it’s allowed to be green and grey sometimes.

Jeudi, 20 heures tapantes, à la Boissonerie.
Andrea se présente à l'accueil, donne le nom d'un autre (le tien), suit diligemment l'aide de salle après s'être fait débarrasser de son manteau. Andrea est élégant ; c'est bien la seule chose qu'il est intentionnellement en cet instant. Délaissé de la longue et épaisse couche de laine qui l'épargnait du froid, il est maintenant tiré à quatre épingles -des traits durs et géométriques de tous côtés, parfaitement retouché pour épouser flatteusement son corps. Son costume est bleu, de la couleur de ses yeux. Dans cet absolu devenu son être entier, il volait les comparaisons à la mer, à la glace : pour l'instant d'une soirée, ce n'étaient plus elles à qui l'on associerait ces teintes.
Le veston croisé attrape la lumière de ses boutons dorés. C'est la seule source de chaleur chez lui ; le reste est un blizzard, à commencer par son visage. Ses cils sont longs, recourbés naturellement, en contraste avec son regard droit et trop direct. Et, enfin, ses cheveux, noués strictement en tresse française, coulent jusqu'au milieu du dos.
Lorsqu'on lui tire la chaise pour qu'il s'installe, il le fait gracieusement. Ses coudes ne toucheront pas la table de tout le repas. Ce serait de mauvais goût. A la place, il reste le dos droit, les deux pieds collés au sol, et il te regarde droit dans les yeux. Oui, parfois, le gris n'est plus la couleur des orages.
Il défait les boutons de sa veste, comme le veut la bienséance une fois assis. Byrd. Es-tu content de l'avoir fait avouer ton nom ? L'as-tu regardé venir comme tu l'avais observé en t'éloignant la dernière fois ? Comment le trouves-tu ? Sais-tu quoi dire ? Voulais-tu vraiment le voir ? As-tu changé d'avis ?
Ah ! Quelle importance ! Il était devant toi, et en cela il trouvait toutes les réponses (ou, plutôt, se rassurait rationnellement que c'était le cas). J'espère que vous avez passé une bonne semaine. Il le dit par automatisme, puisque c'est cela qu'il faut dire -parait-il. Il ne sait plus trop ces temps-ci. Les gens veulent de lui des choses qui ne sont pas écrites dans les livres qu'il a feuilleté. Il attend ta réponse, patiemment. Il n'est pas nerveux, mais il sait déjà que tout ne se passera pas comme il le souhaite : c'est là la peine des espions et des menteurs.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Andrea ne se cache pas de regarder -que pourrait-il faire d’autre, de toutes manières ?
Sans attendre, il observe. Il voit, à la première seconde, combien tu te réveilles à son approche ; il note la politesse et l’apprécie, lui toujours trop friand des bonnes manières. Il voit, aussi, les changements. Il ne peut pas encore définir s’il s’agit de normalité ou d’efforts -pour cela, il devrait te voir plus souvent, avoir un échantillonnage plus large et, en réalité, avoir des témoignages hors de sa personne ; ce n’était pas très important, de toutes manières, ce n’était pas une étude à mener. Andrea se contente donc d’apprécier les joues rasées (ce qui te rajeunit quand même de cinq ans), le semblant de coiffure (qui pourrait encore être un peu améliorée), la chemise bien choisie (mh, était-elle repassée ?).
A ta remarque, Andrea te donne encore une intelligence non prévue ; un piège pour obtenir son patronyme à lui. Andrea suffira. Tu devrais être content, parce que les gens sont contents quand Andrea leur dit de l’appeler par son prénom, et parce que apparemment ça dit que l’on est proches. Bien sûr, il souhaitait simplement éviter que tu ne google son nom, mais il ne comprenait pas le manque de respect derrière son évitement. Andrea suffisait. C’était la même chose que Maestriani, dans votre contexte.
Le reste le fait tiquer. S’il ne saisit pas tous les sous-entendus, il comprend que la semaine n’était pas excellente jusqu’ici. Evidemment, il veut immédiatement savoir pourquoi. A vrai dire, il veut tout savoir de toi. C’était une semaine intéressante pour ma part. Il se retient. Il a recherché comment faire du small talk. Il y a écrit de ne pas demander de choses trop précises. De rester vague. Généraliste. Non, c’est la première fois. Je ne mange plus beaucoup au restaurant. Il allait souvent au restaurant universitaire quand il était encore humain (probablement le seul restaurant qu’il a autant fréquenté), mais la nourriture a été une des premières choses qui ne lui donnait plus envie. Venez-vous souvent ? Il ne voulait pas demander ça, mais il s’en tient au plan : paraître sympathique.
