The curse ruled from the underground down by the shore.

Lorsqu'il a appris la nouvelle, Andrea ne bougea pas. Il était revenu à l'état d'outil, s'était extrait lui-même ses sentiments à la pince chirurgicale pour le moment, pour les instants qu'il fallait. Il rentre dans la salle comme un automate, malgré la légèreté de ses pas et l'élégance de ses cheveux. Ils sont noués bien haut, aujourd'hui.
Tout le monde s'affaire autour de toi. Evidemment, comment cela pourrait-il être autrement ? C'est toujours toi qui capte l'attention. C'est toujours toi qui cherche plus, toujours toi qui fouille jusqu'à trouver les problèmes, les soucis, les colères et les rages ; Amadis ! se dit-il, j'aurais dû venir avec toi.
Il sait qu'il n'aurait pas pu te protéger. Ce n'est pas là ce qu'il aurait voulu faire. Il se doute de ce que tu penserais si tu lisais ces mots -il ne t'aurais pas disputé, ou peut-être juste un peu (juste assez pour se rassurer lui). Non, il aurait voulu pouvoir te rassurer, te dire que tu t'en sortira, que ça ira. Est-ce que tu l'aurais cru, Amadis ?
Sortez. L'ordre est impérieux malgré la voix presque faible. Après un silence rapide, les autres Coupes s'en vont dans un mélange de bruissement et de pas. Andrea a déjà fait les tests de routine. Les pupilles réagissent bien. Le cœur est en bonne santé. La tension est habituelle. Les réflexes sont bons. Il n'y a pas de plaie ouverte. Il ne semble pas y avoir de traumatismes internes.
Il ne reste que les deux cascades sur tes joues.
Avec délicatesse, Andrea y mouille un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix coton tiges. Ils retournent dans leurs tube, scellés jusqu'à analyse. Le frottement a dû être désagréable. Il y avait son visage juste devant, mais il ne te regardait pas toi. Il regardait les larmes.
Est-on encore humain lorsque d'autres préfèrent nos larmes à notre chair ?
Il ne fait que répondre à l'Esprit. Ne lui en veux pas.
Il est temps d'enlever tout cela. Il prend une gaze, la mouille d'eau distillée, et libère ta peau. Ses gants sont en plastique doux, mais ils t'éloignent encore de lui, de sa peau. Te sens-tu mieux, sans ta Marque ? Ses gestes sont doux. Mais as-tu seulement la tête à le remarquer ?
Il s'attèle à sa tâche délicatement. Le temps passe. Il est étrange depuis que tu es rentré ici, non ? Il relève ton menton, observe le travail terminé. Les gazes sont jetées, les gants inversés. Lorsqu'il revient vers toi, c'est tes yeux qu'il regarde. Ton corps est fonctionnel maintenant, Amadis. Tes signaux physiologiques sont tous au vert. Il laisse le temps au temps, un petit peu, beaucoup peut-être. Je te tiendrai au courant des résultats que nous obtiendrons. Se terminait ici la partie facile.
Il hésite un instant, et se décide finalement à grimper sur le lit à tes côtés. Il est assis, juste là, les pieds en l'air, qui ne touchent pas le sol, dans une attitude des plus inhabituelles. Que s'est-il passé, Amadis ? Ce n'est pas un chuchotement mais ç'aurait pu l'être.

The curse ruled from the underground down by the shore.

