Ophrys se dresse à ses côtés - un visage trop beau pour être oublié. Quand, déjà, se sont-ils rencontrés ? Fils translucides d’araignée, Dorotea regarde les liens entre les êtres qui l’entourent se tisser de paroles et de gestes. Connivence, animosité, un passé aux contours incertains - dont elle est la seule étrangère. Pas le temps de s’en apitoyer. Dorotea frissonne devant les crocs qui se dénudent dans l’obscurité, subjuguée par ces silhouettes aux formes fantasques. Dix longues années à écumer les livres de l’université, et rien d’aussi monstrueux n’en a jamais orné les pages. Et pourtant - son cœur qui se tend et qui se tord. Alors qu’ils dressent leurs griffes vers eux, la terreur qu’ils inspirent ne suffit pas à étouffer la pitié qu’elle ressent. “Qui sont-ils..?” question sans direction, perdue dans l'éther. Peut-être la personne en proue de leur navire de fortune aurait-elle la réponse, elle qui parle de gangrène avec tellement d’assurance, mais son souffle se coupe avant qu’elle ne puisse songer à formuler sa pensée.

Humaine au singulier. Dorotea fait un pas en arrière instinctif, le dos de Fu Shen plus si rassurant désormais. A force de se reposer sur King, comment a-t-elle pu oublier ? Dorotea est sucre, verre, cristal. Alors même que les mots se veulent protecteurs, ils ne parlent que de son sang versé. Dorotea est fragile, encombrante, insignifiante. Alors même qu’ils parlent d’elle, aucun d’eux ne lui adresse la parole. Dorotea est lapine, agnelle, souris. L’apparition de la lance divine lui arrache un hoquet de surprise, mais sans venir la réconforter. Entourée de carnivores, elle est la seule proie. Est-ce pour cela qu’ils ignorent ses avis ? Qu’ils cherchent l’affrontement quand tout lui dit de fuir ? “Non.” Est-ce la faiblesse qui parle en elle ? Alors pourquoi quand la lame mortelle s’abaisse, Dorotea sent ses yeux s’embuer devant ces créatures si abîmées que même les leurs refusent de les toucher ?

“Non !” Dorotea s’élance, agrippe les manches les plus proches pour qu’enfin ils la regardent, qu’enfin ils l’entendent. “On peut encore les éviter. S’il-vous-plait.” Le bras en écharpe, elle se dirige aussi silencieusement que possible vers la paroi droite du mur. S’ils peuvent les contourner, personne n’aura à être tué. Pas même ces monstres, ces horreurs dont la seule tare est d’avoir perdu contre cette maladie qui les ronge. Et cette question qui la taraude, alors que son unique œil reste fixé sur eux.
Est-ce qu’on se nourrit d’eux tout comme on s’est nourri de toi, Dorotea.