vous voulez qu’il soit.

Les paupières mi-closes sur un regard bientôt peint de fièvre.
Le sourire est doux aux lippes.

Il y reste là, suspendu ; un temps ; avant de se relever.
Il rit.

Certains des riches gens qui se présentent ici viennent pour oublier leurs soucis ; ils se bercent des tendresses et des chaleurs de beautés égarées entre leurs bras. D’autres viennent seulement échanger des idées ; trop peu stimulés par la petite population qui les entoure quotidiennement, viennent s’enorgueillir de leur propre estime.

Un rictus.

Et parfois…

Marque une pause.
Le regard brille de lueurs malicieuses.

Parfois, l’un ou l’autre s’égare entre mes murs - mais il n’y a pas de hasard - jamais de hasard - alors si vous vous êtes égaré chez moi aujourd’hui, Seigneur, ce doit être une rencontre prédestinée que je ne peux ignorer - permettez-moi de vous offrir un verre. Que buvez-vous ?

Le rictus reste pudique, Ophrys s’ose des oeillades tendres, et il articule doucereux,

J’espère vous rappeler un souvenir au moins agréable, alors.

Il interpelle d’une main levée un des serveurs, habillé de presque rien, le visage dessiné et sculpté avec magnificence ; de l’or et de l’argent qui semble courir le long de sa peau et jusqu’à la naissance de ses hanches exposées à travers des soies trop légères.

Il fait venir une coupe de kir, et la tend à Honoré.

Monseigneur…

Il s’assied dans le fauteuil en face, et croise une jambe sur l’autre, dans une détente visiblement absolue, un coude posé sur l’accoudoir, la joue enfoncée contre son poing.
Et il ne peut s’empêcher de sourire, lorsqu’une danseuse vient s’approcher de l’homme ; glisser ses doigts près de ses épaules. Ophrys lui intime d’un mouvement de la tête de s’éloigner, et elle s’exécute sans demander son reste.

Vous saurez qu’ici, je ne vends ni rêve ni amour.

Il lève un doigt à ses lèvres, dans un sourire.

Mais je peux vous vendre un plaisir qui vous fera rêver d’amour.

C’est le chant des sirènes qu’Ophrys active ;
Pour faire naître des chaleurs au creux des entrailles de Honoré - de manière presque imperceptible, juste assez pour titiller le doute en lui.

Est-ce que je vous plais, Honoré Lake ?

A la question, Honoré s’esquive ;
Et Ophrys reste prudent, secret, derrière un sourire qu’il anime machinalement.
Il était rare qu’aucun émoi ne se réveille - “est-ce que je vous plais” laissé indifférent.

Mais Ophrys scelle un rictus amusé - la rigidité de l’homme auquel il faisait face n’était pas à confondre avec quelconque froideur - il en était persuadé.

Eh bien - je n’ai peut-être pas été assez clair, permettez-moi de corriger cela.

Ophrys adresse un regard à Madison et bientôt tous les convives du club sont invités à rejoindre d’autres espaces ; le salon principal n’est rien qu’à eux.

La voix qui se lève est de nouveau celle des sirènes ;
Il charme - des amours se font théâtre au coeur - ou est-ce rien que de la chaleur - quelque chose grouille dans les entrailles.

Ophrys se redresse ; se lève de son siège ;
Lentement, le pas s’avance vers Honoré. Il engloutit la distance qui les sépare, s’invite si proche que les chaleurs de leurs corps se mêlent ; le Vanitas lève une main ; entre son pouce et son index, il attrape le visage de Honoré, et lui fait relever les yeux vers lui-même.

Hypnotise de ses charmes innés ;
Un écoeurement succinct et contenu à goûter à l’arrière de son palais le souvenir de Solis.
Fièvre au regard.

Je vous propose de me goûter moi.

C’est lentement que le Vanitas se penche.
Les paupières mi-closes sur des yeux pleins de fièvre.
C’est en mesurant chaque geste qu’il approche son visage du sien, les chaleurs se mêlent ; une sincère, une artificielle.
La voix se cogne à son souffle ; la question d’Honoré le fait sourire, dans un sourire tendre aux lippes proches.

Pour cela, Seigneur, ne faut-il pas tomber amoureux ?

Le coeur ne s’amourache jamais vraiment ;
On aimerait, pourtant ; Ophrys court après l’amour comme s’il existait autrement qu’entre les côtes des vivants.

Pourriez-vous m’aimer, croyez-vous ?

Il fait glisser ses doigts le long du cou d’Honoré ; dessine le trait de ses clavicules avec douceur.

Et pour ce faire, dois-je vous conquérir ce soir ou vous promettre une autre nuit - vous laisser partir et vous attendre à me languir ?

Avide ;
Avide Ophrys ;
De dévorer les amours qu’on ne lui a jamais vraiment données.