Depuis le début de l’interaction, il n’a pas bougé d’un pouce. Son visage n’exprime aucune émotion. Son dos est droit.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Cuisinait-il ?
Hé bien, il en faisait l'action, pour sûr, mais est-ce que tu considèrerait cela de la cuisine ? Est-ce que tu accepterais de manger cela tous les jours jusqu'à la fin de ta vie ? Est-ce que la cuisine doit donner envie ? Andrea dirait plutôt qu'il faisait à manger. De quoi se nourrir. Dans l'expression faire la cuisine, on sous-entend l'art. Andrea croit qu'il ne fait pas des œuvres. Il n'en a ni l'envie ni la prétention, et pourtant, n'est-ce pas une preuve de son originalité ? Ne rend-il pas hommage aux produits en les laissant bruts ? N'est-ce pas un poème dédié à la nature, aux goûts des choses brutes, à la simplicité ?
Andrea n'en sait rien. Alors, cuisine-t-il ? Peut-être. Mais la réponse la plus simple sera : oui.
Sujet suivant.
Tu aimes donc ce restaurant. Andrea observe -il se demande, qu'est-ce qu'il te plaît ? L'ambiance, les plats, le goût, le standing ? Tout à la fois ? Un savant mélange de chaque ? Andrea ne demandera pas. Il suppose qu'il trouvera la réponse tout seul. Il acquiesce juste, en silence, alors qu'il ouvre la carte.
Il lit chacun des intitulés mais rien ne lui donne envie. Les titres sont cependant précis, ce qui le rassure avant tout. Et, avant même qu'il ne puisse te demander, tu refuses déjà -ah ! mais comment est-il sensé faire un choix ? Sa préférence est pour celle qui te plairait le plus, mais ce n'est désormais plus une option ; ah, il lui faut alors choisir entre Charybde et Scylla !
Il analyse chaque ligne, et finalement fait son argumentaire selon les apports nutritionnels estimés de chaque plat. Je prendrais le cabillaud nacré, céleri rave en quartier et purée au lait de coco et curry. Oui, un bon apport protéique, avec des fibres et des glucides lents. Il espérait qu'au moins la moitié de l'assiette soit rempli de céleri.
Maintenant venait le problème du vin. Le vin est une boisson alcoolisée issue de la vinification qui, comme toutes les boissons alcoolisées, est à l'origine de nombreuses maladies ; malgré la présence de polyphénols (permettant de réduire le stress et les risques d’accident cardiaque et d’infarctus) et les effets positifs sur la mémoire lors d'une consommation raisonnée (moins de deux verres par jour), les pendants négatifs sont bien plus importants. Andrea, évidemment, n'aime pas cela. Il suppose qu'avec son poisson, tu proposera du vin blanc et sec -ils contiennent trop de sucre, mais cela pourrait être pire. Sa mâchoire est serrée pendant qu'il débat intérieurement quoi te répondre. Il optera finalement pour l'honnêteté. Je n'ai pas l'habitude de boire du vin. Cela te dérangeras tu, s'il reste à l'eau ? S'il ne t'accompagne pas ? Cela te paraîtrait impoli ? Il se forcera s'il le faudra -restera en-dessous du nombre de verres recommandés lors de consommation occasionnelle. Il était, malgré tout, curieux de tes choix et suggestions.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

En un sens, tu n'as pas tant tord : Andrea peut être considéré comme timide. C'est qu'il ne sait pas trop comment agir, comment il faudrait faire ; auparavant, cela paraissait naturel -il a cru, ah ! pendant longtemps, qu'il était comme cela lui aussi, comme la majorité des gens, et surtout comme ce qu'on attend. Mens a vu au-delà ; elle a su avant les autres, probablement. Alors, timide ! Timide dans le sens qu'il n'ose pas trop, qu'il tâtonne, mais aucunement dans la honte, dans la peur. Andrea, fidèle à lui-même, ne ressentait pas grand chose vis-à-vis des mots. Seuls les faits le déstabilisaient.
Très bon choix, alors ! Un instant, Andrea contemple de demander pourquoi ? mais se retient ; n'est-ce pas impoli, en un sens, que de demander alors que l'on va bientôt savoir ? Oui, mieux vaut le questionner sur autre chose. Tiens, par exemple, la cuisse de canard confites ! Cuite dans sa propre graisse, beaucoup trop salée ; les accompagnements sont inconnus, mais cela n'est probablement pas assez équilibré au goût d'Andrea -ah, mauvais sujet aussi, n'est-ce pas ?
Et -voilà ! A lui de répondre. Cela est autrement plus facile !
Non.
Il ne prendra pas d'entrée.
C'est clair, net, précis.