Il attend sans un mot, sans un geste. La présence d'Andrea laisse souvent sur l'atmosphère une trace de stress, de dureté et de jugement, mais plus maintenant. Ses pieds se balancent dans le vide, perché en haut de ce lit d'hôpital. Il est aussi blanc que les murs, pourtant sur sa peau se voient la chaleur d'un corps, d'un homme, d'un cœur qui bat. C'est une humanité à laquelle se raccrocher.
Il ne rétorque rien quand il t'entend t'excuser. Il pourrait dire je t'avais prévenu, il pourrait dire tu n'as pas à t'excuser, mais il ne dit rien parce qu'il préfère te laisser lui donner tes mots, et tes sentiments avec. Alors, sois désolé, Amadis ! Tant que cela te permettra d'être vivant la prochaine fois aussi. C'est qu'Andrea repense aux mots de l'Ange. Est-ce que tu accepterais même d'être protégé ? Et lui, que pourrait-il faire pour que ce soit le cas ?
Il écoute en silence. Comme pendant la réunion, il prend des notes mentales (à l'église, Colombe a entendu des voix ; Amadis a eu une impression étrange, puis des visions douloureuses (dérèglement de son pouvoir ? sur-utilisation ?), puis a pleuré du sang). Il n'en montre rien. Il ne faudrait pas que tu te sentes comme une expérimentation.
Il laisse toujours le temps passer. Il le fait pour que tu réalises le fait que tu sois en vie. Pour que tu entendes sa respiration, et que tu te souviennes alors de la tienne ; que tu l'écoutes alors, et qu'elle te rassure dans sa nécessité absolue. Il n'y a plus rien de vespérien chez toi.
Il entend aussi ta tentative de changer de sujet. Il n'est pas dupe, mais ne réagit aucunement. Sa tête se tourne vers toi, seulement pour te regarder dans les yeux. C'est une conversation, après tout. Il décide de marcher, de faire comme si tu avais réussi ton coup. Ainsi, il te redonne ton agentivité, même faussée. Une troisième chose. Pas forcément entité. As-tu vu quelque chose à ce sujet ? La piste vespérienne a été privilégiée car le rêve fait mention de sources vespériennes insuffisantes. Mais la relation n'est pas démontrée. Rien n'est sûr. L'Ange l'a dit : trompeur.
Ses mots étaient lents. Il avait pris son temps pour parler, comme s'il avait toute l'éternité à te consacrer. Il n'y a rien de pressant, dans cette pièce. De l'autre côté de la fenêtre, on ne voit que des arbres se secouer au rythme du vent.
Il faut, cependant, retourner dans l'horreur de temps en temps. Veux-tu parler de tes visions ? Bien sûr, Andrea voudrait savoir -ah ! Il donnerait beaucoup pour cela. Mais malgré tout, il demande avant, patient.

The curse ruled from the underground down by the shore.

