Au début, ce ne fut pas facile de réussir à trouver tes marques à Regen.

C’est grand : c’est imposant.

C’est effrayant.

Alors, pour y faire tes habitudes, ça a mis un peu de temps : heureux, tu avais Haoran.

Il était là pour les entrainements : apprendre à se battre, à tuer parfois, à survivre souvent. Des longues sessions physiques, des combats et des entrainements rudes pour préparer aux inévitables confrontations. Il t’encourageait à le tuer : mais bien sûr, à chaque fois, tu te fais péter la gueule.

Il était là quand tu échouais pour la quinzième fois de la journée : quand l’entrainement devait durer un peu plus longtemps, que ton corps ne tenait plus.

Et, quand vous n’aviez plus la force de vous battre, il te proposait un autre défi : afin de forger l’esprit, il te disait ; un combat que tu pourrais peut-être gagner.

- Je la prends.

Délicatement, tu attrapes la tuile posée sur la table pour la mettre devant toi : exposant deux autres tuiles de ton mur pour montrer une suite. Un bambou, deux bambous, trois bambous.

Une petite tape sur le premier : un seul bambou.

- Celui-là … C’est Xiao Niao, c’est ça ?

Petit moineau.

Tu prends une nouvelle gorgée de thé fumé ; tu hésites un instant avant de jeter une tuile avec huit cercles dessus.

C’était votre habitude, après l’entrainement : avant que tu deviennes épée, une fois que tu étais devenu épée : un moment privilégié avec une Arcane Majeure.

Et, plus important encore, avant quelqu’un prêt à te donner de son temps avec joie.

C’était ce dont tu avais besoin, à l’époque : et aujourd’hui encore, ça te fait plaisir de savoir que quelqu’un voit quelque chose en toi.

Alors, l’habitude est restée : même après être devenu Souverain, même depuis que tu n’es plus épée. Une partie de Mahjong, assis sur des cousins : à deux, lorsque vous ne trouvez pas deux joueurs supplémentaires, accompagné d’une grande théière de Pu’Er.

Un moment de paix : sans combat, sans autre conflit que ce jeu poétique de bambous et de fleurs, de dragons et de vents.

- Hao ?

Un instant de pause ; un moment d’hésitation.

- Est-ce qu’il t’arrive de faire des rêves … Etranges ? T’sais. Quelque chose de particulièrement répétitif. Une sorte de vision : un peu comme l'appel, mais ce n'est pas non plus ça.

Une pause : ton regard se détourne.

Il y a quelque chose que tu n’oses pas dire.

- Un moineau qui trouve un trésor dans tes déchets, oui.

Un roulement des yeux : ils se comprennent, dans ces petits jeux d’égos qui viennent ponctuer le calme et le silence. Il fait semblant de ronchonner, tu fais semblant de râler : une distance de sécurité mutuelle qui n’empêche pas les messages de passer.

Tu n’avais pas besoin de t’expliquer longuement pour qu’il comprenne le sujet que tu souhaitais évoquer avec lui : mais un soupir t’échappe quand il dit ne pas avoir reçu de rêve. Il semblerait que celui-ci ne dispose pas de la clé dont tu as besoin pour comprendre ce qu’il s’est passé dans l’église.

Tu détournes les yeux à sa taquinerie : un soupir amusé t’échappe – un léger rire, coloré d’une touche de jaune.

- J’essaye pas de te cacher un truc, le vieux. Concentre-toi sur ton tour plutôt que de t’inventer des trucs.

Tu ne caches que par omission : omission que tu ne fais qu’à peine dans cette salle, seul avec lui. Tu as besoin d’en parler, oui : mais chaque chose vient en son temps. Alors, pendant qu’il parle, tu inspectes tes tuiles : laisse passer les huit deniers pour te concentrer sur ton futur coup. Tu pioches : quatre deniers tombent dans la défausse.

- Rah ... C’pas une question d’intelligence. J’t’assure que Andrea et Maria sont ... Pas beaucoup mieux renseignés que toi. Et je sais que ce qu'on se dit ici reste entre nous. J'espère bien, en tout cas.

Un petit rire qui s'arrête trop vite.

Puis une pause, un moment d’hésitation.

Tu repenses à la bête, à son hurlement : à la mort - non, à la tienne.