Habituellement, il ne rajouterait rien, mais aujourd'hui est un jour différent, et il sent soudainement que cela est trop simple (mais aucunement sec, évidemment) pour ce qu'il souhaite, alors il continue : mais je vous en prie. Ne vous privez pas pour moi. Vous donnez tant de louanges à ce restaurant, cela serait dommage de ne pas en profiter. Enfin, il suppose. Rien n'empêche aux humain-es la folie des grandeurs, les pêchés capitaux, la destruction par elleux-mêmes ; aucun serment, aucun dévouement de son âme, aucun don sacré du soi. Andrea ne pensait pas à tout cela négativement : qu'iels soient ! C'est bien pour cela que lui aussi était, et cela n'avait de sens que si sa nature est regeneratio.
T'observer pour un soir serait intéressant. Cela faisait longtemps qu'Andrea n'avait pas partagé un long moment avec un humain. Je ne me prive pas. Clair, net, précis ; encore. Il pense à rajouter quelque chose. Une précision, une question, quelque chose d'intelligent ! Je tends vers l'ascétisme. Mh. Mauvais choix, se dit-il, au vu du choix du costume qu'il portait -mais cela restait dans les règles. Il n'avait pas cité d'absolu.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Il attend, alors -tout, et rien ; la suite, la fin peut-être, le début sinon, quelque chose ! Il n'a toujours pas bougé, Andrea droit sur son siège, les semelles contre le sol et les mains sur la table, les poignets à peine posés, jamais plus, et surtout jamais les coudes. Il se demande un instant si cela t'intéresse vraiment, ou même si tu as retenu ce qu'il a dit, au vu de tes yeux ailleurs, de ce sourire en demi-teinte inhabituel à la personne que tu as montré jusqu'ici à Andrea. Ah, étais-tu vraiment un bon sujet à observer ?
Oui. Ni café, ni entrée, ni dessert, ni restaurant, ni rendez-vous. Non, je connais le goût du tartare de bar. S'il savait déjà, pourquoi goûter encore ? Il n'en avais pas envie, et même si cette dernière s'invitait dans son esprit, il ne l'écouterait pas. Il ne s'agit que de se nourrir. Ceci étant dit, c'est un bon choix, je trouve. Un avis personnel -était-ce le premier de la soirée ? Il s'était forcé à l'ajouter, pour paraître moins sec, mais il n'en pensait pas moins. Le poisson était un type d'aliment convenable d'après ses standards, surtout lorsque préparé de cette manière.
Le reste de tes questions lui parait étrange. Ce n'est pas tant qu'il n'envisage pas de sortir faire d'autres choses (n'est-ce pas ce qu'il est en train de faire ?), c'est que l'habitude de cela est enterrée depuis quelques années. J'ai envie de travailler. Il ne se doute pas de ce à quoi tu voulais faire référence et répond presque naïvement, mais honnêtement ; si tu veux ta réponse, tu devra demander plus directement. Il faut cependant également savoir reposer son esprit. Par cela, il répondait à ta première question : sortir. L'air frais, l'exercice, la distraction étaient des choses nécessaires. Tout est dans l'équilibre. Le sien n'était probablement pas le tien.
Il aurait pu dire : j'ai envie de suivre les préceptes de Mens, d'aider à sauver l'humanité, de révolutionner le monde, mais il ne pouvait malheureusement pas te le dire. Il n'avait même pas pensé que ça risquait de faire un peu trop pour un premier restaurant. Et vous ? Êtes-vous motivé par quelque chose en particulier ? Il était temps d'en apprendre plus sur toi, au-delà de tes choix gastronomiques.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Non. Ca ne l'intéresse pas. Il sait bien les combinaisons pseudo-infinies de goûts qui sont possibles en ce monde, mais ce n'est pas quelque chose d'assez intéressant pour lui -ah ! lui, qui veut tout savoir, refuse un pan de connaissances nouvelles. Tel était le paradoxe : de ne s'instruire que de ce qui paraît utile, alors même qu'il ne peut savoir ce qui se révélera déterminant un jour futur. Je n'aime pas la texture du poisson cru. Cela serait peut-être une justification plus solide à tes yeux -qu'importe, Andrea n'y touchera pas.
Andrea fronce les sourcils. Cela est une très belle vocation, que de transmettre son savoir ; à vrai dire, vous vous retrouviez en quelques sortes sur ce point. Mais malheur, le pauvre ne comprend pas que tu ne pense pas vraiment que cela n'est pas suffisant. Que ce n'est pas assez stimulant. Que tu es plus vorace que cela -ah, étais-tu un disciple de l'excès ?
