Le calme règne, parmi les vrombissements des machines. Peut-être que tu dors. Les yeux ouverts. Peut-être que tu phases. Peut-être que ton cerveau s’agite. Tout cela à la fois, en vérité. Une sensation étrange. Tu te rends sourd au reste du monde, réfléchis, imagine, conceptualise dans ta tête. Comme des rouages qui s’imbriquent les uns avec les autres et…

Un sursaut.

Une voix te tire de tes pensées. Les doigts se serrent sur le pommeau de ta canne, alors que tu te tournes vers l’impudent qui n’a pas annoncé sa venue. Avant de te détendre.

Oh. Il sait te parler.

Un sourire étire tes lèvres.

Fu Shen est sûrement l’un de tes « clients » / « collègue » favoris. Et il sait y faire.

« Disponible, je peux l’être. »

Tu réponds, doucement.

« À condition que tu promettes de me donner plus de détails sur les câbles harpons. »

Tu te lèves, un instant, pour t’étirer, faisant craquer ton dos abimé. Cela fait combien de temps que tu es sur cette chaise, courbé au-dessus de ce bureau ? Un soupire. Eh.

« Je t’offre un café ? »

Parce que toi, tu en as besoin d’un. Et d’une cigarette, aussi.

Tu t’exécutes prestement – deux cafés noirs – avant de revenir prendre place, posant sa tasse sur le bureau et boire une gorgée de la tienne. Manquer de te brûler la langue – mais tu t’en fiches, tu apprécies.

Le début de phrase qui ne s’achève pas – tout du moins, qui te laisses sur ta faim. Tu lèves le regard. Hausse un sourcil. Oui ? Un temps. Curieux. Fu Shen a souvent des idées sympathiques. Parfois irréalisables. Parfois, elles semblent saugrenues de prime abord – mais quel plaisir de sa casser la tête dessus et de réussir, parfois, à leur donner vie.

La question arrive. Tu observes la seringue. Très rapidement, tu demandes

« Ça, c’est quoi exactement ? »

La suite s’en vient. Te confirme tes soupçons. Les yeux se plissent. Les sourcils se froncent. Tu tends la main, lentement, afin qu’il te confie la seringue. Bien qu’en vérité, cet échantillon ne t’est guère utile. Tu en as sous le coude…

« C’est… une idée intéressante, Fu Shen. »

Tu susurres, doucement. Observe le liquide carmin.

« C’est le tien ? »

Simple question. Le sien ou celui d’un autre, peu importe. Tu attrapes ton paquet pour te caler une cigarette entre tes lèvres et te l’allumer, d’un geste vif et agile, preuve d’habitude.

« Je sais pas si ce serait réalisable sous forme liquide – c’est marrant, ça me fait penser à un film que j’ai vu, un jour. De vampires et loups garous. Avec un personnage principal féminin vraiment canon. Euh… Underworld, je crois ? »

Tu parles un peu plus pour toi que pour lui. C’est un moyen pour toi pour venir fouiller ton esprit et essayer de conceptualiser une image mentale d’une balle.

« Partant du principe que la balle ne peut, de toute façon, pas être létale pour une de ces sangsues, il faut qu’elle soit assez puissante pour percer l’épiderme, perforer le derme et l’hypoderme, s’enfoncer à travers les cellules graisseuses… »

Tu attrapes un calepin pour noter ce que désire Fu Shen, avant de commencer à croquer une balle et une cartouche.

« Par contre, si je parviens à mettre ça sur pied, il faudra effectuer une production de masse. Si de telles munitions font leur preuve, il faudra que tout Regen soit armé avec. »

Tu retrouves du sérieux, un instant. Non pas que tu ne le sois pas autrement. Simplement… l’excitation laisse place au sérieux. C’est un challenge qu’il te lance, mais il pourrait réellement s’avérer révolutionnaire.

Une réponse. Une référence cinématographique. Tu plisses les paupières un instant. Essaie de te rappeler.

« Soit j’ai pas vu, soit je ne me souviens pas. »

Tu déclares, finalement. Parce que tu ne comprends pas la réf. Tu ne l’as pas. Michel Palaréf, c’est toi. Oui bonjour. Un instant. Le sujet. Bon, vous êtes sur la même longueur d’ondes. Parfait. Tu hoches du chef.

