D’un point de vue extérieur, la maison ne payait pas de mine et le voisinage aurait pu croire qu’elle était vide de toute occupation. C’était sans compter sur le jardin, toujours fleuri malgré les saisons, très bien entretenu et avec tout un espace réservé pour les simples et autres plantes plus ou moins connues.
Lazare était un voisin pour le moins étrange. Il ne répondait jamais chez lui la journée si vous manquiez de sel, aucun ballon envoyé dans son parc n'avait jamais été retrouvé et il ne participait à aucun barbecue de quartier. Mais, l’été, il laissait des cagettes de légumes sur le muret avec une petite note : “servez-vous, je ne mangerai jamais tout ça.” Aussi, on le laissait vivre, et les plus matinaux le voyaient souvent sur le perron de sa terrasse, une tasse à la main.

Lazare était assez content de l’antre qu’il s’était construit pour lui-même. Sa petite terrasse couverte, orientée plein ouest, lui permettait de regarder les tous premiers rayons du soleil sécher la rosée sur les feuilles de ses rhododendrons, avant qu’une peur ancestrale et viscérale le fasse se retirer à l’intérieur.
Le rez-de-chaussée était consacré aux pièces pour jouer à l’humain : une cuisine parfaite, un grand salon dépourvu de télé mais avec plusieurs lecteurs de musique, d’une enceinte au gramophone, et un bureau aux lourds rideaux occultants dans lequel il travaillait la journée, volets soigneusement fermés. L’idée d’une salle à manger étant risible, il l'avait donc rebaptisé la salle à jouer aux cartes.  

Cependant, si vous cherchez vraiment Lazare, vous aurez plus de chance de le trouver dans son sous-sol en train de roder dans l’une des vastes pièces. Il y avait là sa bibliothèque où il gardait une grande partie de ses ouvrages préférés et ses propres carnets de notes qui s’étalaient sur plusieurs décennies, voire centenaire pour certains chanceux qui avaient résisté au temps et à ses nombreux voyages.
Il y avait également une chambre peu utilisée, mais il aimait le confort de son matelas quand il réfléchissait ou lisait.

Et bien entendu son laboratoire. Loin d’être blanc et stérile, cela faisait plus penser à un atelier d’herboriste, de hautes armoires en bois le long des murs et des bouquets séchés pendus au plafond. Des curiosités plus ou moins ragoûtantes vous observaient du haut des étagères comme si c'était vous l’étrangeté de la pièce.
Au milieu de cette cabane de druide sous-terraine il y avait malgré tout un grand ordinateur très moderne. Lazare avait perdu trop de livres et de notes, soit dans les flammes, soit dans l'eau ou juste laissé derrière lui quand il devait partir à toute jambe. Aussi, il trouvait très pratique l'invention d'Internet et du cloud. Astucieux petits humains.

Pour l’instant, l’ordinateur ne servait qu’à faire tourner en boucle l’album High Voltage de AC/DC, Lazare fredonnant sans même sans rendre compte alors qu’il préparait différents ustensiles. C’était sa dernière marotte du moment; était-il possible d’empoisonner un Vesperis ? Quelle était la bonne dose ? Et si oui, était-il possible de s’en désensibiliser ?
Aussi cela faisait déjà quelques jours qu’il s’administrait de légères doses d’Aconit, trempant la lame d’un couteau dans le poison avant de s’entailler avec. Jusqu’à présent, à part une certaine torpeur à quelque moment, il ne notait rien de significatif, il pensait donc pouvoir augmenter un peu la dose. Il pensait mal.

Quelques heures plus tard, étendu par terre et des spasmes dans la jambe gauche, il prit soudainement conscience de l'étendue de sa bêtise. Quel être sensé au monde aurait essayé de s’administrer du poison, sans plan de secours, seul et sans moyen de communication à portée de main ? La réponse était simple : des gens morts.
Seuls ses yeux bougeaient et ils se posèrent sur le daguerréotype de sa Créatrice, la petite plaque de verre ayant miraculeusement traversée les années. Il fît un bruit de gorge qui s'apparentait à un rire, au moins autant qu’un lézard était de la même famille qu’une chèvre.
Il se contenta de penser, vu que la parole était bien loin de sa portée :

“Ça t'aurait bien fait rire, vieille pie.”

Malgré tous les scénarios catastrophes qu’il se racontait depuis des heures, force est d’avouer qu’il n’avait pas eu l’imagination nécessaire pour ce type de cauchemar.
De toutes les personnes qui auraient pu le retrouver au sol, figé, vulnérable et stupide, contraint d’écouter le même album en boucle, il aurait cent fois préféré Ambroise qui se serait moquer allégrement de lui pendant les prochaines décennies. Ou bien Meryem qui, avec un peu de chance, aurait pu le consoler de cette mésaventure. Il aurait même préféré un des toutous de Regenario ! Au moins, personne n’aurait eu vent de cette triste affaire.
Mais non, il fallait que Dame Materias lui envoie Carmina.
Malgré ses cordes vocales peu coopératives, il finit par articuler :

“Buonasera Carmina. Tu n’as rien d’une pie, j’aurais plutôt dit un geai moqueur.”