Et l’église effondrée.

- J’ai ... J'ai eu un séjour à l’hosto, après mon … Expédition dans l’église. T’es probablement au courant.

Tu prends une gorgée de ton thé ; il ne reste qu’un fond que tu finis, essayant de le boire jusqu’à la dernière goutte avant d’avancer ta tasse dans sa direction, lui demandant de te resservir sans un mot – malpoli que tu es.

- Sans rentrer dans les détails, ce n’était pas … Exactement joyeux. J’ai eu des visions. Et … Et ça me fait poser un peu trop de questions.

Une pause.

Est-ce que c’est pas un peu lourd, comme sujet ?

Et en même temps, il est grand, Haoran : il est fort, et c’est un sujet qu’il ne doit que trop bien connaitre, entraineur des épées.

Non, c’est la bonne personne pour ça.

- Tu penses souvent à la mort, toi ?

- C’est … Zhong, je crois ? Comme le général. Bon, même si ce n’est pas le même caractère. Je crois.

Malgré la fréquence de vos échanges, ta maitrise du mandarin reste incomplète : c’est un langage difficile, et tu as bien d’autres choses dont il faut que tu t’occupes.

Et pourtant, lentement mais surement, tu apprends. Erreur après erreur : correction après correction.

Ces derniers jours, tu as beaucoup appris : un peu trop, même.

- Je te dirai bien qu’il n’y a pas grand-chose que tu aurais pu faire, mais ce n’est visiblement pas une question.

Un léger amusement ; mais ton regard reste distant.

Colombe n’a rien pu faire : alors que Fu a réussi à vous faire sortir sans mal.

Quelle étrange situation.

Tu reprends une gorgée de ton thé tandis qu’il répond à ta question : sans tenter d’esquiver le sujet et sans gêne. Tous les jours : il y pense tous les jours.  

Tu ne sais pas si ça te rassure ou si ça t’inquiète : alors, tu te contentes d’un hochement de tête. Il t’a déjà raconté ça : mais tu restes attentif à ses histoires. Par respect envers son expérience : par amitié.

Un huit de bambou tombe ; tu pioches une tuile, un deux de caractère.

La pensée d’avoir tant de personnes proches de toi qui meurent est pour le moins effrayante : des personnes sont mortes autour de toi à Regen, oui. Mais jusqu’ici, il n’y avait personne qui ne t’était particulièrement cher : tes amis et ta famille à Regen ont été épargnés. C’est même les seules personnes qui l’ont été, visiblement : ta mère et Amadeus n’ont pas eu la même chance.

Un hochement de tête ; un remerciement silencieux.
Il n’a pas besoin de tes mots pour savoir que c’est apprécié : en tant que supérieur, et en tant qu’Amadis.

- Disons que … Comment dire ça …

Ton regard se détourne des tuiles.

- Mon séjour dans l’église m’a rappelé ma propre mortalité. Depuis … J’y pense.

Ton esprit était désormais plus clair sur la question : raconter tes visions est une chose, mais annoncer ta propre mort à tes proches ?

C’est dur.

D’autant plus qu’il y a une chance, une possibilité que ce futur ne se déroule pas.

Mais c’est une possibilité ; une possibilité que tu ne peux pas ignorer, physiquement, car elle te revient en tête encore et encore et encore et encore.

Est-ce que ton nom rejoindra la longue liste des deuils d’Haoran ?

C’est une possibilité. Et il s’en vaudra ; mais tu te dis qu’il y survivra.

Ta famille, tes sœurs … ça sera plus difficile. Mais tu crois en eux.

- J’ai eu … Des visions de ma propre mort, dans l’église. Plusieurs fois.

Un soupir triste ; un rire jaune.

- Mais bon. J’aimerai bien enfin apprendre à parler mandarin avant. Si l'une des visions est correcte, j’veux dire.

Et finir tes études : être là pour la majorité de tes sœurs, avoir des enfants, voir les enfants de tes sœurs, écrire un bouquin peut-être. Voir Vanille grandir, assister aux mariages de tes sœurs, voir la suite d’un de tes jeux : trouver une copine, voter aux prochaines élections.

Tu as des rêves, Amadis.

Et tu as peur qu’on te vole ça.