L'inconnu ne fait pas peur à Andrea. Bien sûr, il préfèrerait tout savoir, mais quelle quête lui restera-t-il si tout est déjà connu ? Les questions donnent un sens à sa vie. Etait-ce égoïste, alors, de se vautrer dans le mystère, d'en vouloir toujours plus ? Non, puisque ses envies s'arrêtaient là où commençaient les dangers. Et si, un jour, il n'y aura plus rien à découvrir de l'Ereintement, des Regeneratio ou des Vesperis, Andrea saura trouver une autre voie.
L'inconnu n'a ce statut que pendant un temps.
Il voit tes efforts pour te calmer, n'en fournira aucun en plus, décidant que tu ne te débrouille pas si mal. Il aimerait dire tu fais bien, mais cela lui semble déplacé. On ne peut pas toujours, non. Il faudra retourner dans le cauchemar. Mais cela peut attendre demain, ou quelques jours. Nous pouvons prendre du temps. Dans les millénaires de lutte, ce n'était pas quelques dizaines d'heures qui changeraient la donne. Andrea sait que forcer peut donner des résultats néfastes ; bien sûr, il voudrait tout savoir de suite, maintenant, ah, il aurait voulu prendre la connaissance de ton crâne pour t'éviter à la revivre à nouveau -aurait-il dû demander de l'aide ? C'était trop tard, de toutes manières.
Il se tait et te laisse choisir. Le devoir, alors, est plus grand que l'homme. Il te comprend. Il aurait sûrement fait pareil. Bien sûr. Rien ne quittera cet endroit. Il faudra en discuter, plus tard, aux autres, oui ; il pourrait s'en charger, si cela pouvait t'épargner.
Alors que tu racontes, il continue de noter silencieusement dans sa mémoire. Il n'a pas connaissance, dans les archives, d'une attaque sur Arcane, de pouvoir bloqué. Premier indice. Plus puissant que tous les Vesperis croisé-es. Quelque chose qui nous dépasse. Deuxième indice. Le réveil. Troisième indice. Le réveil qui amène à la fin du monde -pas seulement de Regeneratio ou des Vesperis.
Sa conclusion le fit froncer les sourcils. Ce qui se trouve sous l'église n'est probablement pas vesperien. N'est-ce pas pour cela que rien ne s'y trouve dans leurs sources ? C'est parce qu'il ne s'agit pas d'elleux. Mais d'une autre chose ; d'une troisième. Etait-ce elle, la réponse à son songe ?
Andrea garde le silence, encore. Il attend que tu finisses de dire ce que tu souhaites confier. Il ne veut pas t'interrompre. Et, quand tu t'excuses, ses traits se relâchent pour te donner toute son attention. Qu'est-ce qu'il en pensait, alors ?
Je pense que ça n'a pas été facile de te rappeler de tout. Andrea essaie de convier une sorte de compassion, calquée sur ce qu'il a compris de ses patient-es : lui n'a pas peur de la mort. Ce n'est qu'une étape, qu'une chose qui se passe, et il observe qu'essayer de l'éviter génère plutôt des regrets que des joies. Il sait déjà qu'il mourra pour Mens, et alors, cela ne lui fait rien. Mais pas toi, n'est-ce pas ? Les peines, les tortures et la douleur ont laissé en toi les sillons de leurs griffes. Cela ne lui semble pas si anormal. Je pense que nous te protégerons, comme l'Ange l'a demandé. Je pense que tes visions ne vont pas aussi loin d'habitude, et qu'alors peut-être, il s'agissait d'une influence de la Chose. Dans la pause entre ses deux phrases, Andrea avance sa main -elle va chercher la tienne, lie vos doigts doucement. Cela ne veut pas dire que ce n'est pas réel, mais qu'elle a peut-être choisi les visions qui lui plaisait. Souffle, encore. Penses-tu que cette bête est comparable à Mens et Materia ? En prenant en compte qu'elle est assoupie. Comprends-tu où je me dirige ?
Il faut te dire une dernière chose -il ne sait pas si c'est de bien bon goût, mais c'est quelque chose que lui trouve rassurant. Amadis -nous mourrons toustes. Qu'importe le futur que tu verra, c'en sera la conclusion. Il n'y a que les Vesperis qui peuvent prétendre à l'immortalité. Mais pour le moment, tu n'y es pas encore. Et il sous-entend : il y a tant à faire, et tout cela impactera le reste. Tu le sais, n'est-ce pas ? Que les futurs sont instables. Qu'ils ne valent plus rien dès la seconde passée. Qu'ils sont une infinité pour vous. Je crois que celleux qui n'ont pas peur de la mort sont des idiot-es ou des gens qui n'existent plus vraiment. Et tu vis -tu vis, Amadis ! C'est là ton rôle. D'être le plus vivant d'entre vous.

The curse ruled from the underground down by the shore.

