Couché tard, levé tard. Tu as manqué de peu de ne pas être à l’heure au travail. Le cabaret fait salle comble, ce soir. Les banquettes, les alcôves, les tables, rien ne reste libre et vous vous agitez telles des fourmis pour satisfaire toutes les demandes des clients. Il n’est pas vraiment rare, en ces lieux, que serveurs et danseurs aient leurs clients attitrés. Tu vois nombre de tes collègues s’activer au rythme des demandes spécifiques de ceux qui ont jeté leur dévolu sur eux.

Tu ne déroges pas à la règle. Et tu l’as remarqué. Seul, ce soir. Quel triste spectacle. Et en même temps, emprunt d’une beauté que tu tâches de graver dans ta mémoire, avant de demander son champagne favoris à ton collègue au bar, ainsi qu’une coupe que tu sers déjà au préalable. D’un pas souple, tu traverses les mètres qui vous séparent pour te présenter à lui.

Ophrys De Luca. Sans doute l’un des plus beaux hommes qui t’ait été donné de rencontrer, sur cette planète. Un homme aux traits fins. Irréels. Hors du temps. Hors d’atteinte. Hors de tout. Et pourtant, il est là, devant toi. Tu n’aurais qu’à tendre la main pour pouvoir effleurer sa peau de porcelaine. Découvrir la sensation qu’elle pourrait bien laisser, sous ton épiderme. Toutefois, tu ne te le permettras jamais. Pas au travail. Jun ne laisserai pas passer une telle familiarité pendant tes heures de travail.

Si tu savais, en plus, à qui, à quoi tu as affaire.

Non, toi tu n’es qu’un être humain insignifiant. Un insecte qui ne fait que passer, un papillon, présent aujourd’hui, mort demain. Et tu n’en as pas conscience. Tout comme tu n’as pas conscience de « l’ingrédient magique » qui fait que c’est cette bouteille de champagne pour lui et pas une autre.

Il te salut. Tu réponds par un mouvement, ton torse qui s’incline poliment.

« Monsieur De Luca. Vous êtes trop bon avec moi. Je ne fais que représenter au mieux le niveau d’excellence que prétend vouloir atteindre ce cabaret. »

Un sourire poli, bien qu’un peu inquiet.

« J’espère ne pas vous avoir fait attendre trop longtemps. Vous a-t-on proposer un rafraîchissement, pour faciliter et remercier votre patience ? »

Tu demandes. Toutefois, sa requête te laisse sans voix. Et un peu démuni, sur le coup. Tu poses délicatement ton plateau sur la table, avant de regarder autour de toi. Tu ne peux pas refuser. Jun t’en voudrait de contrarier un client aussi prestigieux – de ce que tu as compris.

« Je… très bien. Veuillez m’excuser un instant – car je ne saurais me servir à même votre bouteille. Je n’en suis pas digne. »

Tu te diriges prestement vers le bar pour demander un verre, pour toi. Un bourbon fera amplement l’affaire. Puis, reviens vers Ophrys, pour prendre place, lentement, dans des gestes qui se veulent gracieux.

« Je n’aurais jamais cru vous trouver seul, monsieur De Luca. J’en suis… surpris, à vrai dire. »

Tu avoues. Avant de te demander si…

« Veuillez me pardonner, peut-être suis-je trop familier. »

Le visage qui se baisse, un court instant. Et pourtant, tu ne saurais t’empêcher de le regarder trop longtemps. Et tu ne saurais imaginer cet homme seul. Ne serait-ce pas un affront, qu’Ophrys De Luca ait à souffrir de solitude ? Seigneur.

Si.

Les mots d’Ophrys De Luca sont semblables à du miel – et ciel ! comme tu voudrais t’en gorger encore et encore. Sa façon de parler, de s’exprimer, ses intonations, les choix de ses mots, tout chez cet homme n’est que poésie et art. Tu souris, légèrement.

« Vous me flattez, monsieur De Luca, mais je crains sincèrement devoir souligner que vous inversez les rôles. »

Tes doigts jouent avec ton verre, légèrement. Tu l’observes, avec retenue. Tu écoutes ses mots. Ses états d’âme à demi camouflé. Tes lèvres forment un « o » silencieux, à son aveu. Avant de rougir, sans le vouloir, à sa question. Décidément, ta vie sentimentale est un grand sujet, ces derniers jours. Un rire, un instant. Peut-être un peu amer. Peut-être un peu sincère.

« Vous pouvez vous montrer indiscret, je n’ai guère à cacher. »

Tu préfères peut-être parler des amours et des amants que des escaliers.

« Je ne suis pas certain de la réponse à vous apporter, Ophrys. D’un Homme ? Non. »

D’une passion, oui. Tes cils voilent ton regard, baissé vers le bas. Tu peins presque le parfait portrait d’une madone. Tu hésites à te confier. Mais si tu es frileux de le faire avec ceux qui désirent devenir proche de toi, Ophrys n’est « qu’un client ».

« La danse. »

Tu susurres, en relevant le regard vers lui.

