Il y a le bruit de la ville et de la vie émanant de tous les côtés. Les lumières artificielles braquées dans les quatre coins du bar, la musique qui murmure sous les discussions tonitruantes. L'éternité est une fête, et Ansel prétendra toujours avoir le cœur en liesse. Il y a la petite bourgeoisie qui boit du champagne, et la noblesse qui ne s'y mêle pas. Il y a le poids des années dans les cernes sous ses yeux mordorés, la délicatesse d'une existence bafouée.

Et pourtant, le voilà à se fondre dans les insouciances humaines. Une attitude nonchalante, qui camoufle les cicatrices sur sa main droite, les peines de cœur et le désir ardent d'approcher le soleil. Un Icare abandonné à l'ombre jusqu'à la fin des temps.

Il y a le Martini entre ses doigts, auquel il ne goûtera pas ; le masque d'un comédien usé. Ansel est assis à une table au fond, patient, et observateur. Sa nonchalance est un tableau. Et c'est les souvenirs qui naviguent, alors que son regard suit les mouvements des serveurs. Les conversations vont vite, accompagnées par le tintement des verres, la paresse de son temps qui s'étire et tire. La mélancolie du passé, l'envie de rapprocher encore sa main du soleil.

Ce n'est pas n'importe qui qu'Ansel a convié en ces lieux. Le bar n'est pas n'importe quel bar, il y a le luxe et les clients sélectionnés. Il faut un certain pedigree pour y mettre pied, alors rien n'est trop beau pour la délicate rose qu'il aura demandée. Oh. Détrompez-vous, ce n'est guère sa jeunesse et sa beauté qu'il quémande. Mais bel et bien ses talents, poussés dans ses retranchements par la mélancolie. L'amour est aveugle ; ainsi ne verra-t-il plus jamais sa bien-aimée, l'éclat doré du ciel. Un amour interdit.

La délicate fleur arrive, et Ansel ne se redresse pas. Son regard pourtant s'accroche déjà à elle, les cheveux d'un blond qu'il confond avec du blanc sous les lampes artificielles. Le génie renfermé dans un écrin d'un bois de qualité, une perle enfouie sous la soie. Et quand enfin, Ansel croise son regard, c'est son sourire qui fend son visage. Étincelant, accueillant, pareil au soleil qu'il ne peut plus approcher. Il patiente, joue peut-être avec elle - finira-t-il par se lever ? Ou bien la considéra-t-il comme n'importe qui ? Oh voyons. Ne sous-estimez pas l'esprit chevaleresque. C'est qu'il arrive parfois qu'il cherche à s'amuser dans les détails de sa longue existence.

Il se lève. Royal.

L'éclat mordoré de ses yeux, foudroyé par la délicate jeune personne qui lui fait face, le sourire charmeur et patient, la main qu'il déroule. Une proposition, rien ne s'impose. Sa voix est rauque et chaude, pleine d'assurance quand Ansel salut Yin de Manicor :

« Oh vous voilà, dans un souffle, est-ce en faire trop que de complimenter dans l'émotion les autres ? Votre grâce m'avait manqué. Je vous en prie, je suis votre obligé : dîtes-moi ce que vous voulez, et je vous le ferais apporter dans la minute. »

Rien n'est jamais suffisant pour les compliments.

La main est accueillie dans la sienne, comme le plus beau des joyeux. C'est à peine si ses lèvres se posent sur sa peau, une caresse légère plutôt qu'un baiser. Et c'est tout délicatement qu'Ansel libère Yin de cette étreinte. Avant de reprendre place, il interpelle un serveur : « la même chose pour la demoiselle » en désignant son Martini. Puis il patiente encore, jusqu'à ce que la jeune personne prenne place face à lui. Ansel se rassoit, ses yeux suivent le serveur, avant de revenir sur elle.

Le petit reproche lui tire un sourire plus grand, qui ne dévoile pourtant pas les crocs. Il se fond à merveille dans le décor, à jouer une humanité depuis longtemps révolue. Ah. C'est qu'il aime plus que tout la compagnie des humain·es. Cela lui rappelle les souvenirs volés de son enfance, et de sa jeune vie d'adulte.

Yin est un cadeau pour les yeux, un tableau immaculé qui cache du caractère. Et c'est ce qu'Ansel apprécie chez elle. Le soin apporté à sa tenue, les réflexions qui en découlent — le tissu crème du pantalon, qui va avec sa chevelure, le noir de la robe qui souligne ses atouts. Lorsqu'Ansel la contemple, il n'y a pas la trace de désir. Il apprécie sa beauté pour ce qu'elle est ; une œuvre d'art.

Le Patricius laisse son bras pendre sur le dossier de sa chaise, et sous la table, il aura croisa avec nonchalance ses jambes. À la question de la jeune femme, son sourire se referme légèrement — discrètement solaire et doux.

« C'est bien parce que j'ai besoin de vos talents que j'ai quémandé votre présence, Ansel prend autant de plaisir à soigner sa verve que les gros mots, qui explosent lorsqu'il joue à la Ligue des Légendes. En présence de Yin de Manicor, il reprend les coutumes de feu son sang bleu. Mais tout d'abord, comment allez-vous ? »

C'est l'âge qui lui joue parfois des tours. Ansel répondra toujours qu'il va bien, et que les soucis sont peu à pouvoir l'ébranler. Parce qu'il y a une part de vérité ; il n'apporte jamais trop de sérieux dans les drames de ce monde.

Et cela n'est pas de son rôle.

Ses yeux mordorés vont de Yin au serveur, qu'il surveille sans réellement le cacher, afin d'éviter à la jeune femme de ne point trop patienter. Un traitement royal, c'est le minimum accordé pour une humaine de son rang.

« Je voudrais vous commander un tableau. »

Lâche-t-il alors avec un énième sourire.