L’impression de voir les ombres avaler la silhouette d’un colosse de glaise.
Stolas faisait tâche dans une si petite pièce.
Nora portait ce regard vague et inexpressif lorsque ses pupilles venaient en grignoter les contours. Lorsqu’elle s’égarait sur le jeu de ces écorchures, sur les vallons de ses outrages. Assise maladroitement contre la tête de lit, les membres détendus, le corps enlacé dans une apathie irréelle, Nora se muait en statue de sel. Pas un son, pas un mouvement, elle en avait même négligé de respirer. Un voile altérait le réel, un marasme opaque qui en ralentis la course, qui broie ses frontières, qui rend les sons si distants, si faibles, si étouffant. Stolas ressemblait à un noyé, elle l’aurait pu s’imaginer ses poumons gorgés d’eau et de sel. Il n’y avait pas de mot assez fort pour décrire l’incongruité de la scène — pour expliquer qu’un corps si grand, si massif puisse soudainement sembler si ridiculement petit.
Presque fragile.

Mais même Icare était venu trébucher sur la courbe de ses ambitions et même eux, tout immortel qu’ils puissent être, pouvait un jour aspirer à embrasser la mort et ses lèvres gelée. Mais ça, c’était un peu prématurée. C’est tout du moins ce que la belle songeait alors que silencieusement ses doigts pianotaient sur l’écran de son cellulaire à peine éclairé. Elle veillait Stolas sans en avoir l’air — gardienne d’une torpeur qui chez leur espèce se faisait si légère qu’on doutait presque qu’elle survienne. Elle ne savait pas ce qui s’était passé, les mots avaient fuser, de ci de là, dans un bourbier à peine articuler qu’elle n’avait que trop vite écarter. Elle attendait simplement de l’entendre du principal intéressé.

— Quel drôle de spectacle…

Son menton s’incline, les mèches violines épousent le contour d’une joue alors que les paupières se soulèvent, que le mazout s’enfoncer dans les iris aux teintes  de miel.

— Pour quelqu’un qui ne peut pas dormir j’aurai presque fini par croire que tu étais tombé dans le coma.

Stolas avait tout du canidé — du chiot qu’on aurait pris un peu trop plaisir à écorcher. Un mal presque palpable qui roulait sous sa peau et grondait si on s’en approchait un peu trop. Nora s’était accroupie, juste assez près pour en percevoir les infimes tremblements. Etait-ce dû à la douleur qu’il ressentait ? Ou au grondement sourd de sa bête. De cet autre lui qui tentait à chaque instant de prendre le contrôle de tout son être.

— Tant de défaitisme, fais un peu plus confiance à ta maîtrise.

Nora, elle n’eut pas la décence de prétendre qu’elle était présente que par simple courtoisie. C’est qu’elle avait déjà entreaperçu, cette violence rentrée, cette créature qui ne demandait qu’à s’échapper et que Stolas se devait de contrôler. Elle était semblable à une faim qui ne tarissait jamais, à un appel de la chair, si fort, si cher à la nature qui le constituait qu’il aurait pu s’en retrouver damné. Enchaîné à une éternité de chasse et de retour à l’état animal. C’est qu’elle ne pouvait en être oubliée Nora, que cette entente qui régnait entre eux n’avait rien de naturel. Qu’il n’était jamais bon lorsque les damnés et les proscrits festoyaient à la même table, brillaient du même apparat. Elle et Stolas n’étaient que le fruit de leur péché, le mensonge d’une vie qu’ils se seraient réappropriée. Rien ne pouvait être oublié. Si ce n’est l’outrage de leur liberté.

— Que s’est-il passé ?

Mais elle aimait à croire qu’ils étaient un peu plus que ça. Parfois. Que c’était écrit là, dans cette presque confiance qui les reliait. Dans la constance de leur présence. D’une Nora qui gardait le corps de Stolas, du monde comme de lui-même. Encore une nuit, peut-être.

Nora, elle se rejoue la scène au rythme de sa tragédie, la vie de Stolas était teintée d’une violente ironie.

Le malheur imbriqué tout contre lui, bras et jambes entremêlés, le faciès enfoui dans les travers de sa propre fatalité. C’est l’aile du passé qui était venu le rattrapé, à croire qu’une quelconque divinité refusait de l’absoudre de ses péchés. Qui avait besoin de l’enfer lorsque votre vie se muait en purgatoire?

— Tu as raison, ce qui est mort ne saurait revivre. Si c’est un souvenir que tu souhaites chérir c’est quelque chose que tu dois laisser à sa place: pudiquement caché dans ta mémoire à défaut d’un réel oubli.

Et on ne pouvait pardonner l’impensable.
A Stolas qui avait brisé l’ultime tabou, qui avait marqué la conscience de l’enfant de l’empreinte de sa perdition. C’est qu’elle peinait parfois à le concevoir Nora, qu’il puisse ainsi être enchainé, d’avoir eu tant d’amour auquel se dédier que leurs fruits puissent un jour vous rattraper. C’est que ça en devenait presque odieux, cette richesse que le carnis était parvenu à cultiver, à offrir son cœur à l’humanité frivole et à leurs passions désinvoltes. Ce n’est jamais bon signe lorsque l’on s’aventurait à s’y attacher, à forcer les lettres d’éternité sur toutes ces choses qui fatalement ne pouvaient durer. Trop de choses les séparaient, de leurs croyances obsolètes jusqu’à leur risible moralité. La chair ne saurait embrasser l’éphémère. Elle avait appris à s’y conformer, à voir les humains comme de sombres entités qui mourraient avant même qu’elle puisse s’y attarder.

