Ansel sait très bien faire semblant.

Manger de la nourriture qui ne goûte plus grand-chose, faire mine d'être emporté dans l'ivresse lorsqu'il boit, et sourire en toute occasion même quand il est triste. Comme une insolence envoyée en plein milieu de la figure de la mélancolie, et de l'éternité. Prétendre que plus rien ne le touche. Cela lui permet d'encaisser et de rester fort pour les autres. Alors il laisse la poésie à Zwei, le goût de la vie simple au bout de sa fourchette, la tomate qui explose en bouche de tout son sucre et de son soleil. Est-ce seulement la saison des tomates ? C'est l'interrogation qui pointe, quand il repose son attention sur lui.

Qu'il soit doux et plein de tourment, qu'il le soit pour deux. Et en miroir, Ansel sera heureux pour eux deux.

Les jambes croisées sous la table, les mains retenant son genou, Ansel l'observe derrière le vitrail mordoré et joueur de son regard. Il y a le sourire qui ne le quitte jamais, l'attention qui papillonne ailleurs. Il est sans cesse à l'affût du monde, comme un enfant qui le redécouvre encore et encore. Avec Zwei, il peut se permettre d'être un peu lui-même. Ne plus prétendre à un certain standing ou à une certaine vulgarité ; il n'aura pas pris la peine de se coiffer, et ses cheveux en bataille, avec les piercings, contrastent avec les vêtements. On dirait qu'il sort tout droit de LinquedIn, et qu'il attend le bon moment pour vendre une formation marketing à deux mille dollars.

« Tout ce que tu voudras, Zwei, promet Ansel d'un sourire qui n'en finit jamais. Il se veut rassurant, présent, malgré l'absence de chaleur dans le corps. Il est là pour écouter, accueillir, réconforter. Et cela lui va bien. Il se redresse pour déposer les coudes sur la table, le menton fini dans sa main droite où se dessinent les ravages du soleil. Son sourire reste plus grand. J'ai vécu en Italie, il y a un moment. Mais je ne me souviens pas du goût des tomates, lâche-t-il. Si les souvenirs s'effacent, alors nous devons en créer d'autres. À deux. Les doigts se relient les uns aux autres, et il u dépose son menton. Pas de pitrerie ce soir, ce n'est pas le moment. Et si tu as peur d'oublier, ne t'en fais pas. Maintenant, on a les réseaux sociaux. »

Zwei cache sa vulnérabilité derrière ses œillades, et pourtant, la pâleur de ses cheveux la raconte. Elle est là, toute présente, et Ansel en admire la délicatesse. Alors il peut bien prendre un peu de son fardeau, il n'a pas les épaules si larges, mais il peut être son armure encore un peu. Certains oseront le nommer chevalier encore et d'un autre.

Il y a de l'admiration quand Zwei le regarde. Et Ansel, habitué aux frasques et à l'insolence, ne sait pas mettre de mot là-dessus. Il y a de la douceur dans les traits de son ami, et Ansel ne sait point nommer l'affection qui se couche dans l'ourlet de ses cils. Il y a des choses qui lui échappent encore, des sous-entendus qu'il ne peut lire que du bout des doigts. Seulement et seulement s'il le touchait, le laisser enfouir sa main dans ses cheveux indisciplinés — et si Zwei le lui demanderait, Ansel accepterait. Il y a sa mélancolie qu'il partage dans son sourire, qui jamais n'abandonne. On lève épée et bouclier de diverses manières, on reste une armure à bien des égards. Ansel l'aura simplement tunné avec les contenus sponsorisés sur Tik Tak Tok, les conseils bateaux de ses livres. Voilà tout.

Il y a Zwei qui l'imite à son tour, et qui parle. Il y a les sensations physiques que son ami recherche, et ses yeux à lui, qui coule discrètement sur la fourchette déposée contre le vallon de sa lèvre. Ils ne restent pas longtemps, une seconde tout au plus.

La promesse d'un voyage à deux sur l'océan. Zwei est navigateur, il aura exploré les eaux et les soleils des mers. Ansel est un chevalier, il aura foulé les terres d'Europe et de l'Orient pour défendre une foi qu'il veut rayer de son existence. Dieu ou Materia, qui peut réellement le guider à travers tous ces siècles ? C'est qu'il doute, pardonnez-le. Il n'est pas aussi fort qu'il aimerait être. Il sait simplement très bien faire sang-blanc.