Ce n'était pas une question complexe aux yeux d'Andrea, puisqu'elle ne nécessitait aucun calcul, aucune pré-connaissances théoriques, aucun programme informatique -pire ! aucune interaction humaine, juste son propre esprit et son avis le plus pur et simple. Andrea ne la voyait pas comme un problème à résoudre et donc, fondamentalement, cela ne convenait pas à sa définition de la complexité, qu'il savait subjective et probablement abjecte aux yeux des autres. Il en dit rien, attend que le serveur passe ; il trempe ses lèvres dans le verre d'eau qu'on lui a servi, se retient de grimacer face au goût inhabituel que celle-ci a. L'important est de s'hydrater, pas d'apprécier (il se le répète, comme un mantra).
Andrea se tait. Attend la suite. Il commence à comprendre tes habitudes -laisser transparaître un semblant de vérité, avant de la cacher avec un mouchoir infini sorti d'une de tes nombreuses poches, comme un magicien fantasque qui détourne l'attention du tour qu'il est en train de faire. Et, alors, Andrea comprend que tu faisais du sarcasme. Que ce n'était pas vrai. Alors, en spectateur, il attend le clou du spectacle.
Et tu ne déçois pas. Ses yeux restent vrillés sur toi -ils n'ont pas bougés depuis le début, de toutes manières-, alors qu'il répond immédiatement à la question intérieurement. Il te regarde retrousser tes manches, se demandant bien quel était l'intérêt d'une telle question, et parallèlement s'interrogeant sur si tu avais chaud ou si cela était pour autre chose, et également pourquoi tu avais parler de l'inviter et --ah.
Ses sourcils se lèvent. Il a compris. Il y a erreur, aurait-il envie de dire, mais serait-ce malin ? Ne vaut-il pas mieux ... jouer le jeu ?
Andrea regarde la peau désormais à nu, la chemise froissée pour ce faire. Mh. Il imagine que la majorité des gens doivent te trouver attirant. Comment réagiraient-ils, face à cela ? Andrea ne sait pas rougir sur demande. Il se contente de baisser le regard un instant, de reprendre de l'eau, et de te fixer à nouveau. Très peu. Cela est une question de nature. Était-ce ainsi qu’il fallait jouer ses cartes ? Andrea n’était pas doué ni pour l’amour, ni pour les mensonges, et il était à peu près sûr que cela se verrait comme le nez au milieu de la figure. Je ne suis pas épargné par les désirs généralement associés à notre espèce. Si cela sonne comme un regret, c'est que c'en est un ; pourtant, aux yeux d'Andrea, il démontre une possibilité, et n'était-ce pas ce que tu souhaitais ? Il croit réellement avoir réussi son approche.
Ah. Il manque de pratique, voilà tout. Vous aviez promis de répondre à mes questions si je venais ce soir. Certes, vous n'avez pas précisé honnêtement, mais vous ne me feriez pas cela, n'est-ce pas ? Le dos contre sa chaise, il tente de remuer son verre d'eau comme dans ses souvenirs poussiéreux des vieux films de mafia italienne qu'il regardait en étant petit. Je ne vous ferai pas l'affront de redemander. Cela équivaut à un s'il vous plaît, même si c'est difficile à croire.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Andrea essaie, vraiment, de noter tous les indices qui témoignent de ce que tu penses -le soufflement du nez, puis le verre de vin attrapé en un sourire, suivi du rire (bref, court, réel aux oreilles d'Andrea), les yeux qui fuient, le temps qui s'allonge sans aucun changement, puis tout le corps qui se réarrange sur le siège, un second soupir (plus bruyant qu'avant) ; enfin, un sourire : c'est lui qui reste. Andrea préférait celui d'avant.
Tout cela le rend confus. Il n'arrive pas à identifier une unique émotion à laquelle rapporter tout cela ; émet alors l'hypothèse que plusieurs aient traversé ton âme mais qu'alors, les faisceaux de preuves ne sont pas assez peuplés pour arriver à une conclusion. C'était impossible de dire s'il t'ennuyait ou te plaisait. Alors Andrea choisit de continuer ces tentatives de drague, qu'il sait probablement ridicules, finement associées à sa franchise sans limite et son caractère coupé au couteau.
Pénible, oui. Je n'autorise le sexe que sous l'aval de l'amour romantique. N'ayant d'amour de ce type dans mon existence, il faut s'occuper de ces affaires soi-même. Je n'apprécie pas cela. S'arrêtent ici ses confessions, qu'il ne croit être qu'une partie d'une conversation. Son honnêteté est presque dérangeante, mais pour lui, ce n'est qu'une réponse à la question -il s'arrête juste avant de donner une pièce qu'il ne veut pas laisser aux vautours de ton regard auparavant satisfait. Il n'a pas dit qu'évidemment, le temps associé à cela, il le préfèrerait ailleurs, mais surtout -surtout, que cela nécessite de poser ses mains sur ce corps presque devenu étrange, qui porte pourtant, dans chaque cellule, son nom. A chaque fois, cela le ramène à la bassesse de sa condition humaine, à la réalité du M sur sa carte d'identité, au vide au creux de son ventre.