« Le truc des balles à fragmentation classiques, c’est qu’il n’y a pas de liquide dedans. Après… ce qu’on veut chercher, c’est une balle qui perfore mais ne ressorte pas et qui s’abime assez au contact premier pour qu’elle puisse déverser son contenant. Je pense… non, je sais que c’est réalisable. J’espère juste que le sang reste stable malgré la percussion. »

Tu songes, réfléchis, rapidement. Quelques annotations sur ton croquis. Tu viens te mordre la lèvre inférieure, tenant ta clope de ta main libre.

« Tu sais exactement quels effets notre sang a sur les sangsues ? »

Parce que toi, t’es plutôt expert dans ton domaine, mais le reste… bon.

« … je sais pas si j’aurais assez de ta seringue pour mes essais. Va falloir que je mette la main sur du matoss pour prélever à la source. »

Et par source, tu parles de toi. Si tu dois y mettre du tien, tu le feras sans hésiter. Tout pour être utile aux tiens.

« Hmm. Question. Rien à voir. Enfin, pas totalement. Mais question théorie. Mettons qu’un type comme moi voudrait faire face à un Vesperis : quelle serait l’arme la plus efficace et facile d’utilisation à emprunter ? »

C’est peut-être pas si théorique. Mais…

Tu notes ses commentaires. Affaiblissement si ingestion. Neutralise ? Poison ? Quid ? Dégueulasse. Bon à savoir. Tu poses le crayon. Relève le museau.

« T’emmerdes pas pour les prises de sang. J’ai ce qu’il faut sous le coude. »

Un sourire. Tu tapotes ton avant-bras. Eh, toi aussi t’as du sang dans les veines. Bon… d’aucun dirait que c’est plutôt du café, à ce stade. Mais du café Regen ! Bref. Tu le laisses s’installer. Poser son café. Poser son cul. Et te répondre, aussi. Et tu tentes, du coup, de tout noter dans ta tête. Tu prends les conseils, volontiers.

« J’ai toujours une lame sur moi. »

Tu pointes ta canne.

« Mais du reste… je note. Toujours en théorie, un type pas entrainé, handicapé, tu lui conseilles de réagir comment s’il tombe face à face à un Vesperis ? »

Quelle technique adopter ? Car a priori, le combat ne sera pas en ta faveur si il doit s’éterniser. Plutôt partir sur un principe de hit & run.

« Pour préciser dans ma question théorique, c’est si un type comme moi se retrouve pratiquement face à face et ne peut pas user une arme avec un trop gros recul. Je note l’arme de poing. »

Tu sais les manier. Tu les fabriques mais tu prends aussi plaisir à les tester. Et t’entrainer avec. Tu as une bonne vue. Et une visée plus que correcte.

« Pas sûr de réussir à tirer à bout portant, ceci dit. Sans hésiter, je veux dire. »

Parce que tu réfléchis à aller affronter celui qui a tué tes parents. Parce qu’il y a du ressentiment. Parce que tu n’es pas neutre vis-à-vis de cette créature. Tu n’es… sûr de rien, en vérité. Quant à l'issue d'une telle rencontre. Tu ne sais même pas ce à quoi tu t'attends... ni ce que tu espères.

Si. Sur ce coup, tu es plus con encore que lui. Tu notes. Mémorises. Essaie de comprendre. Mais tu n’es pas fait pour te battre – oh, tu aurais adoré. Mais t’as été brisé, comme une brindille. Insignifiant. Peur. Tu le nies. Mais bien sûr que tu as peur. Tu as déjà fait face à une de ses créatures. La vérité c’est que tu voudrais ne plus leur faire face du tout. Et en même temps… vengeance. Elle est à toi, personnelle, elle t’appartient. Celui qui a tué tes parents aussi. Tout autant que celui qui t’a cassé comme un fétu de paille.

« Je vois. »

Tu susurres. Tu as noté qu’il s’est penché. Approché. Concerné. Tu n’aimes pas la proximité.

Mais en cet instant et pour lui, tu la tolères.

Un temps, une pause, un souffle – et un peu de nicotine, oui ! Tu oxygène ton cerveau qui laisse les balles de côté. Les balles.

« Une seringue de sang ? »

Tu demandes, en collant ton regard au sien. Billes noisettes dans profondeurs obscures des trous noir. Une réflexion.

« Agir vite, planter, injecter. Neutraliser ? »

Tu parles comme lui, d’un coup. L’impression que les paroles sont des actions. Tu arques un sourcil.

« Question purement théorique, à nouveau. »

Là, pour le coup, tu le penses vraiment. Parce que tu sais que tu ne seras pas capable d’y arriver.

