Ce n’est pas la première nuit que Dorotea passe à l’hôpital.
Sa main droite glisse le long du mur alors qu’elle avance sereinement dans les couloirs à la lumière tamisée mais à l’activité toujours frémissante - elle a faim. Elle reconnaît les murmures empressés des médecins de garde, les gémissements et la mélodie des machines provenant des chambres entrouvertes. Même au plus noir de la nuit, l’hôpital ne dort jamais.

L’atmosphère qui y règne ce soir, pourtant, est différente. Les infirmières qui devraient faire des rondes à cette heure-ci sont absentes de leur bureau alors que la litanie des sirènes résonne en permanence sous les fenêtres. Combien étaient-ils, réunis à l’Eglise Belmont ? Combien de familles avec leurs enfants, de groupes d’amis sortis pour le weekend, de curieux, de bénévoles ? Combien avaient pu fuir avant de se faire engloutir sous les pierres de l’édifice, couru entre les crevasses de la terre sans s’y faire précipiter. Combien avaient pu remonter. Le calme trompeur de l’aile où elle déambule tranche désagréablement avec la frénésie des dernières heures. Disparus, les vesperis, le lancier, les monstres pitoyables. L’odeur de terre mêlée de fer a depuis longtemps été remplacée par celle aseptisée de l’hôpital, et ses vêtements maculés de sang enfermés dans des sacs pour déchets biologiques. Plus de coiffure de gala, plus de maquillage, juste un bras plâtré comme après une mauvaise chute et plus rien à quoi se raccrocher pour se convaincre que tout ça n’avait pas été qu’un mauvais rêve dont elle vient de se réveiller. Même l’absence de King à ses côtés ne fait qu'ajouter au sentiment d’irréalité. A moins que ce ne soit la copieuse dose d’anti-douleurs qu’on lui a injectée.

Dorotea trouve le chariot juste à côté de la réserve - elle s’en rappelle maintenant, c’est lui qu’elle cherchait. Pour lui qu’elle s’est extirpée de son lit et a parcouru les couloirs nus pieds. Elle ouvre les différents tiroirs et empile sans hésiter plusieurs poignées de jell-o entre son plâtre et sa poitrine. L’appel de son prénom manque de tout lui faire renverser.

“Hadrian ?” Ah oui, c’est vrai, sa voix. La noirceur de la chambre lui semble impénétrable mais c’est bien lui qui lui répond. Dorotea s’avance jusqu’à trouver le lit, la forme qui y est allongée et finalement les yeux brillants d’Hadrian posés sur elle. Qu’est-ce qu’il fait là ? Ah, l’église. Dorotea saisi le bras de son ami avec un sourire qui se veut réconfortant mais amolli par les drogues. “Rien de grave” elle n’est plus à quelques os cassés près, la routine vraiment, un vendredi. Peut-être qu’elle pourrait se fabriquer un de ces posters que l’on gratte pour se vanter des pays qu’on a visité, mais elle l’utiliserait pour comptabiliser les parties de son corps qu’il lui reste à briser. Ça rendrait bien sur son mur, entre la porte et le panier de King. King. Elle l’a cherché, dans les décombres, dans la foule. Jusqu’à ce qu’on la charge dans une ambulance de force et qu’on l’emmène ici. Elle a voulu crier mais sa voix l’avait déjà trahie. “Je ne sais pas.” Elle a du mal à parler. Sa vision se trouble un peu plus mais de larmes cette fois-ci. Dorotea laisse échapper les pots de pudding sur le lit, en attrape un avant de se laisser tomber maladroitement dans un siège. “Il m’attendait dans les coulisses et…” elle ouvre le pot et en gobe le contenu sans même utiliser de cuillère “peut-être, peut-être la terre l’a mangé” comme elle a mangé les créatures aux regards si malheureux. Les larmes coulent librement sur ses joues alors qu’elle mâche son jell-o. Son œil glisse sur la jambe d’Hadrian et Dorotea renifle, s’essuie le nez sur sa manche de pyjama. “Tu es tombé aussi ?” tout en bas, dans son ventre “Tu les as vus ?” les damnés “Je pourrai dessiner dessus ?” sur le plâtre, avec des feutres colorés. Elle tend la main et ouvre un deuxième pot.

Que vont dire les gens. Ça la prend par surprise, elle n’y avait même pas pensé, la question l’immobilise une seconde puis repart aussi rapidement qu’elle est arrivée. Les gens s’en fichent. Qu’importe que la ratée De Manincor soit occupée à manger des desserts en pyjama d'hôpital, ce n’est pas elle que l’on regarde. Ils doivent finir de compter les corps avant de s’occuper des pots de jell-o.

Elle est contente d’apprendre que Faye ne fait pas partie des disparus, et coupable de ne pas avoir songé à prendre de ses nouvelles. Faye est la King de Hadrian. Pas exactement pareil parce qu’elle n’est pas son chien, et un peu différent aussi parce qu’elle n’est pas son meilleur ami. Mais sinon identique. Hadrian aime Faye et l’un ne va pas sans l’autre et il serait dévasté si il la perdait dans les décombres d’une catastrophe sismique. Et Hadrian a demandé où était King et Dorotea n’a pas demandé où était Faye, ce qui est clairement une brèche dans leur contrat d’amitié qu’il faut absolument qu’elle répare avec tact en montrant que elle aussi elle fait attention à lui et aux siens si elle veut qu’il continue de lui parler aux pauses cafés. “Tant mieux. J’espère que ça va pas trop impacter ses notes tout ça.” Paf, en plein dans le mille. De quoi ils parlaient déjà ? La vue de Hadrian et sa pathétique tentative d’avalage de pudding alors qu’il a deux mains libres, lui, la fait passer des larmes au rire sans même qu’elle le réalise. “Non, comme ça.” Dorotea renverse la tête en arrière et colle le pot ouvert à ses lèvres pour démontrer sa technique, s’en met un peu sur le menton au passage mais arrive à engloutir la majorité. “Faut aspirer. Comme si tu ouvrais la porte d’un vaisseau dans l’espace. Ça marche mieux si tu arrives à faire passer de l’air derrière le jell-o, mais bon.” La goutte sur son menton continue de glisser et vient terminer sa course sur son haut. La tâche carmin lui en rappelle d’autres, plus nombreuses.

Hadrian n’a pas vu les monstres. Les difformes, les pestiférés. “Les zombies.” Ses semblables. Est-ce qu’ils n’étaient venus que pour elle ? Pour lui montrer à quoi elle ressemblerait une fois qu’elle serait complètement digérée ? Ils lui avaient donné leur dernier regard, leur dernière émotion résignée alors que la terre les avalaient. “Ils sont morts, la terre les a mangés.” elle se contorsionne dans son fauteuil pour mieux le regarder “Mangés Hadrian, mangés.” Dorotea se rappelle l’odeur du sang après la disparition des corps et elle veut qu’il comprenne qu’il n’y a pas de figure de style dans ses paroles, pas de métaphore, pas d’exagération pour la postérité. Elle fixe Hadrian avec l’intensité de ceux qui en ont trop vu et pourtant ne peuvent l’expliquer. “Est-ce que tu crois que j’ai tout inventé ?” Même elle en doute, pendant un bref instant. Hadrian n’a rien vu. Il n’y avait rien en bas. Mais les tambourinements de son cœur en disent autrement.