Il secoue la tête. C'est probablement son geste le plus grand depuis le début de la soirée. Les yeux glissent sur son assiette de décoration, sur la serviette qui la couvre -parfaitement pliée-, puis remontent vers toi. C'est terminé. Il a classé le dossier. Il reprend la conversation. La mémoire me fait très rarement défaut. C'était un euphémisme. Une blague, en un sens, qui ne fera rire personne. Tu ne pouvais pas la comprendre. Dommage. La famille est une très belle motivation. C'est tout à votre honneur d'être présent pour elle. Cela, Andrea le comprenait -c'était quelque chose qui le touchait, plus que tout ce qui avait été dit entre eux jusqu'ici. Je suis docteur en médecine. C'est un chemin que je connais bien que commence votre nièce. Ah. De nouveau, il ne te donne rien pour continuer, et il en a de plus en plus conscience. Alors, il réfléchit, et se force à dire quelque chose : comment s'en sort-elle ? Parfait. Il paraissait même compatissant, si ce n'était pour le même air glacé toujours collé à son visage.
Et, pourtant, en arrière plan, des pensées parasites s'installent au fond de son crane -font du bruit, voyagent de droite à gauche, s'imposent comme devant être discutées. C'est à cause de ce que tu dis -ta nièce, la famille-, et de ce à quoi Andrea pense encore -le corps qui n'est pas corps. Alors il dit : Voulez-vous des enfants, Hadrian ?
Ah. Il fallait compléter. Ou peut-être en avez-vous déjà.
Rapidement, Andrea trouve des excuses à cette question -ah ! n'était-ce pas ce qu’il fallait faire ? S’assurer qu’ils s’alignent sur les sujets fondamentaux ? Oui, c'était probablement ce qui était recommandé, voilà tout, et Andrea s'approche de la quarantaine, et il voit les jeunes toustes se multiplier face à la pierre de sa chaire, et il se retourne pour rester auprès de Mens -il le lui a dit, quand elle lui a envoyé la Papesse : il n'est pas sûr de savoir aimer.
Mais, parfois, il aimerait bien pouvoir sans se questionner.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Et, devant lui, le rire, comme un orage.
Andrea a toujours fait le parallèle entre les émotions des autres et la météorologie. Au-delà des nombreuses métaphores existantes, le rapport lui était évident : dans les deux cas, les prévisions étaient extrêmement incertaines. Dans les deux cas, il regardait souvent, impuissant, l'énergie se dissiper selon les conditions du moment ; alors il te regarde rire, comme on regarde une pluie d'été qu'on sentait venir mais dont on n'aurait jamais pu déterminer le commencement exact. Tu t'arrêtes aussi vite que tu t'y es mis, et en cela aussi il est confus ; qu'ont donc les autres à voir dans cette histoire, pour que tu les regardes ainsi ? C'est une conversation entre lui et toi.
Mais, visiblement, tu n'écoutais pas. Comment pouvait-il demander de l'aide, quand personne ne remplissait ses critères ? Pour proposer une telle solution, soit tu n'avais pas compris, soit tu étais stupide, soit tu manques de logique dans tes idées -d'après lui. Il ne répondra rien, ne sait pas quoi rajouter et n'a pas envie de faire cet effort-là ; il ne froncera même pas les sourcils, même s'il a senti ses muscles tenter de se contracter lorsque tu te remets à rire. L'orage reprend ; mais si Andrea comprend l'origine de la pluie, celle de ton hilarité reste un mystère.
Mh. Passons.
Cela paraît relativement logique -à moins que vous ayez un passif en médecine, je doute que votre aide soit optimale. Cela pourrait avoir l'effet inverse que l'escompté. Ce n'était pas une pique envers toi, ni un compliment envers Faye -ce n'était que la vérité, étalée peut-être avec peu de manières, mais qui n'en restait pas moins nécessaire. Tu étais utile ailleurs, pensait Andrea. Juste pas sur ce sujet-là.
Et reviennent les nuages. Cette fois-ci, il fronce des sourcils en te voyant t'étouffer sur ton vin -était-il mauvais ? Cela faisait la deuxième fois. Enfin -même si ça t'arrivait, il connait les premiers gestes d'urgence, alors cela ne l'inquiète pas trop. Evidemment, il apprécierait malgré tout que tu ne t'étrangles pas tout seul. Ce serait une perte de temps.