« On en pense quoi de les faire souffrir avant de les achever ? »

Après tout, toutes les armes que tu fabriques ne sont pas létales. Mais tu t'ignorais un côté aussi... pervers.

Non, tu n’as jamais discuté avec Andrea. Et même si tu en avais l’occasion, tu ne le ferais pas. Pas que tu ne serais pas intéressé par un échange d’idées. Loin de là. Bien au contraire même. Non. La pensée est bien plus simple que cela ; pas digne. Tu n’es rien. Personne. Les Arcanes Majeurs sont hors de portée. Reste les pieds au sol. Reste à ta place.

Un sourire. Habile, dit-il. Le si est notable. Mais tu pars du principe que la surprise peut être ton meilleur allié.

Son avis, ensuite. Tu hoches du chef. Vous êtes différents. Bien sûr. Un temps. C’est un prédateur. Toi ne cherches que vengeance. Tu oublies comment respirer, un instant. L’observe. Totalement. Faire souffrir, possible. En tout cas, ce n’est pas lui qui t’en dissuadera. Un sourire que personne ne t’a jamais connu ; carnassier. La violence au bord du cœur, quand tes pensées s’oriente vers les cheveux bleus. Seule piste que tu possèdes. Au moins une cible sur deux. Ce qui a tué tes parents. Un temps. Une pause. Un souffle. Te rappeler qu’il faut respirer.

« Normalement, c’est toi qui es censé me donner des détails. Pas l’inverse. »

Tu soulignes. Tu souris. Avant de rire. Rauque.

« Personnel. Oui. »

Une réponse, courte. Pas besoin de détails. Lui comme toi.

« Je pars du principe que mon avantage est d’avoir l’air de rien. Et de pouvoir surprendre une bête. »

Pure théorie, bien évidemment. Haussement d’épaules.

« Au pire, si ça tourne mal, vous perdrez pas grand-chose. »

Tu n’es personne. Remplaçable. Tu en es conscient. Ici, vous vous donnez corps et âme à la cause. Même si cela te tue de te sentir jamais assez utile. Tu as besoin de l’être plus encore. Peut-être que si tu tue cette sangsue, ça ira mieux ?

« Je t’appellerai si ça se fait. Quand ce sera fait. »

Un nouveau temps. Une réflexion. Innocente.

« Jiangshi… c’est joli, comme mot. Trop pour ce que ça désigne. »

C’est montrer comme tu peux avoir beaucoup de choses en tête et revenir sur des choses dites il y a déjà un temps.

Tu souris à sa réponse. Lui aussi il aime les histoires. Ah bon. Un temps. Une inspiration.

« Pas certain d’être aussi bon pour les raconter que toi. »

Une pause. Ramène ta cigarette entre tes lèvres. Inspire profondément, yeux mi-clos. Expiration. Un souffle. Tu essaies de t’apaiser.  

« Hmm. On verra. »

Réponse simple. Sincère. De toute façon, tu n’es pas sûr que cela arrive. C’est de la théorie, pour l’instant. De toute façon, c’est ce que tu disais. En théorie.

Le détachement est dingue. Avant, cela t’aurait fait étrange. Aujourd’hui, pas vraiment. Vous le savez, que ce n’est pas ton travail, de te battre. Mais vous le savez aussi que si tu veux vraiment y aller, personne ne pourra t’en empêcher. Tu viens te mordre l’ongle du pouce.  

« Ca a l’air intéressant. Cette histoire de talismans. Si je reviens, tu me raconteras ? »

Tu demandes, un léger sourire étirant tes lippes. Une nouvelle pause. Une hésitation.

« Si je meurs, tu pourras prévenir mon frère ? Je te filerai son numéro, si t'es ok... »

Tu préfères qu’il sache que tu n’es plus là plutôt qu’il pense que tu l’as abandonné. La mort est plus concrète qu’une disparition. Au moins, on peut faire son deuil…

« Nan, garde les. Si je reviens pas, je préfère que tu les ais, ils te seront toujours plus utiles qu’à moi. »

C’est factuel. Lui fera plus de dégâts que toi avec ce matériel. Donc c’est normal que tu refuses sa proposition. Peut-être que ça devient trop concret pour toi. Peut-être que tu commences un peu à prendre peur. Peut-être. Tu inspires. Te raccroches à ta cigarette. Fermes les paupières.

« Mais il faudrait que je réussisse à faire ces balles, avant de crever. Être au moins utile à Regen une fois dans ma vie. »

Parce que tu as toujours le sentiment d’être inutile. Alors qu’en vérité… en vérité, c’est faux.