On inspire.

Même si on ne respire plus.

On expire.

Même si l'on a plus de cœur pour battre.

Et on sourit.

Comme un masque qu'on appose sur le visage, comme une nouvelle peau qui fait fondre celle en dessous, comme un costume dont on cache l'usure à travers les pirouettes et les étincelles de magie. Loren n'a point besoin de savoir pourquoi d'un coup, Ansel s'est retrouvé à son concert. Habitant de l'ombre, le voilà qui observe lea jeune personne jouer de la musique. Au loin, il sent sa mélancolie et la retenue ; c'est loin et de très loin ce que Loren était capable de faire autrefois. Un avant et un après qu'Ansel aura observé de loin. La rock star qui en revient aux concerts intimistes, cachée dans les ténèbres, et à l'abri des projecteurs.

Que l'enfant l'amuse, Ansel s'ennuie. Et quand il s'ennuie, vient la tristesse et les pensées mauvaises. La lumière superficielle ne suffit pas à auréoler la beauté du Vantas, ah ! Quelle déception pour ses yeux à lui de ne guère contempler l'artiste au sommet de son art. Pourtant, Ansel immortalise cet instant. Il aura pris une photo en vertical avec son smartphone. Loren est centré·e au milieu, le visage baigné dans la noirceur de la scène. De là, difficile de lea reconnaître. Et à l'abri des regards, Ansel peut savourer cet instant.

Ne pas l'oublier. Faire de son éternité un tableau sur les réseaux sociaux.

Mais voilà, la scène est trop pénible à ressentir. L'émotion n'est plus aussi vive, Loren semble avoir perdu son souffle. Au bout d'un moment, Ansel se lève et glisse entre les chaises, papillonne auprès des vigiles, et se retrouve dans une loge minuscule. Même pour ces deux-là, elle n'est point assez grande — trop étriquée pour retenir son ego, dira-t-on.

Ansel se laisse tomber sur le premier canapé, il croise les jambes et il étend les bras sur le dossier. Il lève alors la tête, explore discrètement le plafond et les lampes derrière ses cils. La lumière artificielle lui tape vraiment sur les nerfs. Quand Loren arrive, le voilà en train de scroller sur Unstagram à perdre son temps sur des vidéos de chat et de musculation. La star rentre en scène, et le clown voit bien que sa présence lea gêne. Qu'à cela ne tienne !

« Ooooooh... Loren ! Il s'exclame, théâtral, se relève, royal. Je suis ravi de te voir, Ansel ne fait pas attention au tutoiement et au vouvoiement. Te voir sur scène me manquait terriblement, alors me voilà, me voici. Et quelle performance, vraiment. »

Le sourire qui ne montre pas les dents, le rictus qui ne le dévoile jamais vraiment.

Bien sûr qu'il pourrait se lancer dans une nouvelle carrière. Si Loren a pu le faire, alors pourquoi pas lui ? Ansel a de l'influence, plusieurs milliers d'abonnés, un nom qu'on retrouve dans le rayon de développement personnel des librairies. Il ne démarrerait pas tout en bas de l'échelle, et avec moins d'efforts ou de talents, il pourrait se hisser tout en haut. Ansel a conscience de ses privilèges, et à son grand âge, le temps ne vaut rien. Il pourrait performer pendant dix ans, loin de toustes, dans le plus grand des secrets et devenir une rock star du jour au lendemain.

Comme un rêve qu'on a quand on est gamin.

Fasciné qu'il est par la créativité, par l'énergie qu'un concert peut dégager. L'union de la foule dans sa voix, le micro qui grésille. Un courant électrique qui pourrait ranimer son cœur et le faire battre à cent à l'heure ; lui créer l'illusion qu'il est encore en vie.

Loren ressent-iel tout cela ? Ou bien iel préfère vivre par procuration ?

Son humeur est désagréable, et se dépose telle une bruine sur sa peau. Honnêtement, Ansel s'en fiche. Il ne s'en amuse pas particulièrement, mais the show must go on. Alors le voilà qui continue ses pitreries, se moque des sous-entendus et des désirs.

