« I stay out too late
Got nothing in my brain
That's what people say, mmm-mmm
That's what people say, mmm-mmm »

En rythme avec la musique, dandinant son popotin dans la petite boutique aux allées étroites, William rayonnait littéralement de sa joie de vivre habituelle, le regard pétillant, le sourire éclatant, chantant – faux bien évidemment – les paroles de Taylor Swift que crachait une vieille enceinte dans un coin du magasin.
C’était pourtant une journée sombre et grise de janvier, pleine de la pollution de la ville, mais lui ne semblait pas en avoir encore pris conscience. Ou peut-être ne voulait-il pas que la météo morose n’entache son humeur joviale, allez savoir.

Il revenait tout juste de la ferme familiale, où il avait passé un délicieux moment en compagnie de ses sœurs et de sa mère, se régalant du poulet rôti et des patates qui l’avaient accompagné, échangeant potins et ragots, nouvelles et commérages sur leurs voisins comme sur ses anciennes relations.
Il déchargeait à présent son petit pick-up, soulevant les lourdes cagettes de légumes et autres produits frais pour mieux réapprovisionner ses étales, sous une bruine aussi légère que la caresse de millions de petites fées.
De temps à autre, un visage connu du voisinage passait dans son champ de vision et il s’interrompait dans sa tâche pour échanger quelques mots affables et pleins d’enthousiasme avec  eux, ces tristes mines qui râlaient sur le « sale temps de chien » qui assombrissait leur humeur et sur les disparitions et les nombreux méfaits que connaissaient la ville ces derniers temps.
Sur le perron, Momo veillait d’un œil tranquille, la tête posée sur ses pattes, à l’abri du porche qui surplombait les escaliers.

« […] Oui et donc ma pauvre Annabelle s’était coincée une corne dans le râtelier. Oui oui, on a dû couper la ferraille. Heureusement qu’elle est habituée, elle ne s’est pas débattue et a attendu patiemment que l’on termine […] »

Et ainsi de suite, comme si la vie du ranch familial représentait un quelconque intérêt pour ses voisins, et ce, jusqu’à ce que sa cargaison soit complètement déchargée et rangée et que plus une seule connaissance ne soit en vue. Laissant la voiture à la place qui était la sienne, il ouvrit enfin officiellement boutique, offrant une caresse flatteuse à son compagnon canin.

« Allez Momo, c’est notre journée la plus cool de la semaine mais celle-là aussi nous réserve son lot de surprises et de bonheurs ! »

Vu le temps, Momo avait choisi sagement de se retirer dans la boutique, sa masse touffue étalé contre la porte de la réserve, proche du comptoir. Il posa un regard désintéressé sur le nouveau venu, quoiqu’un infime et fugace grondement s’échappa de sa gueule pleine de crocs planqués.
Ce client-là, il ne l’aimait pas.
Ignorant des sentiments de son chien, Will se tourna vers son seul et unique client du moment, son sourire jovial et franc opposé total à celui si faux de Charlie

« Bonjour à vous Mr Perkins ! »

Charlie n’était pas venu souvent, mais visiblement, William avait très bien retenu son nom. Totalement hermétique au sarcasme et aux envies de meurtre de son client, il n’hésita pas à dédaigner son comptoir pour mieux s’enfiler dans une allée étroite.

« Et bien, c’est une très bonne idée ! Même si j’avoue que le temps semble avoir restreint les habitants chez eux… Oh, je sais, j’ai de quoi faire une savoureuse quiche aux poireaux si ça vous dit. Avec ou sans du bon lard de nos cochons. Mais pour vous tout seul, ça risque de faire beaucoup… Et si vous n’aimez pas les poireaux et que vous avez un bon couteau, j’ai de très savoureux potimarrons. Ou différentes variétés de choux. »

Le discours était fluide et il se déplaçait souplement d’une cagette à l’autre, sortant un légume ou un autre par-ci, par-là pour que Charlie puisse se faire une idée et que l’envie de quelque chose en particulier lui vienne naturellement.

« C’est très bon en gratin le potimarron et ça a l’avantage de se conserver assez longtemps dans un endroit frais et sec. Le chou c’est plus rapide et déclinable sous de nombreuses formes, nous l’aimons beaucoup sauté avec des lardons à la maison. »

Contrairement à ce que Charlie pensait, William ne se forçait pas à être heureux ; il était heureux. Pas encore pollué par la noirceur de la ville, et trop conscient que la vie était aussi précieuse qu’éphémère, il mordait dedans à pleine dent sans jamais s’arrêter sur ce qui pouvait l’attrister. Ou du moins, pas trop longtemps.
Il ne détestait pas la pluie qui chassait ses clients, n’était pas touchés par les commentaires désagréables ou la mauvaise humeur de certains.
Il était heureux. Heureux d’être vivant.
Et il n’avait aucune raison de le cacher, inconscient que son rayonnement solaire pouvait éblouir, perturber ou agacer ses pairs.

« Oh. Ce n’est pas grave, il y a d’autres bonnes choses. »

Il sourit toujours à Charlie, imperméable et aveugle à son irritation et à sa jalousie. Lorsque son client décida de se fier à sa première proposition, il acquiesça et commença à fourrer les légumes dans un petit sachet en papier.

« Alors, une quiche pour 6 personnes c’est 2 poireaux, je vous mets une boîte de 6 oeufs et 200gr de lard. Fumé le lard ou nature, Mr Perkins ? »

Il se tournait vers lui avant de se souvenir qu’il manque des éléments essentiels à cette bonne recette.

« Avez-vous besoin de farine pour faire la pâte ? Ou pour faire une quiche sans pâte aussi… Nous avons aussi quelques excellents fromages de chèvre si vous voulez ajouter de la gourmandise à la recette. »

Avant d’avoir obtenu ses réponses, Charlie lui posa une autre question. Un peu surpris – c’était la première fois qu’un client posait cette question – il n’hésita pourtant pas à répondre.

« Effectivement ce serait difficile d’avoir une ferme en pleine ville, haha ! Non, notre ferme se situe à un peu plus d’une heure d’ici, quand on remonte sur Salem. Enfin, vaguement par-là, parce que la géographie, c’est pas vraiment ma tasse de thé. »