old friends

Parfois Andrea oublie le temps -il ne l'oublie pas consciemment, puisqu'il sait les secondes qui passent, mesure les cœurs des gens et leurs fréquences, marche dans les couloirs au rythme de l'empressement. Nn, il oublie le temps dans le sens où il ne réalise pas que déjà cela fait plus de dix ans qu'il arpente les couloirs de l'hôpital, et bientôt dix qu'il porte la Papesse en couronne ; il ne réalise pas que les années filent et qu'il travaille sans jamais se donner de répit. C'est qu'il le sait mais ne l'a pas encore compris, puisqu'après tout, cela ne lui importe que peu. Il ne pense rien rater, ou plutôt, rater l'acceptable.
C'est qu'il sait bien rater les choses. Il y avait toi, bien sûr, mais tant d'autres échecs aussi -échouer à comprendre l'intérêt, couler une relation, crever les attentes, faire cramer la patience, enterrer les espoirs, couper court aux conversations, passer à côtés des sous-entendus. Mais toi, tu ne lui en as jamais voulu.
Il reconnaît King immédiatement, malgré l'âge et les poils grisonnants. Il s'attend alors à te voir arriver derrière lui, et toi aussi, il n'a pas vraiment de mal à te reconnaître -tu n'as pas changé, pas vraiment. C'est sûrement lui, le plus étranger des trois, désormais. Andrea n'a plus rien à voir avec le rat de bibliothèque qu'il a longtemps été. Il se demande, un instant, comme tu l'imaginais -avant de le voir, avant de savoir. Le dessinais-tu fantôme, absent ? Les traits étaient-ils flous, ou alors semblables encore au passé ? Avais-tu seulement pensé à lui, depuis ? Cela faisait quinze ans.
Et c'était ce genre de temps qu'il avait oublié.
Do--(t, il ne dira pas) rothea de Manincor. Il est debout, sans même y avoir pensé. Et King de Manincor. Il ne fallait pas l'oublier, le vieux monsieur qui le regardait comme s'il l'avait vu hier, les yeux pétillants d'une malice qui n'appartenait qu'à lui. La main hésite à se tendre, pour toucher le pelage du chien et se rappeler de ce que cela faisait, mais Andrea n'a pas demandé, et surtout il n'a pas envie de se salir.
Et, alors, après l'évidence, il faut continuer de parler. Andrea Maestriani. Il précise. Il ne sait pas s'il s'attend à ce que tu le reconnais ou non. Il n'en a pas grand chose à faire, pense-t-il (ah !). Je ne crois pas que vous soyez mon prochain rendez-vous. Il en était certain, à vrai dire. C'était juste pour faire la conversation, évidemment.

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Ce n'est pas un rang de patiente, encore moins de docteur -c'est un rang de fantôme, d'être ectoplasmique qui revient sans prévenir, comme c'est l'apanage des spectres et des maudites. C'est toi qui est maudite, de te retrouver sur le chemin de celui qui ghost même parfois en direct, le silence pesant seulement pour les autres ; oh, on lui a dit, que cela ne se faisait pas, mais comment était-il sensé savoir ? Il n'avait rien à répondre, il n'a même pas vu les notifications, aurait-il dû s'extirper de la torpeur pour donner son énergie à d'autres ? Cela ne faisait aucun ses, pourquoi aurait-il dû commencer à prendre des pincettes avec toi -toi, Dot, une des seules qui l'a vu, lui, en avant-première ?
Il n'est pas embarrassé un seul instant de ne pas avoir cherché ce que tu devenais. A vrai dire, en y pensant, ce n'était qu'une histoire de temps avant que vous ne vous recroisiez, non ? Mh. Dr. Morrison. A la porte, à droite, à nouveau à droite, puis à gauche, 3ème porte. Si tu as rendez-vous, et qu'il est en retard, il devra probablement bientôt te chercher. Si tu n'es pas là, tu perdra ta place. Alors -il te donne le chemin. Il ne te chasse pas, non, il pense t'aider, puisqu'il connaît ta santé, en a été témoin longtemps, comprend mieux encore maintenant, ne veut rien empirer par sa présence.
Mais tu ne fais pas signe de partir. A cela, Andrea lève un sourcil, unique, que l'on ne peut pas rater au milieu de son front dégagé -ses cheveux sont noués. Ne devriez-vous pas attendre chez le Dr. Morrison ? Il te coupe presque, mais c'est que cela lui paraît évidemment plus important que tes excuses dont il se fiche ; il ne sait même pas ce qu'il y a, sur son LinkedIn. Mais -ah. Peut-être Mens a guidé King. Peut-être faudrait-il prendre le temps, parmi tous les mails auxquels répondre. En tous cas, il paraît évident que toi, tu veux parler. Assis-toi si tu comptes rester. Ferme la porte. Il n'aime pas les couloirs et les passants qui regardent toujours trop. Je travaille bien pour Regeneratio. Des laboratoires du centre hospitalier appartiennent à l'entreprise. Son identité reste banale, presque décevante alors -de chirurgien à docteur de bureau, les mains loin des patient-es et le cœur vendu pour de l'argent : n'était-ce pas ce qu'on disait ?
Maintenant que tout était explicité, il n'y avait plus rien à dire. Andrea regarde droit. Ses traits sont fins, doux, jusqu'à la mâchoire anguleuse qui raconte sa facette impitoyable. Tu n'as pas besoin de cette histoire-là : tu en as été la récipiente.
Et, pourtant, il baisse les yeux sur le chien. Qu'est-ce qui lui traverse l'esprit ? Ah ! A ton avis, Dot ? Vous cherchez un emploi ? C'était tout ce qu'il pouvait bien demander.