Le contact est étrange. Andrea n'a plus l'habitude. Il se contente de tapes sur l'épaule, de gestes de la main, d'attentions mentales et de distanciation physique, mais aujourd'hui tu tiens entre tes doigts les siens, et à travers ce lien-là il te donne bien plus encore. Ce n'est pas forcément agréable ; la moiteur commence à se faire sentir -c'est ce qui arrive, pense-t-il, quand un corps vit et qu'il a chaud, quand les choses s'accrochent et se frottent (friction, agitation des molécules en contact, perte d'énergie cinétique, production de chaleur -pas ici, pas ici parce que c'est tendrement qu'il bouge son pouce de gauche à droite, de droite à gauche). C'est dans cette humidité-là, dans cette chose un peu laide, peu belle, qu'on retrouve l'humanité. Qu'on se dit : il reste humain lui aussi.
Et, par conséquence, toi tout autant. Toi tout autant, et cela le peine en un sens de te voir si sérieux, tu sais ? Il sait qu'il est dur, c'est même son objectif ; c'est ce qu'il te faut, pense-t-il ! C'est comme cela qu'il faut grandir : avec un tuteur. Il sait ton âge et son insouciance lorsqu'il était à ta place -oui, un jour, il l'a été ! Il croyait déjà qu'il faisait des choses très sérieuses à ton âge, sans se rendre compte de sa naïveté ; aujourd'hui, cela l'a rendu plus sage, plus prudent, incapable d'affirmer ce qu'il ne sait pas éminemment certain. Ce n'est pas ce qu'il te souhaite. Enfin, peut-être. Si c'est ce qu'il te faut. Mais en attendant que tu saches, il est là, la main dans la tienne, les yeux qui te suivent, le moindre de tes détails vus et compris ; il est là, et ce n'est pas bien grave si tu ne le remarques pas.
Attaque, alors. Rejet, alors. Si tu as été attaqué, c'est probablement que tu lui fais peur. Une défense en attaque. Une action avant la réaction. Un coup dans le dos pendant que tu ne t'y attendais pas. Je ne crois pas que l'Arcane t'aurais mené à ta perte. Pas maintenant. Pas de suite. Pas en première instance. Il se retient d'ajouter la suite : et si c'est le cas, il faut l'accepter ainsi. C'est qu'il sait qu'elle paraît sûrement cruelle -elle ne l'est pas, pour lui. Ce n'est qu'une extension de sa foi, de sa vaillance, de sa libération du corps. Ce n'est, encore, qu'une étape. S'il mourrait pour la Papesse, il se sentirait utile.
Mais toi, tu as dix-neuf ans. D'abord le réveil, effectivement. Nous n'y sommes pas encore, alors. L'Arcane a dû voir que tu t'en sortirait aujourd'hui. Ton âge n'est pas une excuse pour te défiler. Non, c'est juste qu'Andrea comprend que tu n'as pas encore cette maturité-là, cette tranquillité des possibilités. Il ne le pense pas méchamment ; ce sont des choses qui sont comme elles sont, jusqu'à ce qu'elles ne le soient plus. Déjà maintenant, il le voit : tu as grandis.
Je comprends ta réticence mais je ne demande ici que sous le prisme de puissance. La pause est rapide, il a eu besoin de quelques millisecondes pour aborder le sujet sous le meilleur angle. Mon rêve m'indique que la vérité de Mens n'est pas suffisante. L'Ange a dit que c'était trompeur. Cela rejoint le sentiment de rejet. Fu Shen a parlé d'une vérité cachée. Leon a ... peut-être découvert quelque chose. Peut-être que ... qu'il s'agit bien d'une troisième chose. Espèce. Divinité. Ou autre chose. Je n'ai pas encore de conclusion. Je reviendrais vers vous lorsque mes hypothèses seront testées. Le sujet est ainsi fermé. Il ne répondra à aucune question complémentaire. Son air absent est probablement plus parlant que son absence de conclusion, deux faits profondément inhabituels. Est-ce que cela te rassure, Amadis ? Andrea n'en pense rien. C'est ainsi, se dit-il. Viendra demain, qui, en devenant aujourd'hui, apportera son demain lui aussi.
Quand tu parles de ce que tu veux, Andrea ressent un grand vide dans sa poitrine. Il ne veut rien, si ce n'était servir la Papesse : c'était là la fondation de sa dévotion. En t'entendant, il t'imagine dans ces scénario-là -riant, tes sœurs prenant tes enfants dans les bras. Iels sont au nombre de trois. Andrea sent que sous le mot travail se trouvent plusieurs rôles : Bâteleur, frère, père, ami, amoureux peut-être. Comment lui en vouloir ? Malgré le rejet de ces idées, Andrea laisse traîner une pensée à son frère, son adelphe, son ancien sang. Iel ne grandira plus jamais. Tu es effectivement un idiot, mais pas autant que cela. Il ne sait pas si c'est une blague ou un pan de réalité. Dans tous les cas, il l'a dit pour te faire rire. Cette réalisation le perturbe, il se racle la gorge en reprenant. Enfin -oui. La vie des membres de l'Ordre est courte. Désormais, tu en es témoin. Je ne t'encourage pas à te presser, mais peut-être y a-t-il des choses que tu peux amener dans le présent, plutôt qu'à les laisser dans le futur. Et, pour ce qui doit rester dans le futur -cela t'obligera à résister. Ne laisse aucun regret. Nous ferons tout pour te protéger. Et, si cela ne suffit pas, nous prendrons soin de tes sœurs, de tes enfants, de ta mémoire. Mais ne doute pas de ton rôle de Bâteleur. L'Ange te l'a dit, après tout. Ton jugement est clair. Je crois en toi.
Il se tait.

The curse ruled from the underground down by the shore.

