A la peine avait suivi la colère — des messages sans réponse, le pincement continu de son absence vif sous sa peau et ses paupières, l’impression sordide qu’une réponse à ses questions silencieuses se dessinait dans le silence de plomb qui l’entourait.
Tito était resté enfermé, bêtement, dans sa cage d’or à attendre qu’il l’en délivre. Il ne l’admettra pas, mais il l’avait un peu haï, entre deux textos caduques ; il l’avait pensé lâche, s’était senti trahi et tristement abandonné. Sans âme à qui confier ses peines, il s’était renfermé derrière le carcan de ses sourires-soleil et avait poliment accepté les félicitations : premier siècle après la mort, et la personne la plus importante continuait de creuser le vide entre ses côtes.

A la colère a suivi l’inquiétude — souci-tempête par-delà l’orgueil blessé, la rationnelle conclusion que Stolas ne répondait pas non pas par désir mais parce qu’il en était bien incapable. Au vide a suivi le poids, immuable, au fond de son estomac ; petit prince a fait les cent pas dans son linceul fastueux et a rongé la peau autour de ses ongles jusqu’à ce que le sang d’un autre suppure des plaies.
Papa est occupé : l’occasion est trop belle. D’un courage qu’il pensait enfoui sous la peur, Tito s’est extirpé d’entre les douces griffes paternelles pour aller quêter son garde.

Et le voilà le petit prince, sur le pas d’une porte gardée par une ombre. Il a tempêté d’appartement en appartement, jusqu’à ce que se distingue dans l’air l’odeur, si particulière, de Stolas — plus sanguinolente que d’ordinaire, plus inquiétante que lorsque Tito avait fourré son nez dans l’épaisseur de ses mèches. « Laisse-moi entrer » cinglant, la froideur apatride à sa lèvre.
La lutte ne dure pas, non pas par son intransigeance mais par une force extérieure ; si la jalousie est vive derrière ses crocs, il les garde fermement serrés et s’enfonce dans la pièce, immédiatement accueilli par l’épicentre de son tourment.

« Stolas murmure étranglé à la vue piteuse qui lui fait face : effondré à son chevet, les doigts délicats lorsqu’ils effleurent le corps malmené, toucher-papillon tressaillant sous le surnom. Plus tard, plus tard — les excuses sont inappropriées. Peu importe. Qu’est-ce qui s’est passé ? Et finalement, dans l’insolence égocentrique, par-dessus l’incontrôlé ronron lové dans la main du garde : pourquoi tu m’as pas prévenu ? »
Petit prince toujours gardé dans l’ombre rêve de tempêter, et sans doute l’aurait fait si son coeur n’était pas tant éploré.

Petit prince dans sa cage dorée n’a jamais réellement été mis au fait des menaces alentours ; surprotégé par tous ceux qui ornent sa vie, enchaîné à la cour mais choyé de l’amour paternel, il constate les dégâts de l’extérieur en la personne la plus importante, et son coeur chavire.
Ses doigts s’enroulent autour de ceux du chien, la paume froide mais chaude d’une affection incontrôlée — la vulnérabilité de celui qui doit le sauvegarder a une saveur aigre-douce, lèvre mordue par l’émoi et les yeux rougis de quelques larmes silencieuses.

« Arrête comme une supplique, évidemment que je m’en fais pour toi, idiot. Et sans doute n’a-t-il jamais été aussi délicat, lorsque sa main effleure les cheveux de Stolas. Le regard est chaud sur le blessé, la tempête lointaine d’une rage princière et vengeresse s’agitant dans les fonds de son esprit. Tu me le diras plus tard. » C’est une affirmation, une certitude : il arrachera la confession d’entre ses lèvres, quitte à user de son titre postiche.