« Avec plaisir, répond-il de sa voix chaude et posée, où l'accent s'étire comme les rayons du soleil. Mais parviendras-tu à me supporter ? Si le voyage est long, ne te lasseras-tu pas de moi au bout d'un moment ? Il joue Ansel, avec les mots et les cœurs, cherche à se faire complimenter. C'est une danse à deux ; elle n'a rien de spectaculaire, elle est séculaire. Un pas après l'autre, et peut-être que c'est lui qui peine à affirmer des sentiments, quand ils sortent des limites de la normativité. Un Martini, ce sera suffisant, merci, ajoute-t-il pour la serveuse ; elle contemple l'intemporalité de la scène. Et Ansel désigne son ami, au cas où Zwei aimerait quelque chose d'autre. J'ai pris la mer avec maon enfant pour venir ici, c'était la première fois. Il se rapproche alors, et son murmure se glisse entre eux, comme un chat qui se love entre les jambes de son maître : j'aurais aimé découvrir l'Amérique, quand la terre était encore vierge des colons. Mais on m'a retenu. Ce “on” anonyme, Patricius, qu'il accuse parfois en lui-même de lui avoir volé sa vie. Et comme il ne souhaite pas parler des trous dans la poitrine, des amours ensevelis sous la cendre qui auront abîmé son armure de troubadour, il penche la tête. Il souffle : tu me fais goûter ? »

Son sourcil se hausse.

Il parle bien sûr de la tomate. Curieux des sens que Zwei retrouve dans ce fruit - ou légume, Ansel ne sait jamais -, des saveurs de Florence. Du sucre du passé.

La tomate lui est tendue depuis des doigts délicats. Ansel y glisse un regard, tel un drapé de velours, avant de se pencher. Elle glisse entre ses crocs, il les sent râper contre la fourchette dans un grincement métallique et désagréable. Quand il se redresse, la tomate est percée, éventrée. Ansel fait la moue, lève les yeux vers le plafond, tandis que les saveurs se mélangent en bouche. On dirait un gamin qui joue à reconnaître les aliments qu'il goûte. C'est sucré, un peu collant, et charmant.

Une gorgée de martini pour faire passer tout cela, le voilà qui raccroche toute son attention à son ami. Zwei semble aimer le sucre, lui préfère l'amertume. Un soda est apporté, tandis qu'il se replace sur sa chaise. Avec mollesse et désinvolture, son doigt joue sur le rebord de son verre. Le tableau que fait Zwei de leur amitié perdue en mer l'amuse, on peut l'entendre souffler du nez et son sourire persiste. Devenir ami avec un cadavre, cela lui ressemble bien de prêter de l'amour à des choses aussi curieuses.

« Dois-je comprendre que tu me préfères mort plutôt que vivant ? »

Il n'y a que de la malice dans son ton, aucune colère, Ansel aime relever les bizarreries de Zwei. Le film lui dit vaguement quelque chose, peut-être l'aura-t-il un jour visionné, ou ses longues journées l'auront abandonné sur MetaKcritique où il aura lu des avis là-dessus. Du reste, Zwei navigue dans la conversation, et il fait un arrêt sur le sujet de saon enfant.

« Avec plaisir, je suis sûr que cela lui plaira, déclare Ansel. Pour la plage, oui, je le sais, regarde. Il attrape son smartphone, dernière génération, une technologie qui lui échappe parfois, mais qu'il adore. Ansel a faim de la modernité, curieux de l'inventivité humaine. Il ouvre Unstagram, et glisse son téléphone vers Zwei pour lui montrer des photos issues de son compte. Tout est estampillé Influenceur, parmi les vidéos et les carrousels promotionnels, on peut trouver des photos de lui à la plage. Des vacances inventées aux Bahamas pour souligner son personal branding. Regarde, ce n'est pas moi. Enfin, si, c'est moi, mais disons que la magie de la technologie me fait dorer la pilule où je veux. J'ai même des abdos. Du moins, en virtuel. »

Ansel se rappelle que Zwei n'a pas ses codes, il l'oublie souvent. Alors le voilà à se reprendre pour éviter de lui créer de faux espoirs.

Le sujet de la ville arrive, et Ansel garde son sourire de façade. Son index fait le tour de son verre, il s'arrête. Ansel ne dit rien, se contentant de pencher la tête sur le côté. Il fait taire tout au fond de lui la Bête, la sensation d'une faim de plus en plus importante, d'une lassitude que l'éternité lui offre.

Vers qui se tourner alors ? Materia semble silencieuse face à toutes ses prières.

Seul avec la Bête.