Les Arcanes aveugles étaient un concept étrange. Andrea s'accommodait du silence, résistait à l'interpréter parfois comme du désintérêt, comme un aveu de fatigue ou d'un ennui ; mais jamais elles n'avaient été mises en danger. Jamais la Papesse ne lui a parlé d'attaque au-delà du corps, jamais il n'avait lu que d'autres pouvaient aller trouver ces présences qui jusqu'ici n'étaient qu'aux choisi-es. Il essaie de ne pas se sentir menacé par cette nouvelle, de ne pas laisser la peur de la voir partir l'envahir -il n'est pas censé réfléchir ainsi. Je ne le suis pas. Je l'investigue. Cela veut peut-être dire que nos sources, tout comme les vesperiennes, n'en parlent pas. Pause. Comment l'expliquer ? Je ne doute pas de moi. Le rêve vient d'elle. Elle me guide et me fait confiance. De toutes manières, que peut-il lui arriver ? Andrea ne cache rien de ce qu'il fait, et il fait tout toujours pour Mens. Il n'a pas de dilemme comme les tiens, des actions urgentes à prendre ; son travail s'inscrit dans la durée, dans la patience, et dans ce temps, il réfléchit doucement.
Lorsque tu le lâches pour ta propre peau, sa main revient rapidement sur ses cuisses. Il se décale même sur le côté, de quelques centimètres, alors qu'il essuie l'épiderme moite contre sa blouse. Cela lui a bloqué la respiration. Il ne sait pas trop pourquoi.
D'accord. Faudrait-il que tu l'ai devant toi ? Faut-il retourner là-bas, rentrer par en-dessous, déterrer les os et les fondations ? Cela ne paraissait pas très prudent. Je vous tiendrais au courant de toutes évolutions, comme je l'ai déjà fait. De toutes manières, je te reverrais toutes les semaines pendant un mois, pour suivi. Tu pourra voir par toi-même. C'était là le genre de mécanismes qui plaisait à Andrea : un acte réel, technique, appliqué en réponse à un avertissement, un doute. L'apaisement venait ensuite de la conscientisation de la tangibilité de la chose : cela arriverait, et alors les décisions pourront être prises en fonction.
Au coup de coude, Andrea s'écarte encore un peu. Il suppose que l'espace laissé n'était pas assez, mais que si tu souris, cela va déjà mieux. Non. Je te dis de faire la part des choses, entre tes idéaux et l'atteignable, entre tes capacités présentes et tes capacités futures. C'est un équilibre. Andrea parlait comme l'homme plutôt que l'Arcane. Il avait tant changé, en presque quarante ans. Tu ne peux maîtriser ton rôle à la perfection en quelques mois. Tu ne peux nous connaître toustes comme il le faut pour diriger un conseil efficacement en quelques mois. Mais cela évoluera. Lorsque l'un-e d'entre nous changera, il faudra à nouveau apprendre, mais cela se fera. Cela se fera, si tu fais ce qu'il faut. Le progrès était une courbe qui montait à un rythme logarithmique, mais qui parfois souffrait de baisse de régime -exogène ou endogène. C'était là que la rigueur froide d'Andrea s'appliquait. C'était là qu'il te jugeait suffisant ou non, assez studieux ou non, honnêtement diligent ou non. Il te reste beaucoup à apprendre, il est vrai. Moins qu'hier, cependant. Surtout après aujourd'hui. J'admire ton enthousiasme, mais l'extinction des Vesperis est un objectif qui dépasse notre échelle humaine. Le combat est acharné depuis des siècles. Nous devons réfléchir à ce que l'on donne à l'Ordre pour atteindre l'objectif en tant que collectif, à travers chacun-e et à travers les époques. La construction est lente. L'ambition est bon moteur, mais elle peut aussi être la pire des saboteuses. Le Bateleur était seul dans son rôle, dans sa case, dans son absence d'affiliation ; mais loin d'être isolé. Pourquoi penses-tu ne pas être un bon Bateleur ? Ne te répètes pas, l'argument que tu viens de déployer n'en est pas un en lui-même. Ce n'était qu'un peu d'humilité, une divinisation de la place prise par un soi qui ne devrait probablement pas être là ; Andrea continue alors, utilisant l'exemple comme preuve. Penses-tu que je suis une bonne Papesse ? Que je n'en suis pas digne ? Sais-tu mieux qu'elle ? Il ne répondra rien aux remerciements ; il n'en a pas besoin. A ces questions, à ses manières, tu devrais savoir depuis longtemps qu'Andrea ne sait pas mentir. Sais-tu mieux que ton Arcane ?