Il attend les rires, et surtout leur fin. Il te regarde lui aussi directement, sa confusion visible, ainsi que son irritation. Il te laisse parler, enregistre les questions et les réponses, et laisse à son tour un silence planer.
Enfin, il dit : vous moquez-vous de moi, Hadrian ?
Il n'en était pas sûr, mais il se rappelle ce qu'on lui disait quand il était plus jeune, quand il ressemblait à ce qu'il était aujourd'hui. Soyez honnête. Il n'en peut plus, de devoir interpréter les mots pour ce qu'ils sont en-dehors de leurs définitions ; il ne souhaite qu'une réponse simple, un oui ou un non ; même pas d'explication ! Juste la vérité, sous sa forme la plus succincte. Qu'importe ce que tu dira, il te croira -cela n'a pas d'importance, au fond. Pourquoi demande-t-il, déjà ?
Pour en revenir à la conversation -le lien est évidemment la famille. Naturellement. Indubitablement. A l'évidence. Bien entendu. La certitude de cette logique suintait dans sa manière de lâcher les mots. La nièce. L'enfant des adelphes. Ses propres enfants. Basique.
Il note dans ta réponse la certitude de l'envie, et le flou de la réalité ; il note encore ta proportion à l'insécurité, alors, au manque de déterminisme clair et suppute la frivolité de certains de tes rapports. Etait-ce quelque chose du passé -d'une folle jeunesse- ou était-ce encore l'apanage du présent ? Andrea ne savait dire. Mais, au moins, vous étiez alignés sur le futur de ce sujet. Oui. J’aimerais élever un ou des enfants.
La suite de tes traits d'esprit ne lui a pas plu non plus. S'il encaisse sans sourciller ce qui porte à lui seul, il s'agit ici de remettre en question aussi son fonctionnement, sa nature même ; il s'agit ici de se moquer de ses attendes, et de ce qu'il voulait sécuriser avant d'ajouter des vies qui dépendraient de la sienne.
En un sens, tu ne respectais pas ce qu'il t'avait dit. Ce qu'il t'avait confié. Ce qui était intime -qu'importe la brutalité avec laquelle il te l'a donné. Un instant, il eu envie de partir. Je pense ne pas pouvoir réussir convenablement cette tâche seul. L'amour romantique serait alors, effectivement, l'idéal pour m'épauler, mais d'autres amours pourraient convenir -familial, communautaire, d'amitié ; c'est en tous cas ce vers quoi se dirige les conclusions des recherches que j'ai lu. Puisque, évidemment, il a écumé le sujet -puisqu'il sait déjà tout faire, à peine les livres et les tutoriels lus ; puisqu'il sait la technique qui a attrait au corps, mais doute de pouvoir gérer ce qui relève d'au-delà de cela. Que faire d'un bébé qui pleure pour pleurer ? Je n'ai trouvé personne de convenable pour l'instant. Il ne l'ajoute pas mais n'en pense pas moins : peut-être est-il trop attaché à l'idée stéréotypée de la personne -ah ! l'amour monogame, le seul, le grand, qui saura répondre à tout, même ses exigences évidemment beaucoup trop strictes et ses attentes encore plus grandes. Oh, si seulement on lui montrait déjà rien qu'un bout de paradis ! Si seulement il n'avait pas abandonné l'idée pour Mens.
Bon appétit. Puisque c’est cela qu’il faut dire devant une assiette pleine et pas encore commencée, n’est-ce pas ?

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Le premier date ?!!
Andrea ne réagit pas -son visage est égal à lui-même, non pas apathique mais spectateur, les yeux vifs et concentrés sur leur tâche (te regarder, encore, toujours). Tu voyais donc bien cela sous le spectre romantique. Dorénavant, Andrea en avait la confirmation orale absolue ; il pouvait alors, probablement, grossir le trait encore. Te donner un peu de ce que tu voulais. De l'intérêt.
Il se pensera malin, de le faire, sans même savoir que c'est là tout l'inverse : ses ouvertures paraissent coupantes aux autres. On croirait que s'y cachent quelques pièges -des mâchoires en acier, des sols qui se dérobent, des flèches transperçantes-, mais il n'en est rien. On ne voit Andrea qu'à travers des grandes balafres dans le voile du monde ; il faut savoir oser aller de l'autre côté, celui de l'inconnu de son esprit : rien n'attend, sinon ce qu'il a promis sans le dire.