« Qu'est-ce qui te donne cette impression ? Ansel se penche à nouveau, et les coudes sont à nouveau sur la table. Son index glisse le long du verre, et en tapote le pied. Me parler au je... pourquoi est-ce un souci ? Son sourire ne dévoile plus toutes ses dents, Ansel se veut rassurant. Sa voix tombe dans des accents plus graves, quand il ajoute : tu peux te confier à moi, si tu le souhaites. Je ne jugerais pas. »

L'impression de Zwei est soufflée, et Ansel la récupère dans un autre petit sourire. Il ne juge pas, lui laisse le loisir de vérifier ses talents sur Photoshop — ou bien cela sera le stagiaire qui se sera occupé de tout cela. La vérité factice sur l'écran du smartphone, une vie menée par procuration sur les réseaux sociaux. Créer l'illusion d'un corps qui ne pourrira pas au soleil, alimenter les fantasmes de l'influence jusque dans le moindre détail. Ansel n'a point d'abdominaux, il est mort trop vite de la lèpre. Ansel n'est point aussi large, la maladie aura eu raison de ses muscles et de son énergie. Ce ne sont pas des détails que l'on peut voir à l'œil nu. Il faut toucher, passer à travers la carapace, sentir les os et les ravages des siècles. Connaître l'histoire de la cicatrice sur la main droite, en tracer les rebondissements, et les blessures au cœur qu'elle lui a offert.

Pour lui, Zwei est une âme juvénile. Si les drames ont façonné la personne qu'iel est devenu·e, il ne reste pas moins plus humain que lui. Zwei a encore toute son âme d'enfant, Ansel fait juste semblant. Et les mots qui sortent délicieusement de ses lèvres couchent en à-plats les couleurs de sa vulnérabilité, Ansel peut les sentir dans l'air. C'est une odeur particulière, cette délicatesse.

« Très bien, je t'attendrais, promet Ansel en récupérant son téléphone. Le menton dans la main, ses yeux suivent les contours de ses mots. La menace de Regeneratio plane encore et toujours, le souvenir persiste encore ; Ansel croit bien un jour avoir aimé un homme. Il n'en est pas trop sûr. Mais cet Ordre maudit le lui aura enlevé. Alors quand son sourire s'abat sur le coin de ses lèvres, c'est pour dire : pour être honnête avec toi, si cela m'arrivait, je pense qu'il connaîtra une mort peu agréable. Comme si Ansel faisait la promotion d'une crème antirides, ou de Sud VPN. Pour le reste, ne trouves-tu pas qu'il y a quelque chose dans cette ville ? Que le pauvre Zwei conserve l'image d'un Ansel agréable et tranquille, d'un père et d'un ami aimant. Qu'iel ne s'imagine jamais quel monstre est enfermé à double tour sous ces habits de luxe. Je suis arrivé ici dans les années quatre-vingt, c'est une impression que j'ai toujours eue. »

Un début de confidence, dissimulé sous le drapé de son assurance et de son sourire commercial.

Ansel lutte pour garder tout son sourire bien en place, il combat vaillamment pour ne pas laisser son regard exprimer le moindre doute. Quand il est seul, il se laisse aller à ces sensations de vides. Il s'abandonne à la chute, il se coupe de la réalité sans s'en rendre compte. Et les questions fusent : Materia et Dieu, est-ce la même chose ? Il arracherait lui-même la tête du Guide de Regeneratio s'il le pouvait, comme autrefois on avait balancé celle d'Antioche en offrande. Toujours veiller à s'entourer de belles personnes pour ne pas sentir le fer de la solitude, les crocs de la Bête dans ses chairs qui de jour en jour menacent de percer l'armure.

La faim du monde, insatiable.

L'instant de battement n'apparait pas, Ansel s'assure de ne montrer aucune faille. L'enfant terrible des Patricus, le Vesperi à humains, la Bête qui annonce sa fin, ne fera jamais taire les rumeurs. Même après sa mort.

« Mmmmmh... sa voix est toujours grave, Ansel sait la moduler pour se rendre plus charismatique qu'il ne l'est vraiment. Il n'est pas particulièrement beau, mais il sait se rendre intéressant. Oui et non. Je me suis déjà rendu là-bas pour lea petit·e, mais je ne suis pas allé au soleil. »

Et en tant que père, tout ce qu'il aura manqué avec saon enfant. Les jeux dans le sable, comme tous les autres papas. L'attendre à la sortie de l'école en été, sa main chaude dans la sienne et rêver d'aller manger des glaces sur le retour. Une vie de banalité amputé par la crainte du soleil.

Rester ici pour protéger les siens. S'assurer que Javier est en sécurité, s'enraciner à Arkham pour conserver le contrôle. Et se sentir pourrir, petit à petit. Gangréné par la faim toujours plus grande, l'esprit empoisonné par l'influence de la Bête. Garder sa vie dans l'ombre pour ne pas exposer sa monstruosité au soleil. Choisir la non-vie plutôt que la fin, car il est père désormais et qu'il doit veiller sur l'enfant. Ansel n'affiche toujours que des sourires, ils placardent les murs, ils se dressent face à toutes les situations. S'il peut se montrer irritable, s'il sait jouer la comédie pour amuser le peuple, il ne reste qu'il sourit partout. N'importe quand.