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Andrea reste égal à lui-même -le dos droit, à peine soutenu par le dossier de sa chaise, le regard coupant, qui affûte ses mâchoires plus qu'il ne le faudrait. Plus que dans tes souvenirs, probablement.
La narration à l'intérieur de ta tête lui est inconnue ; il ne l'imagine même pas. Le malaise n'est pas quelque chose qu'il conçoit, et dans l'attente de ta réponse, il ne fait que cela : attendre. Il ne pense pas plus, pas vraiment, si ce n'est à d'autres choses qui ne te concernent pas.
Bravo. C'est des félicitations si froides qu'on pourrait croire qu'il ne le pense pas : c'est faux. Cela est impressionnant -du deuxième changement de carrière à l'obtention de la chaire, du double travail, du sujet pour le moins absolu que tu t'étais décidé à solutionner. A vrai dire, cela ne l'étonnait pas. Déjà à l'époque, tu ne t'arrêtais pas à ce que l'on te donnait. Il fallait toujours plus. En cela, vous vous compreniez et, en un sens, il t'admirait de ne pas avoir abandonné -cela paraissait étrange, puisqu'à travers toi, il se flattait aussi en un sens.
Il cherchait quoi dire de plus avant que tu ne lui coupes l'herbe sous le pied. Il ne s'attendait pas à cela -ce n'était pas quelque chose que d'anciennes connaissances lui demandait. A d'autres, oui ! Mais pas à ce serpent froid qui a changé de peau jusqu'à en révéler la vraie matière. Qu'est-ce qu'un être de métal peut bien faire des est-ce que tu vas bien ? Il les détestait, ces choses-là, parce qu'elles n'étaient que des excuses, des faussetés demandées par confort, par tradition, par simplicité. Mais toi, ce n'est pas ce que tu amènes sur la table, n'est-ce pas ?
Son regard est moins dur ; il a cligné des yeux quelques fois de suite, se replace sur sa chaise presque imperceptiblement. Il détaille King plutôt que toi. Il voit que son poil devient grisé par-ci par-là ; qu'autour de sa truffe, il n'en reste pas beaucoup. Et alors qu'il observe ailleurs, il ne réfléchit pas à la réponse.
Andrea ne pense plus vraiment à lui. C'est ironique, en substance, puisque c'est égoïstement qu'il a fait le choix de rejoindre Regeneratio, de perdre son individualité dans la mer des règles et des attentes, d'endosser l'Arcane comme excuse. Peut-être, finalement, ne pense-t-il plus vraiment à lui car il n'a plus besoin d'être un autre. Car cela lui est naturel, et qu'il ne se pose plus de questions en ce sens.
En te voyant, tu deviens preuves de ses évolutions. A l'époque, il avait probablement dû te répondre qu'il allait bien -et c'était faux. Mais maintenant, il ne savait plus mentir. Oui, je vais bien, un sourire vient légèrement s'étaler sur ses lèvres, merci. Sa voix reste froide mais dans l'articulation, dans ses yeux qui se referment un peu sous la mécanique du sourire, quelque chose de tiède en ressort. Et vous deux ? Il demande sans y penser plus que cela ; en quelques instants, il décide que ce n'était pas une erreur.