>>> MONTROSE DISTRICT, NUIT

Ces bouches là ne l'ont jamais intéressé.
Iggy a trop vu ce qu'elles crachent. Des paroles insensées, des hommes déplacés, des femmes désabusées et parfois même des enfants qui se cachent mal.
Ainsi il ne les a jamais embrassé lui-même - ces bouches, les a seulement regardé de loin pour ramasser tout ce qui en sort aux heures les plus sombres ou bien dès l'aurore pour les plus téméraires. Elles dégagent une odeur putride et des relents de vice. D'aussi loin qu'il puisse s'en souvenir, il n'a jamais été attiré par quelconque mal.
Tout au plus, il les regarde d'un oeil curieux, comme un môme qu'on traine dans les quartiers pour les grandes personnes - conscient que c'est une outrance mais piqué quand même. De là où il est, garé sur le bord du trottoir en file avec d'autres véhicules, il sent les effluves comme un vent tiède passer par la fente de la fenêtre baissée. Ça le répugne assez - un mélange de parfum de femme, d'alcool, de transpiration et très certainement de sexe.
Au milieu de ça, il y a toi. Il te sait sobre, comme à chaque fois, et en même temps dans ta démarche on ressent les excès d'autrefois. Peut-être que ça colle à la peau, à la fin, et qu'aucune cure ne sera suffisante pour faire oublier les habitudes du corps.
Iggy ne te juge pas. De ton monde il ne connait rien. Il le regarde certes parfois sévèrement, par pudeur et aussi par peur, mais toi jamais.

Son pote.

C'est marrant d'y mettre un terme. Pote. Iggy n'en a pas eu beaucoup, surtout à Arkham et encore plus depuis le lycée. Il aime ses habitudes, revoir les mêmes gens en boucle jusqu'à ne plus avoir rien à leur dire - que ça en arrive au point où les silences sont confortables. Mais peut-être que vous n'y êtes pas encore tout à fait, lui et toi. Preuve en est, quand il te voit, il se redresse sur son siège et esquive ton regard (de peur d'y croiser celui de la fille à côté). Faussement professionnel, il se contente d'un signe de main pour te saluer, puis d'un signe de tête pour acquiescer - le moteur gronde et en un rien de temps vous quitterez le halo des tempêtes festives.

— Ça va le faire, j'ai le cou souple. Qu'il dit en regardant le pare-brise d'un autre véhicule dans le rétro, reculant avec aisance pour mieux sortir du coin. Et quand tu lui demandes s'il a fait fortune, il te répond : oh bah grave, tu vois bien ? Il donne un petit coup dans l'énième sapin qui pend devant lui - neuf. Mon nouveau petit bijou... un sapin qui sent, se penche pour vérifier le parfum inscrit dessus, ah tiens, le sapin.

Ca le fait sourire, et ça sonne aussi comme quelque chose à déplorer mais en vérité Iggy est réellement ravi de cet achat - ça sent enfin meilleur que la clope froide à l'intérieur. Et l'urine de chaton, car à sa droite Stinky est toujours là, endormi dans un sac de sport ouvert, le vendre arrondi par le biberon qu'il a enfin eu à force de hurler durant sa dernière course.

— Comment était la nuit, alors ? Bonne, il suppose, mais il aime ces discussions inintéressantes pour commencer.

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C'est qu'il se cramponne presque au volant. Que vos bouches deviennent des vortex tentateurs et s'ils se laisse aspirer, c'en sera fini de lui. Et que resterait-il de lui s'il se laisser tenter ?
Il deviendrait ce qu'il observe des nuits sales et poisseuses, un corps triste et vide qui ne vibre qu'au travers des ondes des musiques tapageuses. Il rentrerait chez lui les souliers encore collants de l'alcool qui a tapissé les sols - s'endormirait avec ses vêtements et ce jusqu'au prochain crépuscule pour reproduire ce même schéma.
Il a toujours eu peur, au fond de lui, de tomber dans les addictions de la nuit. C'est vrai qu'elles paraissent belles et filent le sourire quand on te voit, toi, par exemple, à l'arrière d'un taxi avec l'euphorie plein les yeux. Pareil pour cette fille qui donne l'impression que sa vie pétille à tel point qu'elle rendrait toutes les autres ternes.

