A cet instant précis, Dorotea songe que si la terre s’ouvrait en deux pour l’engloutir elle accueillerait la chute avec soulagement.

Tirée à quatre épingles, raide et mal-à-l’aise au milieu des convives, elle serre la poignée du harnais de King dans sa main droite comme une naufragée sa dernière ligne de sauvetage. “Bonsoir.” Peut-on avoir une crampe à force de sourire poliment? Le col de sa robe d’opéra l’étouffe, elle voudrait descendre cette fermeture éclair qui la gratte horriblement et laisser l’air frais rafraîchir la peau brûlante de son dos. “Enchantée.” A force de jouer nerveusement avec les sequins de ses manches elle a fini par en arracher les fils, et n’ose plus y toucher. Elle voudrait les remonter, mais elles sont trop serrées. Et puis, l’image ne serait pas élégante. N’ont-ils pas chaud ? Est-ce la foule ou la douceur printanière qui est à l’origine de ces sueurs ? “Comment allez-vous ?” Un plateau empli de verres passe à proximité ; des flûtes de champagne ; elle le laisse continuer et ignore sa gorge parcheminée. Peut-être qu’avec la tombée de la nuit les températures deviendront plus supportables. Mais avec l’arrivée de la lune, ce sont de nouveaux invités qui se glissent parmi les mondains. Pressé contre sa jambe, King émet de bas grognements au passage de certains d’entre eux. “Charmée.”

Dorotea n’a jamais vraiment brillé en société. D’abord enfant malade, puis la-fille-au-chien, sa solitude lui a vite semblé un refuge plus agréable que les regards et les murmures. Ce qui n’empêche pas une pointe d’envie de venir se glisser entre ses côtes en observant avec quelle aisance la valse des relations s’opère autour d’elle. Il est plus agréable d’être seule lorsqu’on le choisit. Mais ce soir son bureau et ses crocs lui sont inaccessibles, ce soir Dorotea remonte sur scène par faveur pour les siens et, peut-être, une ultime ovation. Deux piscines sont en train de se former sous ses aisselles et ses mèches frisées sont réunies en un chignon si serré que sa tête la lance. Il est normal que l’artiste soit présente pour serrer la main des mécènes qui ont fait le déplacement. Après tout, ils ont payé pour ça. “Veuillez m’excuser, je dois aller m’échauffer.” Au moins a-t-elle pu garder des bottines confortables cachées sous les pans de sa robe.

Le silence des coulisses est une délivrance qui laisse vite la place aux pensées jusqu’alors couvertes par le brouhaha des conversations. Sur un mur, l’horloge et ses aiguilles inexorables font remonter son cœur jusque dans sa gorge. Va-t-elle vraiment faire ça ? Sa main vient s’enrouler autour de son cou. A quoi bon ? Des émotions contradictoires viennent serrer sa poitrine mais sont balayées par l’entrée fracassante de Loren dans la pièce.

Visage familier et empreint de nostalgie, la joie qu’éprouve Dorotea à lea voir est disproportionnée en comparaison du temps passé ensemble. “Loren !” King, lui, produit un aboiement étouffé - il n’aboie jamais. Dorotea ignore cet avertissement et s’approche de la rock star en quelques enjambées empressées. “Je suis désolée je ne t’avais pas vu.e ! Comment vas-tu ? Tu participes à l’événement ?” Angoisse débordante à l’idée de l’avoir véritablement froissé.e, volonté sincère de raviver cette amitié d’un soir qui lui revient magnifiée, Dorotea en oublie de cacher sa candeur. “Je suis si contente de te voir.” Qu’importe qu’elle soit agnelle et ellui loup.

C’est pitoyable avec quelle facilité on joue avec les fils de ses émotions. Il ne faut qu’une moue à Loren, quelques manières et un ton vexé, et Dorotea est ligotée à ses pieds. Elle se repasse le film de cette infernale soirée, se demande à quel moment elle a fauté - aurait-elle manqué un signe de Loren dans le flot des présentations, avait-elle préféré faire le tour des invités au lieu de s’occuper de son ami.e qui l’attendait ? Dorotea sent les défauts dans cette logique, mais n’a pas le temps d’ouvrir les yeux sur la toile d’injustices dans laquelle elle est empêtrée que déjà Loren l’emmène dans ses nouvelles complaintes. Elle est aussi offusquée qu’ellui quand iel lui dit ne pas avoir été sollicité·e, et presque aussi honteuse lorsqu’elle comprend qu’elle occupe la place qu’iel convoitait.

Dorotea serre ses bras contre sa poitrine, soucieuse de disparaître dans sa détresse. Mérite-t-elle vraiment de monter sur scène ? Elle voudrait étouffer les scintillements de sa robe, effacer le rouge de ses lèvres. De quel droit se retrouve-t-elle sous la lumière des projecteurs ? Elle qui n’a plus ni souffle, ni voix. Ce n’est pas d’elle dont on vante les talents quand on parle de la cantatrice De Manincor, plus maintenant. On parade un souvenir, un passé chéri mais depuis longtemps disparu sous la lame d’un scalpel. Savent-il dans la salle que c’est un fantôme qu’ils sont venus entendre chanter ?

Mais Loren ne sait rien de tout cela, ignore tout de son histoire malheureuse et des démons qui l’accompagnent - iel ne voit qu’elle quand iel la transperce d’un sourire. “Ah-eum, merci.” Dorotea se sent rougir malgré les murmures à ses oreilles. Elle n’est pas faite pour être regardée. Il y a des créatures à la beauté ensorcelante dans ce monde. Des fauves aux charmes étudiés pour troubler les esprits et voler les cœurs. “Tu es très élégant·e aussi. Comme toujours.” Sa robe à elle ne brille que pour distraire des cicatrices que le tissu recouvre. “Je-” Va-t-iel lui en vouloir ? “Je suis censée chanter ce soir.” La scène devrait appartenir à celleux capables de merveilles, celleux qui font pleurer d’un pincement de corde de guitare ou frémir avec la grâce d’un mouvement. Dorotea cherche une échappatoire au regard de Loren, repère une bouteille d’eau sur la table d’une coiffeuse et se rappelle sa gorge desséchée. “J’étais chanteuse, il y a.. il y a longtemps. Mais tu as raison de ne pas t’attendre à grand-chose,” elle rit (faux) “ils auraient mieux fait de te booker toi. Le succès aurait été garanti.” Le dos tourné, elle sourit à Loren dans le reflet du miroir. Porte la bouteille à sa bouche pour cacher les tremblements de ses doigts.