Je ne voulais pas dire cela. Je vous signifiais que je préfèrerais une annonce brutale et directe, vraie. Un oui ou un non. Ce que vous m'avez fourni. J'en suis reconnaissant. Puisque, si tu le dis, il te croit. Il n'a rien à gagner à douter de toi. Comme vous pouvez le constater, j'affectionne la franchise et ne suis gêné que par très peu de sujets. Je ne me rends pas compte de ce qui embarrasse la plupart des gens. Cela lui rappelle quelque chose qu'il avait lu -que fixer quelqu'un trop longtemps les mettait mal à l'aise. Il dévie alors son regard, détaille l'eau et les reflets de lumière dans son verre. Cinq secondes. Etait-ce assez ?
Il te voit à nouveau. La sériosité le surprend. Il ne se rappelle pas t'avoir vu avec un air pareil depuis le début de la soirée. Je pourrais. Mais je vois cela comme une forme d'égoïsme. Je pense pas pouvoir fournir un épanouissement optimal à travers ma seule personne. Il ne s'agit pas de lui. Il s'agit d'un-e autre -d'un-e inconnu-e déjà aimé-e par idée, par concept ; un embryon de possibilités qu'il s'efforce de ne pas classer, une suite d'idées vers lesquelles il tend sans savoir pourquoi.
Et cela l'irritait relativement souvent.
Il faudrait … quelqu’un avec du cœur.
Puisque c'est là, pensait-il, que se trouvait la réponse.
Alors il faudrait quelqu'un avec un cœur si grand qu'on ne peut pas ne pas le voir ; quelqu'un qu'on sait aimer facilement, qui aime aussi sans difficulté, quelqu'un qui croit sans trop de questions, quelqu'un qui saurait enseigner la vie par les émotions. Un grand cœur, oui ! Un cœur assez grand pour qu'Andrea puisse le voir, et s'y fasse prendre comme une toile d'araignée. Un cœur qui saurait l'accepter, qui sera pont entre ici et chez lui, un cœur ouvert, patient, affectueux, doux. Un cœur humain.
Andrea n'est pas cela. J’ai un sheets excel résumant mes souhaits, je pourrais vous le partager si cela vous intéresse. Je ne suis pas certain de l’intérêt d’une méthodologie de notation pour ce genre de sujets, c'est encore sujet à développement. Casser le regard (il détaille le poisson cru au milieu de l'assiette). Le remonter. Non, merci. Il l'a déjà dit. N'aime pas se répéter. Le fait quand même. Sujet clos.
On en ouvre un nouveau. Hadrian, avec votre question précédente -faîtes-vous uniquement la conversation ou avez-vous un intérêt spécifique ? Même si tu avais dit date, Andrea trouvait surprenant que tu continues sur cette voie. Souvent, quelques mots suffisaient pour faire fuir à peu près n'importe qui.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

Non, pas forcément. Quelqu'un qui aime par réflexe, sans même le savoir. Empathique, oui, cela serait apprécié ; mais surtout, je crois, quelqu'un avec un feu intérieur -chaud. Il précise, parce qu'il a bien un feu lui aussi -l'âtre est au nom de Mens, mais les flammes sont glaçantes. Oui, quelqu'un de chaud. De confortable. De confiance. Un refuge. Quelqu'un qui saurait mieux gérer que moi le côté émotionnel d'un-e enfant -qui saurait lui parler. Qui ressent les choses fortement. Qui sait comment agir avec la majorité des gens. Et plus il parle, plus il se dit quelqu'un de normal, finalement. C'est un vieux réflexe d'avant ; quand c'était un objectif, un mensonge si bien intégré qu'il paraissait vrai. J'ai accès, oui, à ce tableau, mais cela serait impoli : vous venez d'avoir votre assiette. Je vous le transférerai par message. Il aurait très bien pu te le montrer. C'est une excuse. Il faudra continuer à parler.
Je ne suis pas certain que ce soit une bonne chose dans mon cas. Je suis, comme vous avez probablement pu le voir, strict. Et alors, rien n'était assez bien. Il fallait que les choses soient faîtes à sa manière, même lorsqu'il cherchait exactement l'inverse de cela : les candidat-es étaient candidat-es car iels étaient différent-es, mais ne passaient jamais la première étape pour la même raison. C'était là toute l'ironie de l'affaire, et ce pourquoi Andrea ne cherchait plus. Il ne pensait pas trouver un jour, encore moins par un hasard forcé.
A cet instant, quand tu avoues l'envie de quelque chose, quand tu montre ton désir -caché, dont on ne voit que l'existence mais pas la forme-, Andrea n'imagine rien. Aucun avenir à deux, aucun avenir seul-e non plus -l'esprit est blanc. Andrea se rend compte de ce dans quoi il t'embarque. N'est-ce pas injuste, que de te mentir ? Que de te faire miroiter un espoir, qu'il croit alors entièrement faussé ?
