>>> UNION HILL, NUIT

— Je prends l'air, pourquoi tu me dis ça ? Bredouille Iggy, le téléphone coincé entre son oreille et son épaule.
— Tu vas travailler. Tu appelles ça prendre l'air ?
— Mais... quoi- quoi ? Pourquoi tu m'engueules ? Parce que je gagne ma vie et j'ai pas le temps de - j'sais pas, aller faire les cent pas au parc ?
— C'est pas ça que je te dis.
— Alors je comprends pas ce que tu me dis papi !

La conversation lui pèse plus que l'atmosphère d'Union Hill. Voulant se faire entendre dans le combiné, le voilà qui se hisse hors de son siège, sort du taxi et claque la portière. De son côté, il y a le silence du quartier interrompu par le grondement d'un avion à quelques centaines de mètres au-dessus de sa tête. Sous ses pieds, ça tremble presque - ça couvre au moins le manque de maturité dont il fait preuve quand il dit :

— Tiens ! Écoute ! Je suis dehors ! Voilà !
— Je te disais juste que nous n'avions pas fait de weekend ensemble depuis longtemps.

Et puis là plus rien - pas un avion, pas un souffle. Sauf peut-être celui de la honte qui respire chaudement dans sa nuque puis contre ses joues. S'ensuit d'hésitations, quelques bégaiements - pardon, tout bas, on en reparle demain au déjeuner. Promis. Oui. À demain.
Ça lui file le bourdon, à tel point qu'il n'ose même plus regarder son téléphone et le jette à l'intérieur de la voiture au travers de la vitre baissée de moitié. Une cigarette, une inspiration, un regard pour la nuit. Iggy a la mine triste, celle des jours où l'on doute de tout et on s'en veut d'autant plus. Il triture le piercing à sa lèvre, le coince entre ses dents jusqu'à irriter un peu la peau. Il regarde le vide qui l'entoure, dans cette rue où l'on se promène peu passé l'heure du dîner.
Puis il y a toi, un peu plus loin. Comme une ombre.
Sûrement parce qu'il est froissé, il dit avec une certaine audace en même temps pleine de nonchalance :

— B'soin d'un taxi m'sieur ? Il lève sa cigarette jusqu'à sa bouche, mais juste avant d'en profiter il ajoute : j'finis juste ma clope et on peut partir...

>>> UNION HILL, NUIT

En commençant ce travail, Iggy s'était imaginé transporter des gens de la classe moyenne et certainement pas des hommes et femmes tirés par quatre épingles. Il les projetait davantage sur le cuir noble des véhicules appartenant à des sociétés privées ou bien planqués dans le fond des limousines comme on les voit sur Time Square. Finalement, il avait appris au fur et à mesure du temps que les clients avaient quelque chose en commun : un mélange de flemme et d'impatience, les poussant à monter dans la première voiture qui leur tombe sous le nez pour arriver à destination.
Ainsi, ton allure ne l'étonne pas beaucoup, ni ta politesse, ni la sagesse de ta démarche. Dans sa tête, l'écho de la voix de son grand-père résonne comme une mauvaise chanson. Il n'arrive pas à la sortir de là, ni les accusations, ni la honte qui en découle. La mine grisée par la culpabilité, il te fixe sans y penser - silhouette dans l'horizon, informe pour lui ne serait-ce qu'une courte minute.

Il fume encore un peu avant de te dire ;

— Fait froid. J'vais pas vous faire trop attendre. Alors il fume un peu plus vite, les sourcils froncés à chaque vapeur amère avalée.

Puis il se joue un peu princier, quoique penaud dans sa démarche à lui, en t'ouvrant la porte arrière pour te laisser t'installer. Tu as de la chance, il a passé l'aspirateur sur les banquettes et le chaton est à la maison ; somme toute c'est juste toi et lui, sans une âme, sans même la trace d'un passage bref et éphémère dans l'habitacle.

— Installez-vous, j'vais mettre un coup de chauffage à l'intérieur. Il file déjà côté volant pour tourner la clé et provoquer le souffle tiède de la machine pour que le voyage soit plus confortable. Sortir de la ville, ça peut prendre long.