Oui, il avait essayé d’apprendre l’italien. Sa bouche disait que c’était pour occuper les longues journées d’été, son petit cœur froid n’en croyait pas un traître mot. De toute manière, il n'était pas très doué. Là où l’italien n’était que voyelles chantantes, son vieux écossais semblait seulement contenir des consonnes grognantes.

“Avant de te moquer, par pitié, coupe la musique s’il te plaît. Si j’entends une fois de plus Bon Scott dire qu’il est de la dynamite, c’est moi qui vais exploser.”

Carmina était à l’image de toutes ses plantes préférées : belle et aérienne, appétissante et très probablement mortelle. Une branche de sureaux avec des jambes. En parlant de jambes, lorsqu’elle lui passe par dessus il ferme vite les yeux pour qu’ils ne glissent pas sous les plis de la longue jupe. Comme si cette nuit n’était pas assez compliquée… Voilà qu’il devait énumérer dans sa tête les gens qui l'écorcheraient vif si jamais il n’était pas assez galant. Feu sa grand-mère (sans mauvais jeu de mot), Carmen, Ambroise et tout en haut de la liste, Carmina elle-même

En effet, pour ne pas arranger son cas, elle était plus ancienne, d’une meilleure éducation, d’une plus grande lignée, en tout point son aînée et sa supérieure. S’il prenait l’envie à Carmina de lui ordonner d’aboyer, il n’aurait plus qu’à s’exécuter. Il le ferait probablement avec grand plaisir, mais le sujet n’était pas vraiment là.

“Allons, ne sois pas dramatique. J’aurais fini par reprendre possession de mon corps. Regarde…”

Il bougea faiblement le petit doigt de la main gauche.

“Impressionnée, n’est-ce pas ?”

Reprenant son observation du plafond, faute de mieux, il prit quelques secondes de silence avant de sacrifier ce qu’il restait de sa dignité et d’avouer :

“Il n’existe pas d'antidote à l’aconit. Pour les humains, il faut juste espérer que la dose ne soit pas létale. Pour moi… Il y a un réfrigérateur sous la paillasse, j’y garde quelques poches de sang au frais.”

Ainsi qu’un bébé tortue qu’il faisait hiberner dans une petite boîte, des roses coupées et une bouteille de Prosecco. Avec un peu de chance, quand il aurait retrouvé l’usage de ses 9 autres doigts, ils pourraient l’ouvrir ensemble.

En entendant son ton à la fois tendre et moqueur, Lazare s'imagine rougir. Pas qu'il le puisse réellement, et il en est bien content. Quelle image, vraiment, un Vesperis de presque 400 ans qui se laisse amadouer par de gentils mots d'encouragement, retrouve son entrain pour cette langue et s’imagine déjà chanter la Traviata. Il aurait plus d’autodérision, ça l’aurait fait rire jusqu’à la prochaine décennie.

- Ne te moque pas de moi, mon amie. Ta langue est difficile. Je pense qu'il faudrait que je travaille directement en Italie. Tu m'accompagneras ?

Oh et n'était ce pas là une vision ? Un voyage en Italie avec Carmina, les pieds dans la Méditerranée, des constellations légèrement différentes au-dessus de leur tête et les mains autour de … autour d'un verre !

Le soudain silence le tire de sa rêverie et lui arrache un soupir de soulagement. Le vespiris avait beau trouver que le rock des années 70/80 était de loin supérieure au reste, le silence était salvateur. Cela faisait déjà un moment qu’il écoutait en boucle les mêmes paroles et les mêmes accords. Aussi le léger ronronnement de son frigo, le murmure des plantes et la douce voix de Carmina lui semblent être les plus beaux sons au monde.

Il lui répond avec un air taquin, comme s'il pouvait se le permettre dans sa position. S’il croyait assez fort qu’il n’était pas si ridicule que ça, peut-être que son amie finirait par y croire aussi ?

- Alors je préfère ne pas te répondre du tout. Plus sérieusement, je n’en ai aucune idée. Pas plus de 36h je pense.

Il tourne les yeux vers Carmina et son sourire s’efface bien vite. Lazare, pour une fois dans sa longue existence, éprouva du regret et une sorte de culpabilité. Peu importe le nombre de pitreries et de plaisanteries qu’il pourrait dire, il n’arrivera pas à effacer la gêne et l’inconfort de la situation pour elle. Ses lubies loufoques, dont il se sortait toujours avec ou plus de panache, avaient fini par indisposer et mettre en difficultés une des rares personnes à avoir son affection, une de celle de son clan de cœur.
Il était bien conscient du rapport au sang étrange qu’avait Carmina.