Zwei entend-il les murmures de la ville ? Les appels qui ramènent les humains ici ? Sent-il la soif le tirailler qui gâte la nourriture en bouche ? Son souffle est-il artificiel comme le sien ? Ou bien, Ansel préférera l'éloigner de toute l'obscurité dans ses chairs. Elle est si épaisse, goudronne les émotions pour ne jamais faillir.

« Beaucoup de légendes, mmmh ? La voix toujours grave, Ansel se joue de la désinvolture. Il y a les vérités dans la poitrine de Zwei qu'il veut approcher. Mais il se laisse le temps d'apprécier cette amitié, la tranquillité le rend rêveur et naïf. Ansel promet et encaisse, il lui offrirait le monde si Zwei le voulait. Il peut tout acheter, et il peut tout vivre. Malheureusement. Tu crois que c'est que les Byrds qui reviennent ? »

Zwei voit peut-être autre chose, ses yeux s'ouvrent ailleurs. Sa façon de s'exprimer raconte beaucoup avec peu, alors Ansel reste attentif à ses besoins et à ses paroles. Il s'accroche aux détails de ces lèvres qui remuent et qui parlent, murmurent parfois, rapprochent les vérités qui lui sont propres. C'est un cadeau un moment pareil, loin des responsabilités et des Patricius. Loin des caméras et des logiciels de retouches. Ansel aime le simple de ce rendez-vous.

Arkham est un sujet accroché au bout des lippes, une chanson qu'on ne peut pas s'enlever de la tête. Et face à Zwei qui rêve de retrouver le soleil, Ansel ne peut que sourire. Il pense que la ville pourrait accélérer le processus, faire des étoiles de la nuit des forces trop puissantes et qui brûleront leurs peaux. Il sent que depuis son arrivée ici, la Bête se débat plus violemment. Mais il ne le dira jamais, pas à voix haute.

« Tu crois ? Cette ville est étrange. Ce serait bien, Ansel ferme un instant les yeux, tente de s'imaginer la chaleur sur sa peau, l'odeur de l'été - qui ne se mêle pas à la puanteur des champs de bataille. Qu'en penses-tu, dis-moi ? »

Est-ce que Zwei le ressent aussi ? Les grondements de la ville, la Bête dans le fond de la poitrine ? Cette impression de solitude qui se colle à la peau, et la vanité d'une existence passée à faire les révolutions.

Il y a les rêves de Zwei qui cache la vérité ; c'est un nuage sombre devant le soleil, et sa silhouette lui apparait alors en contre-jour. Le poids de ses responsabilités lui est renvoyé, Ansel se contente de hocher la tête. Il note pour lui de prêter attention aux mots que Zwei renferme dans le fond de sa gorge. Son rang et son rôle qui clôt ses lèvres, ah, comme cela le rend triste. Ansel n'en montrera toujours rien, il préfère rester tranquille. Le sujet des Byrds est une démangeaison sous la poitrine, juste à l'arrière du cœur. Ansel prétendra qu'il s'en fiche, à déballer qu'iels ne sont qu'un dommage collatéral. Pourtant, cela le fait frissonner d'effroi, rappelle à lui le massacre du bal mené par Regeneratio. Catherine a perdu la vie, lui, on lui a encore arraché un bout de son humanité ce soir-là.

Ne reste que la Bête, toute la violence dont Ansel peut faire preuve. Autrefois, le fer frappait ses adversaires sous le soleil de plomb. Et maintenant, le voilà à rêver d'un astre artificiel qui créerait l'illusion d'un avant, avec son précieux ami.

La mélancolie est soigneusement installée, elle prend parfois toute la place. Ansel sait toutefois ne pas trop lui prêter une oreille, c'est une compagne. Les souvenirs de ses partenaires ; il ne voit le mariage qu'ainsi. Un duo pour affronter la non-vie, un·e camarade de combat avec s'amuser à donner des coups d'épée.

Zwei lui détaille la modernité, comme si Ansel ne la connaissait pas. Pourtant, sa voix ne suffit pas à cacher les failles. Elles se révèlent sous ses chairs, elles creusent dans ses côtes. Et Ansel, malgré toute sa grandeur, tout le spectacle rudement mené, commence à douter. Materia ou Dieu, Regeneratio et leur guide, à quoi bon ? Il est en guerre depuis trop longtemps. Ne reste que la puanteur des corps ensevelis sous Arkham, la vanité de sa vie.

Dis,
Réussiras-tu à lui trancher la tête, si Ansel te le demandait ?

Le voilà qui repose le dos contre la chaise, la nonchalance habite toute son attitude. Ansel cache le soupir sous le sourire, et la jambe croisée en carré, il prend place comme si le restaurant était son trône.