Pour l’heure la jalousie suppure encore, malveillante dans son thorax — elle éclot vicieuse et autoritaire, mais il la tait sur la pression tendre d’un baiser contre la main du Carnis. « Dis-moi comment t’aider. Il lui donnerait son bras, sa jambe, autant de morceaux de lui qu’il faudra pour l’extirper de sa faiblesse. D’amour, Tito pleure silencieusement. Demande-moi n’importe quoi. » Et l’envie de s’ouvrir le ventre paraît presque rationnelle.

Dans le kaléidoscope de ses émotions, Tito s’égare ; le souci se mélange à l’affection et les deux s’enfoncent dans l’amertume de la jalousie, la prise possessive à la volupté du nom apatride. « Elle peut me chasser de chez toi mais visiblement pas t’apporter à manger ? Tu devrais mieux choisir tes amis. » C’est puéril et injustifié — à mille lieues du soleil qu’il se voulait d’incarner. Mais il y a trop de nuages au-dessus de son crâne doré, et la pluie coule furieusement sur ses joues.

Se pelotonner contre Stolas a toujours eu cet arrière-goût d’interdit, les gestes illicites lorsque Tito se love sous son cou et s’imprègne de son odeur ; elle chasserait presque l’inquiétude acide derrière ses crocs, apaiserait la piqûre captative, pulsion insensée du petit prince qui veut posséder le monde.
Presque.

Les doigts de Tito s’enfoncent dans les draps, de chaque côté du corps immense de son garde. « Et si tu l’étais pas ? La voix est frêle, chaque mot plus impie que le précédent. Comment je le saurai ? Qu’est-ce qui m’assure que la prochaine fois que tu me laisses sera pas notre dernier moment ensemble ? » L’insupportable désir de se glisser jusque sous sa peau lui brûle les yeux de larmes qu’il ne veut plus verser.

Souverain contrarié se hisse jusqu’au visage tuméfié, et la morsure à sa lèvre n’en retient aucunement le tremblotis. « Peut-être que je devrais t’enfermer. Ses mains paraissent minuscules, lorsqu’elles effleurent les joues du géant. Un rire mort-né tente de résonner ; son cadavre échoue à la bordure de ses lippes ; penaud, presque timide, petit prince mordille le nez de son soldat. Ou te mettre une puce, comme les chiens. Un baiser vient apaiser le coup de crocs, et deux autres le jumellent contre les pommettes, saillantes. Stolas ? Tito délire, un peu. Ses lèvres s’égarent, pressent les vestiges d’un fantôme contre celles du titan. Se rattrapent contre une joue, comme brûlées. Ne m’abandonne plus jamais. »

A la dynamique inversée, Tito vacille.
Trop habitué à être le vulnérable, celui qui défend corps et âme quiconque aurait le malheur d’importuner le géant, il se renfrogne et ne l’honore guère d’une réponse — jalousie infantile poussant au vice, préférant humer son odeur que se fatiguer à justifier l’injustifiable.

C’est la fatalité, finalement, de leur situation qui l’inonde. « Tu le seras, un jour. » Il en est persuadé, sans nulle raison ; son statut n’a d’importance que dans le secret des chambres du prince, son avis à peine écoutée au profit de l’affection paternelle. Tito sait, quelque part, que Javier ne le prend au sérieux qu’en de rares occasions — de plus en plus éparses, l’état catastrophique du souverain évidente même aux yeux poupins.

Et petit prince n’a guère le temps de s’égarer en inquiétudes pour son père, bien vite ramené au présent par la pression trop intime des doigts de Stolas, par le cataclysme de chacun de ses gestes, de ses mots. Jurant que l’espace d’un instant à ses joues ont éclos mille coquelicots embarrassés, ses lèvres s’entrouvent sur une protestation et se referment sur une plainte à peine soufflée, déposée dans les mèches émeraudes. « Stolas, attends- » saveur de déjà-vu, les réclamations à moitié mensongères lorsque tout en lui rugit de le laisser continuer.
Résonne dans son esprit la confession salvatrice, alimentée par la piqûre à sa gorge et la prise des gigantesques mains contre sa peau blême. Et comme un chiot c’est lui qui couine, conscient que seule la faiblesse de l’anthropophage lui permet d’ainsi se perdre.