« Je ne te mentais pas, le sourire persiste, une arrogance face à la modestie et à la mélancolie. Il plaque les deux mains sur sa poitrine dans un soupir dramatique, avec les yeux qui se lèvent au ciel et sa voix qui se casse dans un : quelle violence, me voilà touché en plein dans le cœur. Enfin, si celui-ci pouvait battre, le rire qui suit a quelque chose de solaire, ou de feint - imaginez un rire de sitcom, cloisonné dans le script. Ansel avance vers Loren, satisfait de lea dépasser de quelques centimètres grâce aux talonnettes. Sa tête se penche sur le côté. Moi qui pensais que nous nous connaissons bien mieux que ça, ah Loren, maon bellaux, je suis navré que tu remettes en doute ma sincérité. »

Et un pas en arrière, Ansel retourne vers le canapé. Ça explose d'énergie, ça scintille, ça coupe la respiration, tant il est difficile de reprendre son souffle et de le suivre. Ansel prend toute la place, aspire tout l'air autour de lui.

« Allons que vas-tu faire de cette nuit, mh ? Il ne dégagera pas tant que Loren ne lui aura pas dit. Et même là, il n'en fera qu'à sa tête. Son sourire persiste, même si le ton se montre plus grave : allons, maon jeune ami·e, pourquoi cette tête ? »

Pourquoi cette tristesse ? Où sont la passion des guitares et la rage dans la voix ? Ce décor de rock star qui en revient aux arties, loin des scènes où l'on peut rêver de sentir son cœur battre jusqu'à avoir envie de vomir.

Il y a la colère dans la voix et le regard de Loren. Il y a le sourire d'Ansel qui disparait progressivement, et les sourcils haussés comme ceux d'un parent accueillant les reproches de sa progéniture. On peut entendre son soupir, si fort qu'il lève l'une de ses mèches recouvertes de gel. La moue qu'il affiche alors se fige dans un ennui tout relatif. Pourtant, Loren ne saura jamais percevoir que dans sa tête, le Patricius sourit. Ah. Voilà qu'iel montre un visage plus intéressant.

Les reproches, iel peut continuer à en faire. Il y a l'impatience dans ses traits, l'agacement, la tristesse d'une carrière avortée. Ou bien la frustration de ne plus briller autant qu'avant. Et Ansel roule des épaules, continue dans son rôle. Au fond, Loren le déprime un peu.

Où est l'éclat de la scène ? Où sont les battements de cœur ? Ah. Ansel aimerait les retrouver. Poser sur sa poitrine un micro, ressentir les vibrations de la musique tout à travers de son squelette. Prétendre respirer et vivre.

Il laisse à Loren l'air de la pièce, qu'iel aspire l'atmosphère, la transforme. Qu'iel la façonne en tempête, car voilà que lui, observe le nouveau genre de spectacle auquel iel se donne. Et Ansel ne bronche pas. Pour une fois, il laisse le silence habiter la loge. Il penche la tête sur le côté, il n'y a plus réellement de sourire — ce serait trop peu approprié dans de telles circonstances. Pourtant, le voilà qui se lève et parade encore dans la loge. Comme si elle lui appartenait.

En vérité, Ansel est le mouvement. Le besoin de bouger et de toucher, comme un enfant qui veut apprendre les visages de Mona Lisa avec la pulpe de ses doigts. Il prend les objets, les inspecte, les repose. Une main dans la poche, il se retourne finalement vers la starlette.

« Allons, jeune personne, Ansel s'efforce à user de terme plus inclusif, même si parfois cela le dépasse un peu, ou que cela sonne trop étrangement à ses oreilles. Il préfère se faire détester pour son caractère que pour ce genre de comportements odieux. Il se racle la gorge : tu n'avais pas non plus envie d'être ici. »

Et puis comparé à lui, Loren est un enfant à bien des égards. C'est un·e jeune Vesperi, encore plus que sa propre progéniture. Et Ansel a vu le monde moderne se lever, s'épanouir, dans le crépuscule de la famille nucléaire. Il s'adosse contre la table derrière lui, joue avec l'ongle de son pouce au vernis écaillé. Il avale sa salive, et sa pomme d'Adam monte le long de sa gorge. Ses chaussures rehaussent sa silhouette ; c'est toujours le même type de chaussures. Des bottines en cuir, avec le bout en forme de triangle, pourvu de talons épais — un jour, peut-être parviendra-t-il à passer au cinq centimètres.

Ansel ouvre la bouche. Puis il se ravise.

La question qu'il souhaite poser reste refermée entre ses lèvres. Connaîtrais-tu un terme pour mentionner une personne comme toi (mais qui évidemment n'est pas toi) que tu aimerais avoir comme partenaire ?

À la place, Ansel préfère les paillettes, les pitreries, les confettis :

« Tu me brises le coeur, maon bellaux, voyons. Je me suis toujours intéressé à toi. »

Le sourire revient, charmeur ou bouffon, moqueur ou charmant.