Leon grince des dents. Lui d’ordinaire jovial, la figure sereine et le mot pour rire toujours au bord des lèvres sent sa mâchoire se tendre aux paroles de son nouveau patient. Il ne s’attendait pas à ce que le battant tiré de la porte dévoile ce visage, ce corps abîmé par la douleur et les combats, éreinté par la longue nuit. Un soupir lui échappe, sa tête dodeline de mécontentement, et il balaye l’air d’un geste du poignet.

— Mh-mh. Ça tombe bien, j’allais prendre ma pause café – j’te laisse attendre là, comme c’est pas urgent ? Le trait d’humour est voilé d’amertume, plus qu’il ne l’aurait souhaité. Aussitôt, il s’en veut, mais c’est l’inquiétude qui le guide. Il connaît Fu Shen, son habileté au combat mais aussi sa propension à aller au devant du danger, quelles qu’en soient les conséquences. Et par-dessus tout, sa propension à se dérober à leurs rendez-vous. Le voir à son seuil, abîmé par des heures sombres, l’atteint plus que son professionnalisme ne le lui intime.

Qu'importe, songe-t-il. Il balaye l'amertume d'un geste du poignet, faussement désinvolte. Plus tard les sournoises craintes, les agitations sordides : il n’est pas l’heure de penser. Il est adouci, lorsqu’il se dirige vers Fu – viens-là – plaçant un bras sous le sien pour l’appuyer et l’aider à se diriger vers l’enceinte du cabinet.

— Installe-toi, je vais devoir t’examiner, il désigne d’un geste du menton la table d’examen. Tu peux poser tes vêtements sur la chaise à côté. Ses gestes sont mécaniques : mains aseptisées, gants tirés, il observe du coin de l’oeil la stature de Fu.

— Tu me racontes ce qu’il s’est passé ?

Derrière les mines contrites, les mots rêches, les plaisanteries maladroites, c’est l’inquiétude qui creuse l’abîme dans sa cage thoracique. L’envie de souffler à tous, en tout temps, que tout ira bien le pousse dans l’existence et le gonfle d’un espoir qu’il contraint : car sans lui, il n’aurait rien. Les corps s’esquintent, et les esprits avec : combien en enterrera-t-il avant de rejoindre la putréfaction, lui aussi ?

L’ami d’antan glisse entre ses doigts. Le gringalet d’autrefois est bien loin déjà. Leon se penche, masque hissé sur la moitié inférieur de son visage, et examine les nécroses suppurantes – le récit rapporté par l’épée confirme immédiatement le creux de son doute.
— Mh. Ces foutus gangreneux. Il constate l’étendue des dégâts : plaie inflammatoire, écoulement séro-sanglant localisé, peau œdémateuse. Prend la température. Pas d’hypothermie. Comment tu te sens ? Fronce les sourcils, rencontre le regard de Fu.

— Vivant ? Les tendances délirantes des patients atteint de gangrène gazeuse sont communes, pourtant les mots de Fu semblent cruellement sérieux. Un pli des lèvres, il hésite un instant – poursuit l’examen. Tu as eu le temps de lui parler ? Et amèrement, Leon songe à ces fois où la pénible interrogation l'a traversé lui aussi, la fugace sensation dans ses rencontres avec l'un d'entre eux que même les bestioles mortes ont un fond d’humanité – vraisemblablement la trace languissante de ce qu’ils étaient autrefois. Son cœur se serre d’entendre le pénible doute qui semble éclore dans l’esprit de Fu.

— Tu pourrais me donner une estimation de l’heure à laquelle tu as été atteint ? Il pli les lèvres, procède mécaniquement aux premières étapes de désinfection des plaies, néanmoins le reste devra se dérouler sous les mains d'un chirurgien – dans les plus brefs délais.

Pire. Leon retient un rictus. La gangrène sous ses yeux est l’apanage de la mort elle-même, son triste valet, qui suppure des promesses putrides et maladives à même les chaires. Et pourtant, pourtant – il a vu pire. Cette pensée est une entaille à son cœur, une cruelle vérité qui hante pernicieusement leurs rangs. Ils connaissent pire.

— Religieux. Mh, il répète du bout des lèvres, tandis que les interrogations bousculent son esprit. La psyché des vesperis est encore un vaste mystère, malgré leur existence millénaire et cette guerre menée depuis aussi longtemps que l’Ordre existe. Les âmes s’éreintent dans un combat plus grand qu’eux. Je connais pas de dieu qui file la gangrène, si tu veux mon avis.

