Les odeurs du cigare qu’il fume imprègnent tout l’espace, les volutes comme un cocon, presque, autour de la grande carrure d’Earl Marshall. Droit dans son costume noir, l’homme observe par la grande baie vitrée de son bureau les ouvriers qui s’activent en contrebas. C’est un ballet qui le fascine toujours autant, alors qu’il n’a vue ici que sur une infime partie de ce qui occupe la Marshall Mining. Ici, ce n’est que la logistique, l’extraction se fait plus loin, et il doit passer par différentes salles afin de rejoindre ses équipes travaillant sur la transformation des minéraux.

Il n’empêche. Voir ces hommes (pour la plupart) qui se croisent et s’affairent à charger toutes sortes de containers a déjà quelque chose d’hypnotisant, pour lui. Il en ressent une grande fierté tout autant que l’héritage de son père qui dirigeait l’usine avant lui. Songeur, il reste un long moment ainsi avant que la vibration de son téléphone ne le sorte de sa torpeur.

Il a un râle sourd et récupère cet objet de malheur, pour lequel il n’a que peu d’intérêt. Ses enfants ne cessent de lui rappeler qu’il faut vivre avec son temps, que bien des informations passent par les réseaux et qu’il doit s’y faire, seulement, il ne comprend pas pourquoi les nouvelles générations restent scotchées aussi longtemps sur ces putains d’écrans. C’est abrutissant. Et même sa femme s’y met, lui tendant parfois pour lui montrer de nouvelles idées déco qu’elle a trouvées. (soupir)

Un coup d’œil lui permet de lire le message de son secrétaire. L’homme qu’il attend est arrivé. Perdu dans ses pensées, Earl n’a pas vraiment vu l’heure passer et, visiblement, le concerné est ponctuel. C’est déjà un bon point.

S’il doit compter sur un nouvel « agent de sécurité », il tient à le rencontrer avant, pour savoir s’il peut réellement se fier au bonhomme. Il lui a été recommandé brièvement et il sait déjà l’essentiel : Arnold Schwarz, ancien médecin militaire réformé, aujourd’hui réserviste. C’est tout du moins ce qu’affirment les éléments qui lui ont été transmis. Les états de service sont une chose. Une bonne chose, d’ailleurs. Mais c’est l’homme qui compte. C’est pourquoi, avant sa « rencontre » de cet après-midi avec ces chers « amis de l’ombre »… (sic), il tient à en savoir plus, sur ce Schwarz.

Il l’a donc convié directement à l’usine, depuis laquelle ils partiront dans un peu plus de deux heures, si tout va bien.

Earl n’attend finalement pas bien longtemps avant que son secrétaire n’ouvre la porte de son bureau et laisse entrer l’invité. Il suffit d’un mouvement de tête pour que le secrétaire referme la porte. Earl apprécie l’homme pour sa réactivité, il sait se faire discret, et c’est exactement ce que le Marshall recherche chez ses subordonnés. Sans doute parce que lui-même en fait déjà trop…

Rapidement, les yeux du PDG glissent sur celui qui vient d’entrer, l’attitude droite. Fin trentaine, tenue neutre, bonnet sombre sur la tête. Si Earl lui rend son hochement de tête, il apprécie d’autant plus le salut militaire qui suit, et lui fait esquisser un fin sourire. Il se prend même à souffler un « Repos. », vieille habitude.

La voix du Schwartz, enfin, résonne en une présentation sommaire. De convenance, dirons-nous. Earl en profite et continue son examen. On ne lit que peu de chose sur ce visage qui le scrute. Quelque chose dans son regard perturbe d’ailleurs le Marshall, avant qu’il ne se souvienne… l’homme a perdu un œil au combat.

« Bonjour Monsieur Schwartz et bienvenue dans la Marshall Mining. » Le dénommé Arnold n’est pas là par hasard et Earl attend quelque chose de lui. Il l’a fait venir pour une raison bien précise, après tout, et c’est pourquoi il ne lui tend pas la main comme il le ferait avec ses partenaires commerciaux. Cet homme ne sera pas son partenaire, mais une ombre sur laquelle il devra se reposer, particulièrement auprès d’interlocuteurs comme ceux qui l’attendent, cet après-midi.

(les Carnis sont-ils des partenaires commerciaux ? … oui. Il leur serre la main.)

Comme pour le tester, Earl ne lui propose pas non plus de s’asseoir. Il faut dire qu’il est lui même debout. Il se recule simplement pour s’adosser contre son bureau avant de finalement rouvrir la bouche.

« J’imagine que l’on vous a expliqué la raison de votre venue ? C’est que… je suis un homme occupé, voyez-vous. Un homme convoité, aussi, et je ne vous apprends sans doute pas que ce cher Maire Newman n’est pas du genre à mettre la sécurité de nos concitoyens en tête de son programme. » Il soupire et tire sur son cigare.