Pour cela, il avait envie de se jeter à ses pieds pour se faire pardonner mais il semblait qu’il y était déjà. Comme quoi la vie était parfois bien faite.

Alors que s’excuser lui semblait d’habitude impossible voire risible, Lazare s’entend souffler, presque sans y penser :

- Désolé de t’imposer ça.

Désireux de passer ce moment inconfortable, il saisit la branche tendue par Carmina pour changer de sujet et tenter de la distraire.

- Tu dis ça pour la tortue ? Elle est bien mieux dans sa boîte que dehors ! Au moins, la température ne descend pas trop bas. L’année prochaine, elle restera dehors, mais cet hiver,  je lui donne un coup de pouce. Et des fleurs dans mon frigo n’est pas si original que tu pourrais le croire. Mais je ne te dirais pas pourquoi c’est faire, c’est mon petit secret.

Une lubie qui serait, normalement, moins problématique que la dernière. Et qui lui offrirait sans en douter le plus beau des sourires.

TW : mention de lobotomie

Quand on avait l’âge de Lazare, on avait tendance à oublier certains événements. Le visage de sa mère n’était que brouillard dans sa mémoire, sa première fois avec une femme aussi anecdotique que la première fois qu’il s’était nourri du sang chaud d’un humain et les figures des personnes qu’il avait rencontré se mélangeaient inexorablement.

Pourtant, (sans aucune surprise, sauf peut-être pour lui-même), il se rappelait très bien du soir où il avait rencontré Carmina et Amadeo.
Lazare, depuis quelques années aux Etats-Unis, avait le mal du pays. On venait juste de passer l’année 1900 et pour fêter ce nouveau siècle Ambroise avait organisé une de ses fêtes dont il avait le secret, les potins et les boissons coulant à flots. Un chrysanthème aux teintes orange piqué à son col, accordé au masque burlesque qui dissimulait son ennui, il avait manqué laissé échapper son verre la première fois qu’il l’avait vu, son violon calé au creux de ses frêles épaules

Il avait parfaitement conscience de son “étrangeté” comme il l’avait appelée à l’époque. Il aurait d’ailleurs bien eu du mal à l’ignorer sachant que c’était Amadeo qui lui avait lui même raconté leur histoire. On ne refait pas un Vespiris de 200 ans comme ça, et il avoue sans peine que cette particularité lui avait donné l’eau à la bouche.
Il se rappelle très bien ses premières recherches, la psychiatrie ayant pris un vrai virage au début du XXème siècle. Il s’intéressera un temps à la lobotomie, subtilisant les rapports, se faufilant comme garde de nuit dans les établissements de soin pour s’approcher des patients et lisant les notes des chirurgiens. Lazare était loin d’être un neurologue, encore moins un psychiatre, mais il en viendra très vite à la conclusion que c’était encore une idée stupide et dangereuse venant d’humains tout aussi stupides et dangereux.
Il passa donc les années suivantes à faire ce qu’il faisait le mieux : lire, chercher, questionner, voyager de temps en temps pour s’instruire, questionner les morts. Ce n’est pas parce qu’il ne connaissait pas quelque chose qu’il ne pouvait pas essayer de le comprendre.

Mais, au fil des années, des rencontres en grande pompe à la cour ou celles, plus intimistes, de la mascarade, il perd l’envie de la voir à travers le prisme de son trouble. Comment le pouvait-il quand elle avait une aura à brûler des villes, des yeux à renier les dieux et un sourire à lancer des révolutions. Aussi bornée qu’une chèvre, plus vive qu’un serpent et combative comme une lionne, Carmina était une véritable chimère qui le passionnait.

Chimère qui s’agenouille près de lui et qui fronce le nez, mais qui arrive malgré tout à le charrier une dernière fois.

- Ça gâcherait complètement la surprise, tu ne penses pas ?

Il saisit tant bien que mal la poche de sang entre ses lèvres et laisse le sang couler le long de sa gorge. Se faire biberonner ainsi aurait dû être humiliant, et ça l’était, mais il ne pouvait pas s'appesantir sur sa situation et surveiller la vesperis en même temps. Son choix avait été vite fait, les yeux rivés sur chacun de ses gestes à la recherche de subtils changements. Sa pitance avalée dans un silence de catacombes, il force ses membres à retrouver leur mobilité. Materias merci, il arrive à relever la tête et même à se redresser sur les coudes. Ses jambes sont hors de contrôle pour l’instant, mais il sait que cela reviendra bientôt, maintenant que du sang circule à nouveau dans ses veines.
Un peu étourdi, il se tourne malgré tout vers l’autre personne dans la pièce :

- Bonsoir Amadeo ?