« Ils ont déjà des soleils artificiels, ils appellent cela lampadaire. Même la nuit est éclairée, lâche-t-il pour rassurer Zwei d'une voix placide et grave, toujours. Son œil se baisse sur son verre de Martini, son doigt en tapote encore le rebord, avant d'en dessiner de délicats cercles. Il en suit scrupuleusement le contour. Je crois que notre condition est la véritable performance, susurre-t-il, regarde, il désigne le plat face à Zwei, ma performance à moi est d'habiter la Cour de tout son mépris à mon égard. Autrefois, il s'agissait de jouer à la guerre. »

On raconte que chaque personne que son cœur d'enfant a aimée finit par périr.
On raconte qu'Isobel avait un grain, et qu'Ansel l'a aimé comme un fou. Jusqu'au jour où elle a brisé le tabou.

Il se souvient encore du corps de Marie dans ses bras, des larmes versées en secret. Ansel aurait donné son âme pour qu'elle puisse vivre, Ansel aurait offert son corps à Materia si Catherine avait pu vivre en échange.

Des sacrifices pour clore son existence, et qu'on l'a empêché de faire.

Parce que chez les Patricius, on sélectionne les meilleurs pédigrées.

Ansel le sait (qu'il veut mourir au soleil.)

« Mais rassure-toi, Zwei, ajoute-t-il sans qu'une ombre morbide ne déteigne sur son sourire, j'ai été fait chevalier de l'Ordre de Saint-Lazare de Jérusalem. Mon rôle est de servir et protéger, ici ou ailleurs, je serais l'armure du Prince, je serais votre épée et votre bouclier. La confession n'est pas anodine, et alors dans ce moment, Ansel pourrait raconter. Tout le drame de sa vie et de ce que Zwei ignore encore. Et si avec iel, Ansel peut être autre, juste un peu plus lui-même, il portera encore son blason de chevalier. Alors voyons, reprenons sur un ton plus léger ; son ami n'a-t-il pas soif de détails sur l'histoire des hommes ? Ansel le lui sert sur un plateau d'argent : sais-tu d'où vient la croix verte qu'ils utilisent pour les pharmacies ? »

Est-ce étrange de s'inscrire autant dans ce temps qui n'est guère le sien ?

De vouloir continuer à vivre, à chercher un cœur qui bat grâce à la technologie ? Parfois Ansel s'imagine des merveilles qu'il pourrait garder en son sein. Croire qu'on pourrait ranimer ce cœur, l'aider à aimer de nouveau. Quand il a rencontré Maïwen, cela faisait des siècles qu'il n'avait plus eu le goût de la vie. Des cheveux roux, des enfants, l'odeur de l'iode et les chapeaux pour habiller sa jolie tête. Elle ressemblait à toutes les autres.

Puis la famine l'avait emporté. Les vagues avaient ravalé son idylle, loin de lui.

Et maintenant, Ansel se le demande, quel genre d'amour est-ce Zwei ? Il y a toujours les détails qui accompagnent ses pensées, des tableaux qu'il imagine à travers ses mots. Des peintures entières de sa mémoire, de son individualité tracée dans ses lèvres qui s'arrondissent sous le poids de ses syllabes. La mort est un sujet à la mode ; aujourd'hui, les humains ont inventé mille façons de s'éteindre. Ansel n'en connait qu'une ; le soleil, tant de fois aimé.

Ses yeux s'accrochent aux détails de saon ami·e, qu'il laisse se rapprocher à sa guise. Sa présence n'est pas lourde, bien au contraire ; c'est l'été qui se dépose sur sa peau. Un contact qu'Ansel ressent malgré la légère distance ; il est là dans sa chair, à faire vibrer ses espoirs.

Si bien qu'il caresse inconsciemment la marque de brûlure sur le dos de sa main droite.

« Et la croix verte des pharmacies ? Insiste-t-il dans l'ombre d'un sourire. Lui aussi se penche, les coudes sur la table. Ses doigts s'entremêlent, et Ansel porte souvent des bagues. En étain pour ne pas souffrir de l'argent, là par plaisir comme parfois le vernis noir qui vient se glisser sur ses ongles, et qu'il laisse s'écailler. Un symbole du temps, une épreuve journalière, quand il fait la vaisselle - de la beauté dans le rien, de la superbe dans le quotidien. La réponse est facile, susurre-t-il. Je l'ai dit : c'est l'Ordre. Autrefois, on reconnaissait les chevaliers de Saint-Lazare à la croix verte sur les étoffes et les blasons. Son ordre qu'il renferme en lui, le poids des armes et des corps pourrissant sous le soleil. On gardait Jérusalem, alors que nous n'avions pas le droit d'y entrer. »

Gardien d'une vie qui continuait, loin des batailles.