Andrea n'a pas l'habitude de tricher ainsi. Cela ne le dérange pas contre les Vesperis : iels ne doivent pas être considéré-es humain-es. Mais toi ? L'injustice vient lui barrer le ventre.
Il tend la main vers son verre d'eau, boit deux gorgées, t'écoute parler.
Un petit sourire apparaît sur son visage. Tu l'amuses.
Mh. Vous avez bien visé, Hadrian : mon apparence est, malheureusement pour moi, encore source de flatteries qui font mouche. Il déteste et adore en même temps. Cela est source de honte et de joie ; de bonheur et de doute. Cependant -ah, dommage. Nous ne nous connaissons pas assez pour que je sache vos mots sincères. Pour le moment, ils ne font que flotter entre nous, ne m'atteignent pas. Ils ne vont pas jusqu'au coeur.
Et je n'ai pas dit que rien ne me gêne. J'ai dit très peu de sujets. Son verre d'eau se repose sur la nappe blanche, toujours immaculée -à sa plus grand satisfaction. Vous, par contre, plein de sujets vous gênent. Il avait compris cela en réfléchissant à leur dernière rencontre, analyse qui se confirmait aujourd'hui. Je ne suis cependant pas désolé d'y revenir sans cesse. Nous sommes ici pour apprendre à nous connaître, après tout. Alors, Hadrian, pensez-vous être un homme avec du cœur ? Ses pupilles remontent. Elles te détaillent comme on observe une proie.

it’s allowed to be green and grey sometimes.

C'est un cri du cœur : cela, Andrea ne peut le nier.
S'il faisait encore semblant, il aurait ri à cet instant précis. C'est la fougue ! C'est la sériosité ! C'est la sur-enchère, c'est l'honnêteté, c'est la situation -c'est le courage, le tien, de toujours tenir la barre, de ne pas le laisser tomber ; c'est la flatterie, vraiment, c'est la timidité de se sentir valorisé, apprécié, voulu.
Mais Andrea ne rit pas plus qu'avant. Il n'a rien comme preuve de ta sincérité. Qu'est-ce qu'un témoignage pareil, alors que tu as déjà dis vouloir lui plaire ? Andrea est trop sur ses gardes. Il sait, pourtant, que rien de Vesperis ne sortira de toi. C'est presque s'il avait peur d'autres types menteurs, de ceux qui font semblant de donner leurs cœurs juste pour avoir un aperçu du sien -de quoi s'en moquer pour l'éternité.
Tu réponds encore avec la même spontanéité ; les mots s'avalent, le rythme se casse, les exclamations retentissent en l'air. Son sourire se décroche doucement. Ce n'est pas qu'il est triste, c'est qu'il est surpris de la réponse si rapide, directe, franche. C'est qu'il est surpris que tu conviennes (d'après toi), et il réalise que c'était finalement une mauvaise idée que de demander tout cela dans l'objectif qu'il s'était fixé -il l'a oublié l'espace d'un instant. C'est presque agréable, cette conversation, tes mots toujours trop grands et l'exubérance chaleureuse qui fait presque croire que rien n'est grave. Andrea se rappelle, cependant, que cela n'est qu'une fuite. Il ne connaît pas encore la nature de ce qui te fait peur, mais pour ce soir, ce n'est pas grave.
Quand tu te corriges pour dire trois au lieu de deux, cela lui fait quelque chose. Il verrait presque le tableau déjà, peint par un vrai artiste, accroché au-dessus de la cheminée ; lui en bleu, toi en rouge, et l'autre -ah, dans la couleur qu'iel voudra.
A ta question, il décroche le regard. Est-ce la première fois ? Il détaille la serviette, le reflet de l'eau difractée par le verre. Il déglutit, remonte les yeux. Il a pris le temps de la réflexion ; ses traits sont moins durs, mais toujours naturellement froids. Une naïveté fraîche s'inscrit sur ses cils qui battent l'air un peu plus souvent qu'avant. Je n'en suis pas sûr. Il se devait honnête. Mais c'est un bon début, je crois. Si c'était vrai. Si tu n'exagérais pas. Si tu lui ouvres toute ton âme. Il faudra me le prouver. Andrea est un être de preuves. C'est tout comme ta sincérité : il y croira plus tard, quand cela sera évident. Quand rien d'autre n'aura de sens. Quand il ne doutera plus de tes mots, saura les comprendre sans même froncer les sourcils. Quand tu le traitera comme s'il était ton destin. C'est le temps qu'il faudra attendre. Ne t'en plains pas : ce n'est pas une agonie. S'il t'a sourit aujourd'hui, que pourrait-il faire demain ?