The curse ruled from the underground down by the shore.

Tu le sais par concept mais pas par essence. C'est ce qu'il a vu de toi à travers les mots, si tant est qu'il soit voyant dans ces cas-là ; il pourrait être joueur, moqueur, te dire : si tu sais déjà, pourquoi ne l'appliques-tu pas ?
Andrea n'a plus la notion de doute sentimental, d'inadéquation humaine. Il identifie les faits et la méthodologie, et applique cette dernière.
Il ne cherche pas à te regarder quand tu t'allonges. Il ne pense pas cela nécessaire ; en réalité, ne le crois jamais mais se force parfois à regarder les pupilles puisqu'on lui a dit, déjà enfant, regarde-moi quand je te parle.  Il ne te verra pas. Tu ne le verra pas non plus. Mieux vaut ainsi : tu détesterais probablement le sourire fin et doux qui s'esquisse, qui tire sur le marbre qu'on ne devrait pas savoir bouger.
Il écoute. Il t'entend donner ton avis, le croire universel, l'agréer de qualités et de défauts, le justifier en sa faveur ou défaveur ; il ne dit rien, te laisse parler, puisque c'est là la méthode ; dans son esprit quelques réponses se forment, qu'il ne dira pas : il sait parler albanais (ça n'a pris qu'une après-midi) ; il cherche à se détacher de la réalité ; il trouve l'humidité d'une main dégoûtante, brûlante, paresthésiante ; il est une excellente Papesse et un mauvais humain.
Il savait déjà tout cela. Tu n'es pas le premier à lui avoir dit, ah ! loin de là. Mais est-ce vraiment son rôle, que de se plier au monde ? N'est-ce pas injuste, que de s'attendre à ce que lui s'adapte à la majorité ? Ne crois-tu pas qu'il le fait déjà ? Ne crois-tu pas qu'il ne parlerait pas s'il avait le choix ?
Il sent encore sur sa main les molécules d'eau qu'il imagine, malgré lui, dans sa tête. Elles rentrent dans sa peau en pique jusqu'à sa colonne vertébrale ; il sait que ça n'a aucun sens mais cela arrive et de quatre doigts il vient masser sa paume à répétition pour contrer le sort, l'image, l'illusion, pour gratter ce qu'il en reste, pour enlever le stress, pour se calmer pour respirer pour rythmer. Le mouvement est petit. C'est normal. Il a appris à bien les cacher jusqu'à les supprimer dans une violence qui n'a pas fait de bruit. Cela ne le blesse pas, que tu ne te rendes pas compte de l'effort qu'il a dû faire, de ce qu'il a accepté d'endurer pour essayer de te réconforter. Il ne le fera plus. Les livres mentent aussi parfois.
De tout cela, il n'en dira rien. Ce n'est pas ce qu'il voulait démontrer aujourd'hui.
Tu continues et il reste dans son silence. Ce ne sont pas des mots qui demandent des réponses, pense-t-il. Tu les dis pour les dire, pour les sortir de toi, pour les amener dehors -au grand jour ! Pour les rendre réels. Parce que, en réalité, ne dîtes-vous pas les mêmes choses ?
Il écoute et quelques remarques se forment encore (tu dissocies grandir et apprendre ? L'Arcane t'a choisi pour ce que tu peux être, mais avec ta mentalité de l'époque ? Tu vas jusqu'à n'en plus pouvoir mais n'appelle pas cela l'atteignable ?), n'en dira rien toujours.