« Je sais pas comment t’aider, aveu humilié, les serres enfoncées dans les draps à défaut de ses épaules, tu peux.. et la pause est meurtrière, mais il l’avale très vite : préciser ? » Plus opportuniste que lâche — Tito veut arracher à sa lèvre tout ce que Stolas lui cache, derrière l’excuse du devoir, de la loyauté envers son père.
« Parle-moi. Dis-moi ce que tu refuses toujours de confier. Et le voilà qui alimente les espoirs avortés, met en jeu son pauvre coeur sous la seule chance, infime, que les vestiges de ses pulsations soient réciproquées dans le thorax de son garde. De peur d’être déçu, il se hisse encore, et souffle contre des lèvres rougies : je peux ? » Qu’il s’y oppose, une seule fois ; qu’il pourfende ses expectatives dans un instant cruel de lucidité — Tito ne lui en voudrait qu’à moitié.

Tito n’a jamais été particulièrement courageux.
La queue entre les jambes face aux gigantesques Carnis, les rires maladroits face aux discours nébuleux des Funerus ; il ne se distingue pas par sa bravoure mais par son enthousiasme et son indicible curiosité, et c’est ceux-là même qui guident le moindre de ses gestes, la plus futile de ses paroles.

L’embrasser revient à se faire dévorer.
Le souffle court, ténu, les doigts maladroits lorsqu’ils hésitent fiévreusement entre le brun de ses mèches et la soie de ses draps — Tito impuissant face à la ferveur du chien affamé se plie sous ses directives silencieuses, se retrouve docile entre ses mains géantes. Il ne proteste guère, savoure au contraire l’impossibilité du geste ; la pointe sourde de la culpabilité le happe un instant mais celle, aiguë, des crocs accrochés à sa lippe l’arrache aux miasmes flous de ses pensées hasardeuses.

« Stolas » murmure effarouché, comme une supplique de ne pas s’arrêter. Même quand son propre sang se fait voler, qu’il appréhende la faim plus que l’affection, il s’en satisfait et aggrave lui-même la plaie d’une canine effilée. Désemparé par le torrent de ce qu’il avait jusque-là enfoui, petit prince se plie et se déplie au rythme des requêtes aphones de son prédateur.
Mais il n’a guère le droit d’y céder complètement. « Ca suffit. L’ordre impérieux, la fragrance suggestive de son hémoglobine activée juste le temps d’apaiser l’animal. Dis-moi plutôt, tout en chuchotis pressés contre la pulpe, c’est seulement la bête ? » Peut-il espérer lire autre chose dans ses mots, laisser se raviver un flambeau qu’il s’était tant exténué à éteindre ?

C’est une culpabilité étrange, que de refuser à Stolas ce qu’il désire — bien qu’il s’agisse de sa vie, Tito se morfond comme à son habitude d’user de ses pouvoirs. Il ne compense qu’à travers la tendresse de quelques baisers, pour se rassurer lui-même plus que le garde. Intimidé non pas par la pression du danger mais par le désir-miroir qu’il semble ressentir, à peine retenu de s’offrir tout entier au chien par des responsabilités qui ne le quitteront jamais, il soupire contre sa peau blême.

« D’accord. Assentiment jumelé tant aux confessions qu’à la requête, c’est à contre-coeur que le petit prince s’arrache à l’emprise des mains géantes, et il appose à son pouce un coup de crocs comme seule manifestation de sa frustration puérile. Mais reviens-moi, quoi qu’il arrive. Et utilise ton téléphone, par pitié. » L’inquiétude est vive, mais Tito est docile.
Il ne s’attarde pas, non pas par envie de le quitter mais parce qu’il sait, tout au fond de son âme, que sa résolution s’effondrera à la moindre protestation du chien.

Sans un regard ni pour Stolas (il cédera) ni pour son amie, le fils du Prince s’enfuit, jurant que les vestiges de son cœur se risquent à pulser précipitamment.