Récemment, Tiro a su tirer une conclusion des plus simples : son seul regret, depuis sa transformation, est de ne pas pouvoir s’endormir lové contre Stolas.

Il est encore terriblement frileux, tâtonne jusqu’où le garde le laissera aller — ses doigts enfoncés dans les mèches sombres, en quelques caresses un peu hasardeuses, mécaniques mais pourtant si tendres. Les dents quasi-plantées à la pointe du nez, affection-canine qui surprend le petit prince lui-même.

Parce que Tito savoure ce qu’il a désiré des années durant ; parce qu’il n’a plus besoin de se fondre dans la nuit pour trouver quiconque aura les mêmes cheveux, la même taille, la même froideur dans le ton rauque — si rauque qu’il continue de faire tressauter ses os et le bout gelé de ses doigts.
C’est paresseusement qu’il coupe le silence.

« Stolas, murmure indolent, les muscles étirés alors qu’il risque de s’écarter, rien qu’un peu. Il faut que je me lève. J’aimerais aller voir comment va Alienor, ça fait quelques temps qu’elle m’a rien envoyé. » L’oeil luit de l’affection paternelle, aveugle aux tumultes fécondés par sa propre ignorance.

Sans doute est-il terriblement naïf, le ricochet d’un rire-soleil aux gestes du géant ; les ressorts du lit grincent sous leur poids et Tito s’autorise la faiblesse de céder, un instant. Parce qu’il y a quelque chose de si fragile dans l’étreinte de Stolas, que les mains du petit prince se referment sur les siennes, qu’il laisse son corps se presser contre le thorax du garde.
Dans le murmure d’un soupir, il offre plus à lui-même qu’à sa moitié le luxe d’une nouvelle étreinte, le gras de ses doigts courant délicatement le long de ses bras trop grands pour ne pas l’engloutir.

Il ricane à ses protestations, aveugle à ce que Stolas parvient si assurément à dissimuler — Tito s’imagine déjà rentré, cueilli par le garde une fois ses responsabilités de père remplies.
« Non, elle a tendance à vouloir trop en faire toute seule. Un peu comme toi, à vrai dire. La pique est affectueuse, le ton saturé d’amour — mais quand il rencontre la résistance des jambes de Stolas et se constate incapable de s’en défaire, le rire devient plus timide. Stolas, il geint, capricieux, il faut vraiment que je me lève ! » Encore insouciant, trop galvanisé par la preuve tangible de la tendresse si longtemps quêtée, Tito sourit de tous ses crocs émoussés.

On dit des Carnis qu’ils sont monstrueux — Tito l’a vu dans tous, les a tous craint, mais pas Stolas.
Stolas est si grand qu’aimant ; c’est du moins ce que le petit prince chuchotait à qui voulait l’entendre, trop embarrassé alors pour le confier au garde lui-même. Aucune résistance ne s’oppose au moindre de ses gestes, même lorsqu’il est pris au piège dans une cage plus tendre encore que les barreaux dorés de Javier.

« Tu serais surpris de voir à quel point je parle de toi. » Le rire est taquin, à peine décontenancé par l’audace du chien. Il accueille baisers et confessions les bras grands ouverts, reçoit les relents possessifs qui s’en échappent sans la moindre protestation.
Pendant un temps.

Mais Tito est un père, aussi bien qu’il est un amant. Alors ses mains s’agrippent aux épaules, ses lèvres s’agitent sur un soupir contre celles de Stolas. « Tu comptes me garder prisonnier longtemps ? C’est tendre, accompagné d’un gloussement à moitié sincère — il est soucieux. Il faut que j’aille la voir, je veux m'assurer qu'elle va bien. J’en ai que pour quelques heures, après je reviens et on passe le reste de la nuit ensemble, d’accord ? Et pour ponctuer sa promesse, il frotte son nez contre celui du chien, tente de l’apaiser dans son inévitable rôle de petit soleil. Allez… laisse-moi me lever. »

Rugissent dans les confins de la chambre des monstres indicibles — Tito ne s’en formalise pas, ni quand Stolas l’enferme dans ses bras, ni quand il ronronne à son oreille les palabres visqueuses d’un animal.
On pense souvent du petit prince qu’il est simplet : qu’il ne réfléchit qu’une fois les actes déjà orchestrés, les mots murmurés et l’embarras visible dans la lueur morte — et pourtant si vivante — de ses yeux. C’est une idée postiche, confectionnée pour le protéger. Mais Tito n’a rien d’un idiot, et Tito est un enfant-roi.

Ses mains serpentent dans le dos du garde, les doigts tendres lorsqu’ils y palpent la chair et n’y trouvent que des muscles terriblement tendus. « Pour toujours il répète, docile, glousse d’un ris qui n’est ni feint ni aveugle. Une poignée d’heures est négligeable, comparée à l’éternité. Non ? » Quelque part, en-deçà de ses arguments, il les sait inutiles ; il voit, dans l’appétit candide de Stolas, qu’aucune logique ne se risque à détrôner la faim qui continuellement le ronge.

Tito longe une falaise, et les abysses paraissent bien tendres. « Tu me les ferais oublier, si tu pouvais ? Titille la bête et presse à sa joue la douceur d’un baiser. Ca me rendrait triste, je crois. Comment tu feras, si je suis triste ? Il ricane encore, les yeux brillants et l’air trop calme. Et puis, impérieux : non. Je peux pas rester, pour l’instant. C’est juste un moment, Stolas, et ensuite je reviens. Lâche-moi, d’accord ? »
Tito est un enfant-roi. Alors il proteste, et se dégage de la si délicieuse étreinte.

Dans les confins des bras de Stolas, il a trouvé un oasis ; l’un désire plus que tout d’être aimé, et l’autre se plaît à librement céder les torrents de son affection. Il a longtemps songé à laisser le garde le happer, le consumer jusqu’à l’os — et sans doute s’y abandonnera-t-il un jour, de son initiative ou de celle de son affamé d’amant.
Mais pas tout de suite.

Non, pour l’instant Tito se doit d’être un père et un fils, de soutenir le Prince et d’embrasser les joues — il les voit encore rouges — d’Alienor. Il inspire. « Alors viens avec moi. » C’est un compromis qui ronronne entre ses côtes, petit prince lové contre la bête immense trop tendrement pour laisser le doute planer quant à son débordant amour. Il se faufile, plonge son nez dans le cou de Stolas et y inspire profondément.
Il mord.

Pas jusqu’au sang, mais suffisamment pour que la peau couine, proteste contre l’assaut de ses crocs. « Suis-moi où que j’aille, et emmène-moi où que toi, tu ailles. C’est impossible ; il est des choses que Stolas ne peut lui dévoiler. Minuscule soleil consigné derrière des barreaux d’or et de jade. Tu ne peux pas, pas vrai ? Tu l’as pas fait, quand t’as failli mourir. C’est pas juste, Stolas, que tu me demandes de rester quand on sait tous les deux que toi aussi tu vas partir. »
Trois longues décennies qu’il se languit chaque jour de son gigantesque garde, qu’il se morfond dans l’étreinte paternelle sans verbaliser ce qui le ronge.

Il mord, encore, comme un animal contrit. « Explique-moi. Qu’il s’ouvre et laisse le soleil se glisser entre ses côtes, entre deux secrets qu’il refuse de partager. Je comprendrais pas, si tu me dis pas pourquoi tu réagis comme ça. »