Après la thèse (Andrea), l'antithèse (toi), vient alors la discussion. Ca ne le surprend pas de toi, mais il ne s'attendait pas à ce que tu intègres si vite ce qu'il venait de se passer. Il pourrait rire à ce que tu dis, mais il sait que tu le prendrais mal, comme une main qu'on essuie : pas parce que cela est voulu comme insultant, mais parce que c'est ce que les gens croient.
Andrea aurait ri, parce qu'il a pensé à son lui d'il y a dix ans, et parce que tu l'aurais adoré. Tu l'aurais trouvé parfait. Andrea en déteste le souvenir.
Andrea aurait rit, parce que si Léandre se vexe, ce n'est que de la réalité, et qu'il doit accepter ses défauts comme Andrea l'a fait bien avant que tu ne les listes.
Andrea aurait rit, parce que le monde est régi par des lois que l'on traduit mathématiquement, et qu'il n'y a que les gens pour qui il n'y a pas encore assez d'équations.
Mais il ne rit pas. Il ne rit pas parce que rire insulte les gens et parce que rire attache les gens. Il ne veut plus de tout cela. C'en est fini des gens. C'est pour cela qu'il y a des gens comme Leon, comme Colombe, comme toi. Ce n'est pas son rôle, d'apaiser.
Pourtant, Andrea accepte les critiques. C’est la base de la méthode scientifique : il faut peer review les méthodologies, les données, les résultats. Cela veut donc aussi dire lui, l'outil. Il pourrait se demander : quel historique as-tu pour justifier ton intervention ? Quelles connaissances spécifiques as-tu ? Quel point de vue pertinent portes-tu ? Il ne demandera pas, parce que tu parles de l'humain qui s'est pétrifié sous le blanc de la Papesse. Cela est hors sujet. Il n'existe plus qu'à faire battre un cœur (il entend les échos de tes mots).
Alors, tout ceci, il le comprend, le note et l'ajoute à la pile à traiter plus tard (priorité minimale). Il a trop à apprendre pour perdre son temps à s'excuser de l'ego des autres. Et puis, n'est-il pas l'excuse parfaite pour justifier la colère ? L'emballement ? La critique ? Pour dire tout ce que l'on a sur le coeur ?
Ah, oui, revenons au début -il identifie les faits et la méthodologie, et applique cette dernière. Maintenant qu'il a analysé les résultats, il trouve l'expérimentation plutôt concluante. Il pourrait le dire, mais il ne le fait pas. Vas savoir pourquoi.
Fais attention à toi, Amadis. N'essaie pas de tout faire par toi-même. Rappelle toi de ce que l'Ange nous a déclamé. Je ne dis pas cela comme un ordre, mais comme une demande. Ses mots n'étaient pas efficaces, oui. Ils étaient vrais, et si on tend l'oreille, si on écoute vraiment, on entendait les échos d'en-dedans.
Pour camoufler le tout, il fallait répondre -répondre sur soi. Alors, Andrea donne la réponse la plus simple à ses yeux : ce n’est pas que je ne suis pas à l’aise avec l'émotif. C’est que je n'en veux plus. C'est l'inverse, comprends-tu ? Le rejet a formé la hantise. La chronologie est importante. Anat ne t'a jamais raconté, le fossé qui s'est creusé ? Cela doit la rendre triste. Elle s'en remettra. Elle pleurera moins quand il mourra.