« Nous étions les chevaliers lépreux, et l'on s'occupait des autres lépreux. »

C'est ainsi qu'Ansel raconte que la cicatrice sur sa main est le témoin de cette vie-ci. Ah. Que Zwei lui pardonne ses mensonges, la lèpre ne brûle pas ; elle consomme les membres. Sous les beaux habits et son assurance, il y cache les côtes d'un mort.

« Mais ce n'est pas cette histoire que je vais te conter, je pense qu'une autre te plairait davantage. Connais-tu le roman de Silence ? Pause, Ansel n'est troubadour qu'au sein de la Cour. Clown et pitre, il aura appris à parler pour être écouté. C'est le charme des Patricius, la beauté sous ses traits banals. C'est une histoire du XIIIe siècle, et tandis que le roi d'Angleterre interdit aux femmes d'hériter, Cador décide de faire de sa fille son fils. Prenant le nom de Silencius, l'enfant est élevé·e pour devenir chevalier. Au cours du roman, Nature et Éducation s'affrontent : Silencius n'est-il point une "femme parfaite" ? Car la nature l'aura fait belle, avec des hanches rondes et le teint vermeil. Pourtant, Éducation en aura fait un chevalier exemplaire. Tandis que Silencius doute de ne pas être aussi fort qu'un homme, il démontre encore et encore son talent au combat. Le Roi convoque alors Silencius, et sa Reine en tombe amoureuse. Silencius refuse ses avances, et la Dame lui suppose une certaine homosexualité. Sa voix est une caresse de velours pour l'oreille, Ansel conte l'histoire comme il l'a autrefois soufflé à saon enfant. Silencius vit plusieurs aventures, affrontant les adversaires du Roi, jusqu'à ce que ce bon vieux Merlin finisse par dévoiler la vérité. Silencius prend le nom de Silencia, et le Roi se décide à l'épouser pour remplacer sa Reine.»

C'est ainsi que s'achève son récit, Ansel ne l'a pas choisi par hasard. Il donne à Zwei le soin de s'imprégner de sa voix et du conte, Ansel s'en joue ; s'iel fait une allusion aux légendes arthurienne, lui en profite pour le titiller avec les aventures du chevalier.

Parce qu'il rajoute :

« Je crois bien que j'ai aimé un Silence. »

Et il devient muet. Ansel se recule légèrement pour enfin attraper son verre de Martini. Une gorgée qui s'enfonce dans le fond de sa gorge, laissant le soin à Zwei d'imaginer ce qu'iel souhaite.

Et c'est en silence qu'il a aimé. D'une passion douce et modeste, à admirer ses partenaires de loin et sans jamais oser vraiment les toucher. On dit que c'est un homme à femmes, et qu'il promène les belles à son bras comme elles foulent le pavé de leurs longues jambes. Des souliers de luxe pour parfaire leur beauté, les coiffes et bijoux pour rehausser les tailles. Ah, c'est qu'Ansel préfère la présence des femmes ; son plaisir est simple dans leurs conversations, loin des étincelles viriles et suintantes des hommes. Pourtant il n'offre que des cadeaux, des compliments — à disperser tout autour de lui, tel un magicien qui jette ses confettis au public.

Il a aimé Catherine, comme il a aimé Idoine, Isobel et Maïwen. Comme il pourrait aimer Zwei.

Ansel ne mentait pas, lorsqu'il dévoilait plus tôt qu'il avait mis des mois avant de glisser ses doigts dans ceux de sa femme. Trop jeune pour imprimer sur son corps sa chaleur et ses empreintes, trop timide pour oser l'embrasser dans le cou. Son affection est un voile de pudeur ; il y a peu de gestes, souvent des mots pour faire rougir et des présents. Rien de plus.

Son caractère prude d'un autre temps est dissimulé à la Cour. Ansel y sera vulgaire et arrogant. Parce qu'on ne dévoile jamais le visage et ses failles, et combien il est maigre sous le cachemire de son pull. Et Zwei, séparé de lui à seulement un bras de distance, ne semble pas le voir avec ses yeux. Peut-être qu'iel le goûte davantage avec les mots, les mystères. C'est un jeu de ne jamais point trop se dévoiler, laisser l'autre deviner.

Parce que les souvenirs sont lourds dans sa gorge.

Et le sourire, ah, éternel ombre sur sa face, éternelle lumière sur l'obscurité qu'il renferme.