— Tu t’attaches si facilement Stolas, si j’avais su que ce nom serait efficace je m’en serais servi plus tôt.

Elle a l’index léger qui vient balayer les mèches teintées, légère, si légère qu’on pourrait douter que le geste se soit vraiment esquissé. Que l’affection ait pu guider une main beaucoup trop prompte au vice et à la destruction.

— Somme toutes, tu rends mes soirées beaucoup plus… divertissantes.

Nora, elle n’avait jamais songé à lui demander pourquoi.
Pourquoi Stolas aimait. Pourquoi il ne cherchait pas à la faire taire, cette petite voix tapie au fond de sa tête, cette chose aigüe et distendue qui le poussait aux pires maladresses, à l’espoir factice d’un sentiment impie. Elle ne lui avait jamais chuchoter Nora, l’absurdité de ces tendresses inespéré. Parce qu’elle savait que ces mots là ne sauvaient pas, que les choses n’étaient jamais si simple une fois de l’autre côté, que l’amour était un mal dont on ne guérissait jamais. Que même mort il revenait vous hanter, chuchoter à vos oreilles sa litanie désespérée, celle de ne jamais jamais les oublier.

Nora, elle se sentait humble.
Humble face à un sentiment dont elle ne connaissait rien.
Ou pas assez bien. Elle ne savait pas vraiment ce que ça faisait d’être désirée, d’être convoité et ce même si vous n’aviez aucune réelle utilité. D’avoir un être cher qui veille, qui apaise et protège. Un tierce qui s’inquiéterait si un jour vous veniez à disparaitre. Elle ne savait pas. Ce qu’on ressentait dans l’étreinte de l’être aimé, lorsque le nez s’enfouissait dans les boucles parfumés, lorsque tendrement, des bras vous enserraient. Elle n’avait connu que les relations de bons procédés. Une chasse d’une attention qu’on ne lui avait jamais vraiment dédiée. Elle avait été pardonné. Elle avait été récupéré. Mais être aimé?
Elle n’en avait jamais été l’objet et ne le serait sans doute jamais.

— Peut-on vraiment dire que la faim soit la seule chose qui t’importe si tu arrives à songer à lui alors que ton corps s’improvise en Jenga?

La voix traine sur le plat de la langue, un brin railleuse, pas totalement moqueuse. Chez elle, cela se rapprochait d’un encouragement. D’une graine de compassion.

— Ta faim est forte, prédominante. Mais absolue? Peut être pas autant qu’avant.

Nora n’avait jamais retenu le fond de sa pensée avec lui. Au tout début, très certainement parce qu’elle ne le respectait pas assez pour s’inquiéter de le heurter. Aujourd’hui… Aujourd’hui, les choses avait changer. Stolas existait dans le prisme de sa réalité. Nora, elle le voyait dans son entièreté sans jamais chercher à s’en détourner. Nora, elle l’acceptait.

— Ce qui compte moi est de protéger celui qui est l’objet de ma loyauté.

Elle avait la servitude comme une vieille amie.
Car elle le savait Nora. Elle ne serait jamais rejeté tant que la couronne lui trouverait une quelconque utilité.

Elle se laisse tomber sur ses talons dans un bruit de gorge et pose son coude sur ses genoux, apposant son menton dans la coupe de ses mains jointes.

Elle a le regard qui s'égare, sur son front, son nez, sa bouche, la courbe de son menton, emmitouflée dans ses tourments, à cogiter, et cogiter, et cogiter... Il y a quelque chose d'infiniment lent dans son esprit embrumé, ses pensées flottent à la surface, pâles et volatiles. A la fois précise et imprécise, difficile à saisir. Est-ce qu’elle pouvait quérir la réponse du mystère même de son existence, Nora? Si elle avait eut ce pouvoir là, sans doute se serait-elle cru pardonner. S’il avait pu résoudre ses problèmes, se parer de ce genre d'attrait. D'être un peu plus qu'une poupée déglinguée, condamnée à errer et errer entre l'imaginaire et l'horreur des cauchemars qu’elle savait créer.

— Est-ce que tu comptes baisser les bras?

Et ça la frappe soudainement, alors qu’elle incline légèrement son menton - qu’elle ne lui avait jamais demandé à Stolas, s’il était prêt à abandonner, à se considérer comme inapte à être membre de cette société. De ployer face au mal qui le ronge. Un mal qui englobe son monde tel un brouillard. Sombre, comme ces marques qui s’égarent sur sa peau, qui n’auraient pas dû s’y trouver, qu’il semblait pourtant récolter. Sombre, comme lui, comme elle. Est-ce que la trahison se crystaliserait si jamais il s’y abandonnait? A faiblir, à réellement se considérer comme apatride. 

L’amour était une absurdité, de ça Nora était persuadé.
Il n’y avait rien de plus volatile que deux coeurs battant à l’unissons qui viendraient se repaitre du souffle de l’autre. Peut-être que pour Stolas, ce serait différent. Peut être que pour lui, Tito l’aimerait vraiment. Il aimerait tout ce qui chez lui serait digne d’être détesté, tout ce qui susciterait l’instinctive aversion. Peut-être qu’il voudrait enlacer sa carcasse sans craindre de sentir ses crocs percer sa chair et la gourmandise lui couper la main, le mutiler, en faire un bout de rien, pour que Stolas soit encore le seul capable à pouvoir l’apprécier. Il haïrait alors la simple idée que son canidé pourrait être autre chose qu’un bout de lui, une extension de son coeur, l’exact miroir de son affection. Chaque sourire qu’il lui arracherait deviendrait une victoire. Chaque larme une confession.