The curse ruled from the underground down by the shore.

Très bien. Affaire classée. Andrea n'est pas certain que tu fasses assez attention mais que pourrait-il bien faire de plus ? Rien, puisqu'il ne parle pas en tant que dirigeant. Rien, puisqu'il n'a aucune donnée à fournir sur ces nouveaux dangers que tu minimises avec agacement. Rien puisque, en réalité, Andrea n'aurait même pas dû donner cela de lui. Et pourtant -et pourtant ! il pense : ne me rends pas triste, Amadis.
Il ne le dira pas. Cela serait trop confusant pour toi, pour lui, pour le monde entier ; et aujourd'hui, le monde a besoin d'ordre et de réponses. Les questions pourront être ajoutées plus tard, quand le temps sera moins tendu, et que des choses aussi futiles auront leurs places.
Evidemment, tu continues. Andrea ne voulait pas de tes pensées sur le sujet. Ce n'est pas pour cela qu'il l'a dit ; il savait, pourtant, qu'il y avait de grandes chances pour que la conversation continue. Enfin, peut-être plutôt le monologue.
Andrea n'est pas un barrage, il est une rivière mise sous verre. La moitié est devenue un canal ; pour le reste, sur les berges érodées, tous les cailloux ne sont pas encore ronds. L'eau se mord la queue, ouroboros, et lorsque viendra le temps, elle apportera la fin de son propre monde. Ce jour-là, sera-tu aussi arrogant qu'aujourd'hui ? Dira-tu je te l'avais dit, alors même que tu n'avais pas compris ?
L'indémontrabilité des théories cohérentes de Göbel est la même chose que les hypothèses idéalisées de ses modèles statistiques. Il en a connaissance. C'est lui qui les décide. Cela n'empêche pourtant ni les théorèmes, ni les modèles. Ainsi, cela ne l'empêche pas de vivre. Cela ne l'empêche pas de modifier son travail à chaque information. Cela n'empêche pas que, demain, peut-être, tout cela sera faux.
C'est le cœur de son travail que tu viens de lui expliquer. L'inconnu est son ennemi. Si les patient-es des salles autour t'entendaient, iels te détesteraient probablement, de l'appeler à cesser de chasser les mystères, de lui demander d'accepter qu'il ne saura jamais. De, finalement, ne plus se battre autant contre l'impossible de leurs morts. Quelle ironie, alors, quand tu cites la vie, quand tu cites Mens.
Il pourrait te dire tout ceci mais il n'a pas envie de s'épancher sur le cercle qui clapote à l'intérieur. Tu sais bien, de toutes manières, que c'est le cœur qui pulse le sang. Alors, il dévie encore. C’est une perte de temps. Je ne veux pas perdre du temps. L’Ereintement est une course. Bien sûr, il préfèrerait être une machine. Ce n’est pas pour rien si son arme est un téléphone. Il a changé en recevant la visite de la Papesse. Peut-être était-ce un signe. Je profite de la vie en donnant tout à Mens. Il fallait bien que quelqu'un le fasse. Tu comprenais cela, n'est-ce pas ? Qui étais-tu, si tu t'opposais à ce don de soi ?
Les événements comme l'église se reproduiront. Andrea n'a pas de preuves mais il en est certain. Trop de choses fermentent ; son faisceau d'indices n'est pas encore suffisant, mais la terre gronde. Et, pourtant, il ne fera rien de ta demande. Andrea n’est pas un de ces futurs que tu connais.
A vrai dire, il se peut même que tu te sois trompé sur ton hypothèse de départ.
Il se lève. La fin approche.

The curse ruled from the underground down by the shore.

Il se lève et se dirige vers le lavabo -ce n'est pas contre toi, c'est juste la procédure, les habitudes, les réflexes. Le silence lui fait du bien. Il aime entendre le bruit de l'eau contre ses mains ; il frotte le savon toujours dans le même schéma, comptant chaque mouvement, les calquant sur les demi-secondes. Il peut utiliser du papier pour sécher ses mains aujourd'hui. Ce n'est plus des opérations qui l'attendent, depuis maintenant plusieurs années. Oui, je dois aller voir Colombe. Il n'avait pas le temps. Avais-tu compris, Amadis ? Etait-ce pour cela que tu l'avais libéré ainsi ? Ou était-ce plutôt un renoncement ?
Tu peux rester aussi longtemps que tu le souhaites. Il y a de l’eau et des barres protéinées dans le tiroir de la table de chevet. L’Etoile viendra ensuite te consulter. Iel saura mieux te parler. Dans les mains d'Andrea, ton dossier qu'il remplit rapidement. Le bruit du stylo remplit la pièce. Les prélèvements, parfaitement labellisés, se trouvent maintenant dans ses mains. Ce n’était pas un dérangement. Sinon, je serais parti. Il ne relève pas la tête, continue d'écrire -debout, brin d'humain au milieu de tout ce plastique et ce métal. Ses mots sont encore dictés par la logique ; il te prouve puisque c'est la seule chose qu'il sait faire : convaincre par l'évidence, elle qui semble froide et distante. Et si tu penses qu'il l'était, alors -alors tu t'es trompé. Ce n'est pas grave. Tu ne serais pas le premier.
Il arrête d'écrire, se relit en une fraction de seconde et conclut cette action en rangeant le stylo dans sa poche habituelle. On se revoit au prochain check-up. Je t’enverrai le résultat des analyses du sang. Repose-toi comme tu le peux. Fais attention à toi aussi. Doctor's order.