« J'étais un noble et je le suis toujours un peu, le nom à particule, qui s'inscrit dans ses origines, témoignant de la terre qui l'a vu naître. Mais je ne suis guère vexé qu'on dresse ce tableau peu flatteur de moi, en vérité, je suis toujours curieux de ce qu'on en dira. C'est qu'ils sont imaginatifs, lorsqu'ils sont dans la critique. Les mains serrées en poing, Ansel y dépose son menton. Son regard mordoré se fixe sur saon ami·e, paisible. Et puis ainsi, je contrôle l'information. Son sourire creuse ses joues, ses doigts caressent encore la cicatrice de brûlure. Des rides boursouflées sur toute la surface de sa main, un rappel que la vieillesse peut un jour le rattraper. Mais dis-moi, Zwei, à t'entendre, je suis plus réfléchi que je n'y parais. Le rire qui suit est toujours aussi grave. Reine ou Roi, ce ne sont que des titres, mais à choisir, que préfères-tu pour toi ? Je peux être tout ce que tu désires. »

L'œil est tranquille, la proposition mise à plat sur la table.

Que Zwei parle donc, mette à nu ce qu'iel souhaite, et Ansel en chevalier éternel, accourra pour tout lui offrir.

Il y a Zwei tout entier qui se penche vers lui.

Le contact de ses mains, accueillant son visage en coupe. Comme si sa mâchoire était un calice orné du plus bel apparat — la délicatesse de ses doigts, de son touché. Et Ansel en perd son sourire. Oh. Rien de grave, ce n'est guère un voile déposé sur le coin de ses yeux. C'est la surprise qui répond à l'attitude de saon ami·e, l'embarras de sentir sa peau sur la sienne. Zwei est glacé, et Zwei est proche. Et Ansel de demande alors, si un jour, il pourrait sentir son souffle plein de vie sur le coin de ses lèvres. S'iels étaient encore humain·es, est-ce qu'il se sentirait rougir ? Est-ce que son cœur battrait à vive allure dans sa cage thoracique ? Il y a toutes les questions soulevées, un courant d'air sur le rivage, à faire frissonner sa vieille chair démunie.

Il y a Zwei penché vers lui, la froideur et la douceur de ses mots. Ses yeux qui ne savent pas où se poser — un instant de battement vers le public du restaurant, une seconde sur la pointe de ses cheveux immaculés, sa bouche, ses pupilles, à capter toute l'essence de Zwei. Lui, son regard est écarquillé et quelle malédiction ! Ansel n'est point du genre à se faire surprendre — tout est toujours savamment calculé pour ne jamais baisser sa garde, et pourtant, regardez comment Zwei a franchi ce précieux espace en une seconde. Et comment Ansel ainsi perd de sa superbe.

Il y a Zwei qui parle, sans respirer. Les mots qu'Ansel doit écouter et pour cela, dans une situation pareille, il doit se concentrer pour ne rien perdre. Ansel ne bouge pas, il entend et il écoute. Parfois, on peut le voir froncer les sourcils, malgré l'expression étonnée qui l'habille. Un moment hors du temps.

Zwei qui parle des titres qui n'ont plus aucun sens, du temps et du soleil qui trépasse. D'elle et d'amour. Et c'est l'absence qui le terrifie, ah, Ansel donnerait Jérusalem s'il pouvait ressentir dans cet espace en-dehors du temps, son cœur battre, son corps frissonner. Se sentir aimé et attaché, comme avant.

L'intimité est là, et elle est palpable. Sous les doigts de Zwei, sous le coup de nez léger, sous le poids de ses mots, et de sa voix qui résonne et raisonne dans sa poitrine. Amitié et amour, bouclier et épée, Ansel est soudain perdu. Que répondre face à une telle déclaration ? Les vers peuvent être beaux dans sa bouche, promettre une fidélité éternelle, mais serait-ce suffisant ?

Ansel donnerait sa vie pour Zwei, comme il l'offrirait à Javier, comme il arracherait son âme pour l'enfant qu'il a élevé.

Un instant, Ansel capitule.

Le voilà à fermer les yeux, il inspire et ne ressent pas l'air pénétrer ses poumons. Pourtant, il soupire contre les doigts de Zwei, entrouvre les lèvres pour déposer ses crocs sur son index. Une marque, une réponse au contact. La Bête. L'homme. Le chevalier.

Quand il rouvre les yeux sur Zwei, c'est pour déclarer :

« Je croirais presque que tu tentes de me séduire. »

La voix grave, plus profonde encore. Un rire soufflé par le nez, tranquille et discret. Les pitreries pour enterrer sa vulnérabilité soudain exposée face au soleil (Zwei).

C'est pour cela qu'il laissait Idoine choisir quand l'approcher, et qu'il l'accueillait volontiers dans ses bras. Ensemble, iels contemplaient le feu dans l'âtre, les enfants endormis dans leurs lits. C'est pour cela qu'il donnait l'occasion à Catherine de l'affronter à l'épée, et qu'il se laissait vaincre pour avoir le plaisir de sentir le poids de son corps sur le sien. C'est pour cette raison qu'il attendait qu'Isobel décide quand lui donner son affection, quand elle déposait sa charmante tête contre son épaule pour contempler Marie jouer. Et c'est pour cela qu'Ansel attrapait rarement la main de Maïwen en public, à l'abri des regards indiscrets.