« J’ai aimé la danse si fort. Et ça fait mal, aujourd’hui encore. »

Un sourire triste. Un sourire sincère. Tu n’attends pas de lui qu’il soit ton psy, non. Tu réponds simplement à ta question. En revanche, tu pries. Espères ne pas voir de pitié dans ses yeux.

« Pour elle, j’ai longtemps accepté d’être qui je n’étais pas. Je me suis dévoué à elle, pendant des années. Ma vie ne tournait qu’autour d’elle. Et puis, un beau jour… tout a volé en éclat. Et je n’ai jamais eu aussi mal qu’à ce moment-là. Mais plus à l’idée de ne plus pouvoir danser que de perdre… le compagnon que j’avais. »

Tu viens boire une gorgée, doucement. Lentement. Prends ton temps pour décomposer le mouvement, pour savourer le liquide. Avant de soupirer dans un sourire discret.

« Mais d’un homme ou d’une femme, jamais. Je ne suis même pas… sûr ? Des sentiments que je peux éprouver, actuellement. »

Une réflexion. Un doute.

« Pourquoi donc ? », tu commences. Avant de finalement, préférer demander… « Non… plutôt… Et vous ? »

Tu ne sais rien de lui. Mais tu sais, en revanche, qu'il t'intrigue.

Un temps. Une réflexion. Un index se lève, vient cueillir de son revers une goutte d’alcool qui a tenté de prendre la fuite. Un répit, jusqu’à savoir quoi répondre. Mais tu ne sais pas. C’est bien là le problème.

« N’ai-je pas fait là la description la plus proche qu’il puisse être du sentiment amoureux ? »

Tu demandes. Pas vraiment sûr. Tu essaies de te rappeler. De ce que tu ressentais, lorsque tu étais en couple. Et heureux. Et capable de danser. Et…

Tes joues se teintent de rose. Ton souffle se coupe. Ses doigts qui s’approchent, qui te touchent, viennent placer tes cheveux comme bon lui semble…

This barbie is blushing for real.

Tu es pendu à ses lèvres. Clos à demi les paupières, alors que ses doigts jouent avec tes mèches. Façonnent. Tu apprécies. Tu profites. Tu bois ses paroles. Encore. Et encore. Te rappelles qu’il faut respirer.

Tu hoquètes, légèrement. Surpris par la conclusion.

« … Est-ce si évident que cela ? »

Tu demandes, en baissant légèrement le regard. C’est la réalité, tu ne saurais le nier.

« Toutefois… on ne peut pas forcer les sentiments. Et ceux-ci peuvent s’avérer être capricieux. Vouloir prendre leur temps avant de se faire clairs. »

Tu inspires, doucement. Joue, de nouveau, avec ton verre. Tu le fais balancer, du bout de l’index. Observes le liquide qui ondule. Pèse le pour et le contre de ce que tu vas raconter. Veux raconter. Peux raconter. Un haussement d’épaule, léger. Discret.

« Je pensais avoir aimé. Je pense ? Avoir aimé ? Mais pas de cet amour profond, semblable à une tempête qui ravage tout sur son passage, que certains peuvent décrire. J’ai aimé quelqu’un, mais pas comme j’aimais la danse. Je pense que sa disparition m’a moins impacté que l’idée de ne plus pouvoir danser. Je pense que l’idée de le perdre m’a été moins pénible que celle de perdre ma passion. »

Tu t’avances sur une pente glissante, pour toi. Les sentiments.

« J’ai passé une grande partie de ma vie à ne pas m’aimer à ma juste valeur ; comment donc pourrais-je espérer de quelqu’un qu’il m’aime si moi je ne le fais pas ? Mais… je sais que… j’aime voir du désir dans le regard des autres. Cela flatte mon égo et me donne un léger regain d’estime de moi. Même si je n’ai vraiment rien de comparable à vous, monsieur De Luca… »

C’est une pensée, que tu partages. Avant de te redresser. Tes doigts saisissent le verre, le mènent à tes lèvres.

« J’ai rencontré quelqu’un, il n’y a pas longtemps. Mais de là à dire que je l’aime… ? Je n’en sais rien. Comment le savoir ? Surtout quand un autre vient hanter mes pensées en parallèle. »

Tu débutes, quelque peu songeur. Avant de relever le regard vers Ophrys. Cherchant à savoir s’il désire entendre parler de tes histoires de cœur… ou de doutes. Ou non. Auquel cas, peut-être trouveras-tu d’autres sujets de conversation.

« Peut-être que, la danse partie, je vais pouvoir m’ouvrir à d’autres… opportunités ? Possibilités ? »

Visiblement, tes histoires intéressent le client. Non… tu n’as pas envie de le considérer que comme un client, en cet instant – et pourtant, tu ne saurais le qualifier d’ami. Loin de là. Tu sens qu’il y a comme un monde qui vous sépare. Comme si tu parlais à quelqu’un qui a deux ou trois rangs sociaux au-dessus du tien. Tu inspires. Avant de rire à sa réponse.