Et il devine l’impatience de celui qui, entre ses doigts, souffre de la maladie. Leon se pince les lèvres, compte les heures passées depuis le début de l’infection, et jette à Fu un regard désolé. Sans répondre immédiatement, il lui soumet d’un seul coup d’oeil sa réticence – son impossibilité – à le laisser lui échapper. T’avais qu’à faire médecine, si tu voulais te recoudre toi-même. Et quand bien même, la couture ne suffirait pas ce soir.

Leon examine, observe, désinfecte, annote – tout en prêtant une oreille attentive à son ami d’enfance. Le trouver sur sa table d’examen lui provoque toujours un pincement au cœur, cruel rappel de leurs existences courtes et friables. Mais son heure n’est pas venue.
— Pas de chance pour toi alors, il ricane – amusé par la remarque de Fu en dépit de tout, c’est sur ma tronche que tu tombes, et je compte pas te laisser filer. J’espère que t’es content.

Reporte son attention sur le corps, les chairs, la putréfaction. Mémoire d’un corps incendié il y a peu, aux tissus malades. Le souvenir est menaçant. Secoue la tête, comme pour balayer l’image.

— Désolé, Fu. Je vais devoir t’envoyer en chirurgie, en urgence, pour l’ablation des tissus infectés – ça peut s’étendre vite, sinon. Puis traitement antibiotique obligatoire, je te fais la prescription. On va devoir te surveiller les premiers jours. Il plante ses yeux dans ceux de l’épée, la mine sérieuse. Ça va aller. T’es solide. Un éraillement dans la voix trahit l’inquiétude qui l’a envahi, qu’il noie dans un raclement de gorge.

Un rire éclot entre ses lèvres ; ses pupilles roulent. Même avec la mort aux trousses, Fu est un acharné. Face à la malicieuse révolte peinte à sa figure, Leon chancelle en dedans : l’inquiétude se meut en attendrissement, les émotions se chamaillent pareils à de vieux garnements. Ils en étaient, autrefois ; deux avortons dans la cohue, les doigts de Leon glissés autour de ceux de Fu pour s’en prétendre le guide. Qu’est-il aujourd’hui, si ce n’est l’impuissant consolateur d’une étoile qui file trop vite entre ses doigts ?

Il arque un sourcil, l’air narquois.
— Pas de chance, j’te laisse pas le choix. Bon courage pour négocier avec ton chirurgien. La désinvolture est un masque derrière lequel s’empile le souci, trahi tout juste par le ton catégorique qui enveloppe ses mots. Alors, tu peux bien râler tant que tu veux.
S’il râle, il est en vie. Le reste importe peu.

Et Fu évoque leur Dieu – son absence. La gorge du valet se noue. Il secoue doucement la tête, et ne souhaite pas lui faire la morale. Leon ne sait pas croire en autre chose que leur Dieu ; c’est tout ce qu’il a toujours eu à son côté, sans jamais l’interroger. Croyance naturelle, presque évidente. Car s’il était absent, qui serait là pour les guider ?

Mais dans le combat millénaire – dans les pertes incessantes – sur les tombes des absents ; il comprend. En silence, il comprend.

Raclement de gorge. Leon bascule en arrière, retire les gants et saisit un calepin dans lequel il annote les observations – puis rédige une prescription – l’oreille toujours tendue vers Fu. Sa question interrompt son geste, brusquement. Ses pupilles se plantent dans celles du dix.
— C’est mon métier, Fu, il rétorque. Quelque chose ploie en lui – il les verra tous mourir, comme il a vu mourir les autres, déjà. Crois-moi que je vais pas te lâcher comme ça. Il secoue la tête. J’étais là quand t’es arrivé, j’serai là quand tu partiras – sans doute. Mais c’est pas maintenant. Pas demain non plus. Il s’efforce à tirer à ses lèvres l’ombre d’un sourire, l’ombre d’un soleil. Qui c’est qui viendra râler sur mon dos sinon ?

Ses doigts agitent de nouveau le stylo sur la page.
— Gangrène gazeuse, confirmée. J’ai prélevé les échantillons nécessaires, je les envoie au labo, mais tu vas en chirurgie immédiatement. Pas la peine de te rhabiller, je vais te donner une blouse et je ferai suivre tes affaires dans une chambre. Mécanique dans son exercice. Je te laisserai entre les mains de mon interne, il t’expliquera le détail de la procédure. Il relève les yeux vers Fu. Ses traits s’adoucissent dès qu’il croise son regard. Tu promets que tu te fais pas la malle dès que j’ai le dos tourné ?