C'est pour toutes ces fois, où sa pudeur l'a empêché de témoigner de son affection, qu'il rapproche discrètement sa main de Zwei. Et qu'Ansel se contente de ramener l'une de ses mèches derrière son oreille. C'est à peine si ses doigts frôlent sa peau.

Pour lui, cela signifie beaucoup.

Que ses yeux qui caressent l'angle de sa mâchoire, la forme de sa bouche, remontent dans ses yeux pour répondre :

« Mais tu sais, Zwei, ma façon d'aimer est d'être un glaive, une armure. »

Accompagné d'un sourire, mais point pareil à tous les autres.

La mélancolie lui donne un certain charme, le vrai rend l'étincelle mordorée de ses pupilles plus pures. Capituler ici et maintenant, est-ce seulement perdre ?

Ansel aime le feu des projecteurs, sentir sur sa peau la morsure de la lumière artificielle, observer ses stagiaires suer sous sa puissance. Contempler la jeunesse qui s'évade et rêve, s'inventer une existence aux Bahamas pour calfeutrer l'image qu'il renvoie. Son travail lui occupe l'esprit, et il ne laisse plus de place à la mélancolie. Attirer constamment l'attention sur lui, afin de protéger les autres des remarques ou des rumeurs. C'est un autre moyen de défendre Javier et les siens. Se mettre en lumière, danser sur la scène d'Unstagram, alors que Regeneratio l'avait autrefois forcé à rester dans les ombres. Se terrer dans sa demeure, comme un rat du fond de cale.

Chercher le soleil partout, jusque dans sa rétine. Briller pour se sentir vivre. Fouiller en lui-même pour ressentir les palpitations absentes de son cœur. Ah. Qu'il se trompe, c'est mieux ainsi. Mort, il ne pourra pas rougir. Dans cette non-vie, il n'entendra point les battements frénétiques de son myocarde dans ses tempes. Et cela lui donne l'illusion de contrôle ; sans le sang pour affluer au visage, il peut dissimuler toute l'incertitude que cette situation provoque. Et malgré tout, malgré l'amour de la scène et des frasques, le voilà qui jette des regards autour d'eux. Ansel craint des réflexions, des mots, des coup d'oeils jetés à leurs pieds comme des fleurs à la fin d'un spectacle, qui pourraient briser ce moment. Lui renvoyer sa propre vulnérabilité.

L'assurance est envolée, avalée par le regard de Zwei. Et Ansel ne sait point comment répondre ; il ne trouve pas les paroles appropriées, tandis que son rôle l'empêche de montrer ses failles. C'est à lui de protéger Zwei, son âge est plus vaste, son rang est plus haut.

Et pourtant, le voilà retourné à ses émois de garçons. Timide, oui.

Passer sa main abîmée dans les longs cheveux blancs, imaginer que c'est de la neige, sentir le froid et la chaleur de son corps. Redessiner les angles de sa mâchoire et de ses épaules, afin de les connaître sous le bout des doigts. Mémoriser chaque expression, chaque rebond de la statue en marbre qui lui fait face. Sculpter et resculpter à sa guise, afin de ne rien oublier de Zwei.

(Mais de grâce, à quoi pense-t-il ?)

C'est que Zwei se fait une place de roi (ou de reine) — non de dynaste — au sein de sa poitrine. Qu'iel prenne ses aises, Ansel l'aura laissé trop faire qu'à sa tête. En réponse, il ferme les yeux et appuie un peu plus sa joue dans sa main. Ses doigts s'enroulent autour du pied de son verre, et doucement, celui-ci tourne dans leur délicate étreinte.

Le chevalier avale sa salive, sa pomme d'Adam monte et descend le long de sa gorge. Qu'importe à cet instant d'être Ansel, Adam, ou Guillaume IV. Il aimerait juste être un jeune homme, rien de plus. Pourtant, il ne s'empêche pas d'être honnête quand il donne sa réponse :

« Je pense que oui, j'aime me battre. Je ne suis pas nostalgique des champs de bataille, il avale encore sa salive, ses yeux se rouvrent sur Zwei. Il imprime profondément en lui l'image qu'iel lui renvoie pour ne jamais l'oublier. Mais disons que cela me manque parfois de ne pas croiser le fer. »

Ansel hésite.

Glisser sa paume sur celle de Zwei, y déposer ses lèvres, un baiser en offrande.
Non, il y a trop de monde. Il ne veut pas qu'on lui vole cela.

À la place, il demande simplement :

« Qu'as-tu ent ête, dis-moi, mmmh ? »

Recouvre un semblant de contenance, et d'assurance.