« Je n’ai cité aucun nom et n’ai pas fini toute mon histoire ; peut-être êtes vous le troisième homme qui hante mes pensées, monsieur De Luca. »

Tu susurres, un sourire félin sur les lèvres. Toi aussi, tu sais être taquin. Mais il est hors de portée et tu le sais : tes propos ne seront rien de plus qu’un peu d’esprit car jamais tu ne poseras les mains sur cet homme. Tant pis : tu apprécies déjà bien assez pouvoir simplement le dévorer du regard quand l’occasion t’en es donnée.

« C’est… il n’est pas beau, mais je le trouve irrésistible. Ce n’est pas un prince charmant et pourtant à ses côtés je me sens en sécurité. J’ai le sentiment – et très sûrement que je fais des illusions – qu’il me comprend ou à défaut, qu’il me prend comme je suis. Et qu’il accepte de me supporter. »

Tu souris, alors que le rideau de tes cils voile de nouveau ton regard qui s’est attendrit, tandis que tu parles de lui.

« En vérité, même si cela ne va pas plus loin que de l’amitié, je pense que je m’estime chanceux et heureux de l’avoir rencontré. Et de pouvoir écrire une histoire à deux. Notre histoire. Romantique ou non, peu m’importe. Je pense que c’est au-delà de ça. »

Tu hausses finalement les épaules.

« Je parle, je parle… vous devez me trouver bien ennuyeux avec mes états d’âme de lycéen. »

Un nouveau rire.

« Comme dirait mon amie Mimosa : pauvre Elain qui a beaucoup trop de choix à sa disposition quand le commun des mortels a déjà du mal à trouver quelqu’un pour du sexe, de l’amour ou un déménagement ! »

Oui, tu viens de la citer sans vergogne. Tu espères que ça ne reviendra pas à ses oreilles : tu ne voudrais pas qu’elle te réclame des ayant droits. Nouveau rire.

Au final, aucun nom de donné. Comme pour Mimo. Il reste anonyme. Pour le moment, tout du moins.

Tu doutes de toi, encore. Toujours. L’assurance dont tu sais faire preuve par moment n’est qu’une façade qui cache la fragilité dont tu es la proie au quotidien. Tu inspires. Expire.

Soupire.

Non, tu ne l’ennuie pas ; t’assure-t-il. Tu réponds à ses questions ; c’est un fait. Tu ne peux, cependant, pas t’empêcher de te demander. Et si ?

Un temps. Tu l’écoutes. Verre à la main ; bras qui s’articule, se lève, mène l’alcool au bord des lèvres. Un sourire. Léger.

« Les aventures d’Elain, non. Celles d’Alain, en revanche… »

Tu réponds, sincère. Peut-être un peu gêné de penser qu’on puisse lire tes histoires tout en te connaissant ; quand on ignore qui tu es, cela te met moins mal à l’aise.

Mais la suite… Tu hausses un sourcil. Fais la moue. Ses mots sont beaux. Mais ils piquent. Tu peines à imaginer Ophrys n’avoir jamais connu l’amour. Et pourtant, ses paroles vont en ce sens. Te serrent le cœur. Ils sonnent également si vrai, à tes oreilles. Nouveau soupire.

Et puis… le cœur qui s’emballe. La gorge qui se serre. Les papillons dans le ventre. Et une larme qui roule le long de ta joue. Tu… ne comprends pas tout ce qu’il se passe. Et pourtant, tu as l’impression de sentir comme une chaleur en toi. Comme quelque chose qui gonfle en toi et ne peut t’empêcher de sourire. De rougir.

Tu ne sais répondre, pendant un moment. Avant d’inspirer profondément.

« Je… »

Hésitation.

« Comment ? »

Un souffle. Un murmure. C’est étrange. Inattendu. Et pourtant, tu le ressens, au plus profond de toi. Tu mets ton questionnement de côté. Essaie de réfléchir. Viens essuyer cette trainée humide sur ta peau, pour inspirer, encore.

« Mes émois me hurlent que vous m’aimez. Mon cœur est gonflé, et bat la chamade. De la joie. De la chaleur. Un peu de fierté, même, je crois. Car il ne serait plus beau cadeau que de vous aimer et d’être aimé en retour. »

Tu susurres. Articules. Péniblement. Mais sincèrement.

« Mon cerveau, ma raison, eux, me rappellent que vous ne m’aimez pas. Nous le savons tous deux. Vous ne me connaissez pas et je ne vous connais pas ; et je crois pouvoir affirmer que je ne veux pas être aimé uniquement pour mon physique tout comme je ne voudrais pas vous aimer que vous le vôtre. Pourtant, Dieu – s’il existe – sait combien je vous trouve beau, Ophrys. »

Un temps, encore. Tu fronces les sourcils. Tu viens de l’appeler par son prénom. Cela t’a échappé.

« Je veux dire, monsieur De Luca. »

C’est un client. Tu n’es qu’un serveur. Reste à ta place.

Mais cette sensation… ce sentiment… un court instant, les visages de tes parents te reviennent en mémoire. Et alors, tu te rappelles ce que c’est, que d’être aimé pour qui tu es. L’Amour, avec un grand A. Un sourire, sur les lèvres. Ce n’est pas ce que tu cherches ni ce qui te fait douter, mais c’est très visiblement ce qui te redonne un peu d’éclat, en cet instant précis.