Enfin, il ne se laisse pas trop impressionné. Quelque part, à mesure qu'il avance dans la ville, Iggy se raccroche à l'image des quartiers résidentiels, à ces fenêtres sans lumière qui suggère l'accalmie du commun des mortels à laquelle il aspire seulement.

— Non, pas demain, il rit quand même, moi j'bosse la nuit. Ha, c'est pas de bol quand même.

Il sait que tu vas le tanner encore un peu pour céder mais là à nouveau il trouve des bonnes excuses.

— Me faites pas les yeux doux, je suis un chauffeur faible... cette fois il ment et plaque sa main sur le rétroviseur un instant pour vous suggérer de regarder ailleurs. Conduite oblige, sa main se dégage vite. Puis qui vous ramènerait sinon ? Réelle question.

Iggy s'affale un peu plus dans son fauteuil. La route est calme, assez pour qu'il lance la radio à demi pour un bruit de fond de plus. Histoire que la fête et le repos à venir fassent une transition fluide. Il a déjà eu trop de clients endormis sur la banquette - trop de clients à devoir porter et réveiller. La technique, c'est toujours la radio. Ca tient un peu éveillé.

— Et si c'est pour voir les fils à leur mère... moi j'sais pas, hein, mais tu les vends pas bien Maddie. La fête vaut vraiment le coup ? Sonne comme une question sur la pluie et le beau temps, à vrai dire Iggy fait la conversation pour combler tous les vides possibles.

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La dichotomie de ton discours fait tout de suite friser un sourire sur ses lèvres.
Il n'y croit pas trop au tableau que tu dépeins - ou en tout cas il ne croit pas que ça lui conviendrait. Il n'a jamais été adepte des grandes euphories et n'est même pas sûr d'en avoir déjà vécu une seule, en fait. Pendant que tu parles il cherche dans les méandres de son esprit, fouille le coffre de ses souvenirs maigres et sans saveurs sans parvenir à dénicher le rappel d'une soirée un peu trop arrosée - ou quoi que ce soit qui puisse s'y apparenter. À l'adolescence, peut-être, oui, quand une bouteille de bière suffisait à donner l'air un peu adulte et à rendre ivre.
Depuis, plus rien.
La vie d'Iggy est d'une accalmie sans nom et c'est peut-être pour ça qu'il partage bien son quotidien avec un vieillard - le rythme est le même, à un fuseau horaire différent, certes.

Derrière, tu traines avec toi les effluves de toute la débauche. Pas la tienne mais celle dont tu te forces à être témoin tous les jours - preuve en est on t'entend très bien mais tu cries quand même comme si vous vous trouviez à quelques centimètres des hauts-parleurs. Pourtant là-dedans c'est silencieux, ou presque, car à part le grondement de la voiture et vos suppliques il n'y a rien.
Pour le moment.

— Blablabla, j'entends rien ! Qu'il ment en mettant à fond le volume de la musique. Qu'est-ce que tu dis ?! Que ça vaut pas le coup ?! Bah ouais, tu m'étonnes ! Il rit mais en même temps ajoute très sérieusement : parce que bon c'est bien beau de venir mais si toi t'es derrière le bar à bosser et Priscilla - j'ai oublié ton nom déso soeurette - en train de s'occuper de je sais pas quoi j'vais juste m'emmerder moi !

Il parle avec une aisance rare parce que tu l'as imbibé de ta sorte de bonne humeur constante. Dans la seconde qui suit, l'écho de sa propre voix lui donne envie de se vautrer dans son fauteuil puis d'y disparaître. Un rien honteux, la nuit couvre bien tous les états d'âme - celui là compris.

— Puis j'ai rien envie de baiser quoi... Qu'il marmonne tout bas sans se faire entendre en repensant à ton discours pas vraiment vendeur.