« La fumée ne vous dérange pas, j’espère ? » Il vaut mieux pas. Earl ne changera pas ses – mauvaises – habitudes pour un garde du corps au souffle court.

« Mais parlez-moi un peu de vous. Je sais que vous vous êtes engagé pour notre pays. Moi c’était l’US Army, l’Irak. Et vous ? » Parler des actions militaires est toujours un plaisir, pour le Marshall. Il sait que cela construit un homme. Un militaire part nécessairement avec des points d’avance, pour lui.

« Si vous êtes ici, c’est qu’il vous en reste sous le coude, hmm ? » Ce n’est presque pas une question.

Déjà, Earl constate sans mal que l’homme en face de lui n’est pas du genre à s’épancher. Il reste là, droit, réagissant quand il le faut. Il attend avant de parler et son simple « Non » est à peine entendu par le Marshall. Sa question n’était qu’une simple formalité, il n’aurait pas accepté une autre réponse, de toute façon. Les cigares sont l’un de ces nombreux péchés mignons dont il compte bien profiter jusqu’au bout. Et si cela doit précipiter la fin… il faut bien mourir de quelque chose, hein. L’odeur forte tabac mêlé aux arômes de camphre et de poivre l’accompagne depuis bien trop longtemps, il faut dire.

Il souffle la fumée sur le côté, sans presque le réalisé et hoche la tête quand le Schwarz répond, en un raclement de gorge. L’Irak, aussi. Earl plisse les yeux. Savoir qu’on a partagé un même champ de bataille, sans doute à plusieurs années d’intervalles, ça rapproche des hommes, tout de même. « Médecin de guerre, donc ? Des compétences toujours bonnes à prendre. » Si l’homme a la carrure de l’ancien militaire, c’est une musculature sèche, sans en faire trop. Pas de la gonflette, comme ce à quoi Earl avait tendance à s’adonner, à l’époque.

A la mention des Seal’s, Earl se redresse, comme pour le considérer d’un œil nouveau. S’il a été appelé à rejoindre les forces spéciales des Marines, c’est pas rien. La façon dont il dit ça permet au Marshall de saisir ce qui n’est pas dit. Le projet a été avorté… et le gars reste réserviste. Il s’est pas engagé à moitié, et c’est un truc qu’il apprécie, Earl.

Dans le silence qui retombe, il souffle : « C’était quelque chose, l’Irak… on a mené plusieurs fronts au centre du pays. On s’ennuyait pas, hein ! » Il n’évoque pas Samarra, volontairement. S’il y a passé du temps, c’est là-bas qu’il a failli crever. Cette ville ne résonne pas comme une victoire, à ses oreilles. D’une certaine façon, il en est nostalgique. Il ne le cache pas vraiment. C’est sans doute pour ça qu’il a le plus grand des respects envers ceux qui se battent pour leur pays, leur drapeau et la démocratie dans ce monde.

Mais le Schwarz n’est pas à pour évoquer les vieilles gloires militaires. Il est bien là pour le maintenant et son attitude fait sourire en coin le chef d’entreprise.

« Droit au but, hein ? Et dire que je pensais qu’on vous avez déjà briefé. » Cette fois il se redresse pleinement et son corps se détache du bureau sur lequel il reposait jusque-là. Il le contourne pour aller s’asseoir sur son imposant fauteuil en cuir, invitant de la même le réserviste à en faire de même. « Vous pouvez vous asseoir. » Si vous le voulez.

Une fois installé, il prend le temps avant de parler. « Quand on occupe des postes à responsabilités, d’autant plus dans une ville comme la nôtre, on attire les convoitises. Mais, je sais me défendre. Moi aussi, j’en ai sous le coude. » Peut-être pas autant qu’avant, c’est vrai, mais les muscles sont toujours là, la poigne ferme et l’arme à la ceinture quand il sort. « Seulement, il y a des moments où les risques sont plus nombreux et certains de mes interlocuteurs peuvent être imprévisibles. On ne signe pas des contrats le flingue à la main, si vous voyez ce que je veux dire. C’est pourquoi j’ai besoin, à certains moments stratégiques, d’être accompagné par un type qui sait faire face à toutes sortes de situations, qui réagira comme il le faut. Un agent de sécurité, un garde du corps… appelez ça comme vous voulez, je m’en fous. Tant que vous faites le job. »

Il croise ses mains devant lui et ponctue.

« Ah, et que vous sachiez fermer les yeux et vous taire, aussi. Peu importe ce que vous voyez que vous vous entendiez. »

Du feeling qu’il perçoit vis-à-vis de l’autre homme, Earl commence à croire que ce ne serait pas trop un problème. Il n’est pas un bleu pour autant, il restera sur ces gardes, même si ce type n’a pas été choisi par hasard.

(est-ce qu’il aurait dû dire « fermer l’oeil ? ». il n’y a pas songé.)