1797

île de north ronaldsay, écosse Là, elle naît. Juniper Campbell pousse son premier cri entre le chuchotis de la houle et le frémissement de la lande. Au creux de sa main, on place une piécette en argent. Les superstitions rampent dans le moindre interstice de la bicoque, et remontent jusqu’à la cime du phare où son père, fier gardien, veille sur la mer. Combien de fois n’a-t-elle pas espéré, le cœur battant, voir se soulever, depuis les tréfonds marins, la silhouette immense d’un monstre abyssal ?

1809

aberdeen, écosse Bientôt, on annonce la triste nouvelle : le phare ferme ses portes pour toujours. Son faisceau ne guidera plus les voyageurs égarés ; ne fera plus fuir les sirènes froissées par l’artificielle lumière. La famille migre, voiles toutes vers Aberdeen l’immense, la surpeuplée – en comparaison de son îlot. Là, dans la cité, on l’envoie passer l’été comme domestique dans la maison de vacances d’une comédienne au parfum de cèdre et de vanille. Le reste de l’année, elle vaque d’occupation en occupation pour combler les finances familiales, et attend désespérément le retour de l’été. Elle se rappelle, ces livres qu’elle déchiffrait péniblement, la nuit venue à la lumière de sa seule bougie. Les étés suivants, elle apprend, avec Rose – et son parfum de cèdre et de vanille.

1812

edinburgh, écosse Emporté par la rudesse du travail, son père pousse son dernier souffle. Juniper pleure. Sa mère tremble. Les comptes sont trop maigres pour nourrir deux bouches. Mais l’affection de Rose à l’égard de la jeune femme est un réconfort délicat, aussi lorsqu’elle lui propose de l’emmener avec elle à Edinburgh, Juniper tressaille dans toute sa confuse affection mêlée à une reconnaissance aveuglante. Elle la suit.

1815

edinburgh, écosse Domestique encore, peut-être ; la relation qui noue la jeune femme avec la comédienne est nimbée de non-dits et d’espérances muettes, qui se languissent dans de longs regards et sourires complices. Rose l’enjoint, finalement, à quitter tout à fait ses fonctions. Ses premiers pas sur les planches sont maladroits, mais elle a tant observé la comédienne ces dernières années, lui ayant donné la réplique lors de ses répétitions maintes et maintes fois, qu'on dit d’elle qu’elle apprend vite. Mais c’est dans l’ombre seulement qu’elle existe, doublure prometteuse à peine d’une jeune actrice dite plus légitime qu’elle. Et sans qu'elle ne s'en aperçoive, la ville l’étouffe entre ses griffes mauvaises, et la compagnie suppure d’un indicible fiel. Ingénue encore, aveugle, surtout, elle plonge son âme toute entière entre les pages d’histoires peuplées d’êtres plus grandioses qu’elle ne le sera jamais.

1818

edinburgh, écosse Lui. Combien de fois était il venu assister à cette pièce ? Il en connaissait chaque réplique, l’œil tendre et attentif au moindre geste, tressaillement de lèvres, soupir alangui. Puis, toujours, s’éclipse aussi tôt que le rideau éclipse la pièce. Entre deux pans de rideaux, dans le secret le plus candide qui soit, Juniper observait depuis quelques soirs déjà ce curieux manège. La chance, peut-être, lui sourit – car alors elle joue, devant lui. Doublure galvanisée d’enfin clamer ces vers tant et tant répétés, elle est applaudie. L’idée germe : pourquoi ne pourrait-elle prétendre, elle aussi, à une carrière si grande que son nom serait inscrit en lettres majuscules sur les devantures des théâtres ?

1820

edinburgh, écosse Va, vont, viennent deux ans durant encore, les aléas de la compagnie, le parfum de cèdre et de vanille, les perfidies de l’actrice plus légitime, le regard de Rose qui en couve une autre, ses échanges épistolaires avec cet inconnu d’alors, admirateur curieux de leurs pièces. Juniper étouffe, vacille, craint pour elle même et son avenir, elle qui ne vient de rien et pourrait y retourner au seul caprice d’une autre. Et le moment vient, fatidique, cruel, que plus personne ne la regarde – qu’on l’éclipse pour une autre. Ses doigts s’agitent sur le papier, cherchent auprès de son seul ami (en est-il seulement un ?) une issue salutaire. Il lui fait une promesse délicieuse, effrayante, terriblement enchanteresse. Ne plus jamais être seule, si elle est pour toujours à son côté. La transformation est cruelle, mais curieusement apaisante.

Pasiphae est une enfant à ses côtés, des années durant – leur existence paisible trouve logis dans la tranquille lande écossaise, à proximité de ces lacs sous lesquels on vante l’existence de créatures mystiques. Les mythes des humains lui semblent plus tendres encore, maintenant qu’elle embrasse sa monstrueuse existence.

1911

canada Elle est une enfant, encore, sans lui. C’est au nom d’un autre dieu qu’on lui arrache son créateur, et son seul repère. Peut-être aurait-elle dû se laisser abattre à son côté – mais ses pas, dans sa détresse et sa fuite, la portent jusqu’à la cale d’un bateau. Elle cherche ses pairs, qu’elle déniche dans les confins canadiens, terres d’accueil où longuement, elle se recueille.

1951

arkham, états-unis Des échos rampent jusqu’à elle : l’on murmure des choses sur Arkham, depuis que la cour a migré vers Boston. L’on dit, surtout, que ces choses ont prit fin. Il en est assez de se recueillir. Elle enterre au fond d’elle même le haut phare sur la mer, le parfum de cèdre et de vanille, l’œil tendre du créateur, pour renaître en Arkham.

2024

arkham, états-unis Dans les mirages de la cour, dans les murmures de la ville, dans le chuchotis de la forêt, elle s’immisce et se répand en soupirs et éclats de rire. Dans les tréfonds du lac, ses abysses noirâtres et apaisantes, elle s’abandonne, toute entière.