L’onde du lac est imperturbable. Imperturbée.
Jusqu’à ce que claironne la fanfaronnade de sa voix, lointaine – et que s’affolent les bouches ouvertes des poissons béats sous la surface. Une myriade d’écailles frétille et se disperse soudain. Pasiphae est seule, ses yeux plissés fondent vers la source de l’intrusion. Son écho lui est tendrement familier. Délicieuse provocation : elle glousse.

L’infante des eaux du lac glisse toute entière entre ses bras aqueux. Un rayon bleu perce faiblement à travers l’épaisseur sombre, et roulant sur elle-même Pasiphae jette un œil farouche à cette lune qui lui paraît dès lors bien terne en comparaison de celle qui menace de sombrer dans les profondeurs. L’idée est nimbée d’une enchanteresse poésie, quoique amère. Demain, elle en tissera une histoire.

Sans un bruit, elle approche. Son corps se meut un peu plus loin sous la surface. Sa présence est un mirage indicible dans le léger remous des eaux. Ses doigts, soudain, s’enroulent autour du poignet de Sélène. Oh, jeu cruel auquel elle s’adonne, ses griffes serrées autour de sa proie la plus chère. Et d’un geste sec, elle la tire vers elle – une, deux, trois maigres secondes – avant de l’accompagner de nouveau vers la surface. Vois-tu, Sélène : je te sauve.

Ses bras glissés sous les coudes de la jeune humaine, Pasiphae blottit aussitôt son nez au creux de son cou.
— Ne t’a-t-on jamais appris à te méfier des monstres qui dorment sous les eaux des lacs ? Le murmure s’éteint en un éclat de rire, carillon tendre qui s’étiole dans la nuit. Elle s’écarte un peu, pour contempler le visage de la lune. Je ne voudrais pas qu’ils t’arrachent à moi. A moi.

Sélène, Sélène, Sélène,
Le halo pâle de la lune n’a rien à lui envier. C’est dans les limbes de son regard, que l’espace d’un instant, Pasiphae se noie. Elle voudrait s’en approprier chaque éclat. Pendue à ses lèvres, à chacune de ses pernicieuses paroles, elle en balaye finalement toute la noirceur d’un éclat de rire. Le carillon léger ricoche à la surface du lac pour s’éteindre dans le lointain. L’une de ses mains glisse jusqu’à la joue de Sélène, et sa caresse y est affectueuse.

— J’y ai songé, entonne-t-elle malicieusement, tandis que son regard court le long de sa nuque découverte. La bête, quelque part en elle, semble elle aussi séduite par cette idée. Crois-moi, de tous les monstres de ce lac, je suis celle qui te convoite le plus. Elle est son adorée. Mais c’est de ton vivant, que tu m’es la plus précieuse. Voilà longtemps qu’aucun parfum ne l’avait ainsi étourdie. Ivre de sa Sélène, elle poursuit : Je préfère te consumer lentement. Autrement. A l’orée de sa jugulaire, elle dépose un doux baiser. La retenue est vertigineuse.

A l’interrogation de Sélène, elle rompt le contact, à contre-cœur.
— Voyons, regarde-toi. Quelle héroïne tragique tu fais. Sélène a la stature de ces comédiennes qui vous coupent le souffle et vous transportent dans leurs émois les plus dévastateurs. Comment pourrais-je me lasser de toi ? Pourtant, une ombre maligne couvre sa figure. Mais, prudence : tes caprices me plaisent. Et je me demande parfois – jusqu’où tu irais, pour moi. L’air est candide – l’interrogation purement égoïste.

Mais les eaux du lac ne sont pas propices à leurs humeurs mutines. Un nœud anxieux sévit à sa gorge : elle n’en laisse rien paraître. Théâtrale jusqu’au bout des doigts, c’est une autre fantaisie qui la guidera.
— Ah – tu m’avais manquée. Ne recommence pas, mon ange, veux-tu ? Ne me manque plus jamais. Ses doigts viennent chercher les doigts de Sélène, puis son poignet, lequel, serré entre deux de ses griffes, pulse au rythme de son myocarde. Pasiphae en énumère en pensée les battements, si tendrement humains. Sortons, je ne te veux pas morte de froid entre mes bras.

Aucune sirène n’a jamais engloutit la lune.
L’envie, assassine, effleure pourtant Pasiphae. Elle chante vicieusement depuis le creux de sa cage thoracique. Elle s’imagine tenir entre ses doigts le myocarde encore tiède de son aimée. C’est la bête – insensée – qui fait naître d’odieux songes en elle. Ce sont les mots de Sélène qui l’agitent. Non, non : il ne peut y avoir de sirène plus envoûtante qu’elle en ces eaux. Pas à ses yeux.

— Cherche – tu ne trouveras pas.

La berge est regagnée, lentement, sans jamais se défaire de Sélène. Pasiphae ne sait parfois plus tout à fait qui, de l’une ou de l’autre, mène la danse. Elle est pendue à ses lèvres, à chacun de ses caprices qu’elle trouve dangereusement attendrissant une fois l’offense passée. Elle aime, en retour, la voir quémander son attention, se glisser entre ses serres, s’y loger comme si c’était là qu’elle appartenait.

Ses lèvres mutines esquissent une arabesque sauvage.
— Mais, Sélène. Je ne te laisserai pas disparaître. Glissant deux doigts sous son menton, la prise est souveraine, ses deux yeux levés vers la figure de son adorée. C’est aussi simple que cela. L’évidence coule à sa bouche comme une promesse, à moins que cela ne soit une condamnation.

Un instant, elle est songeuse. Puis ses doigts courent vers l’avant bras de Sélène, pour tirer vers elle son poignet. Depuis cette seconde dans l’eau, penchée à sa nuque, la bête est furieuse, vorace, désespérée pour ce venin qu’on lui refuse. Qu’on ne lui refuse plus. Une serre plantée dans la chair, là où sous la main s’entrelacent les veines bleutées de l’humaine, une perle carmin éclot. Oh – à peine. Pas suffisamment pour être dangereuse.
— J’aimerais poser ainsi. Mais – tu as besoin de tes deux mains pour ton art, n’est-ce pas ?
Ses lèvres viennent épouser sa peau. Boire au calice de la lune, une larme vermeil.