Des jours entiers à parcourir le quartier de Piccola Italia dans l’espoir, sûrement un peu stupide, d’entrer en contact avec son père.
La recherche avait été scrupuleuse mais n’avait mené à rien.
Cela donnait presque à croire que, si Gabriel avait été incapable d’établir un contact visuel avec son père, celui-ci n’avait pas manqué à réussir et qu’il faisait désormais en sorte de l’éviter.
Qu’espérait-il, après tout, de cette rencontre ?
Une étreinte ?
Des réponses ?
A vrai dire, Gabriel ne savait même pas ce qu’il cherchait.
Devenir courageux, peut-être.

La noblesse transpirante de Orrechio, ses artistes vagabonds et ses toitures colorées, tout cela ramenait Arkham au stade d’une ville presque… Banale.
L’excentricité et les joyeusetés avaient parfois du bon en comparaison de toutes les horreurs que le quotidien de Regeneratio lui infligeait.
Gabriel se plaît à imaginer, un instant, que ce quartier n’avait rien de mystérieux et que son père n’était rien de plus qu’un sportif en pleine crise de la cinquantaine ayant adopté une résolution de remise en forme.
Qu’il le trouverait un jour, à la sortie d’une salle de sport, une boisson protéinée à la main et que ses dépenses faramineuses concernaient un programme d’entraînement adapté à son physique.
Ou bien d’inutiles machines.
Comme si tout n’avait été qu’un mauvais rêve.

Mais Solphim était toujours absent et Darcy toujours présente dans ses cauchemars.
Si la vie n’avait jamais été tendre avec lui, elle devenait dorénavant simplement incompréhensible.

Assis sur un muret, une cigarette pincée du bord des lèvres, Gabriel observe.
Les badauds, les riches et les performeurs.
Chaque inspiration était suivie d’une expiration crachant une épaisse fumée blanchâtre.
Comme il aimerait retrouver son géniteur.
Pour lui en coller une.

Les yeux s’écarquillent et le visage adopte une mine incompréhensible.
Le bruit des pas avait précédé la vision familière.
S’il n’avait pas été question d’un sentiment attirant, peut-être même Gabriel aurait été incapable de le reconnaître tant sa silhouette actuelle contrastait avec ce qu’il était auparavant.
Sa cigarette manque de tomber, la cendre de ruiner son pantalon, mais le chevalier ne s’encombre d’aucune présence d’esprit.

Son corps est projeté en avant et le serment de Mens porte ses pas à une allure inhumaine afin de rejoindre celui qui lui avait été arraché depuis si longtemps qu’il en venait à douter de la sincérité de ses sentiments.
Gabriel était-il heureux de retrouver son père en une forme éclatante ou bien était-il satisfait à l’idée d’enfin venir à bout de l’une de ses traques ?
L’épée n’avait même pas songé à ce qu’il pourrait bien lui dire, lui raconter.
Aucune fatigue ne tiraillait les muscles lorsqu’il parvenait enfin à le rattraper, à saisir la manche trop grande entre ses doigts comme l’aurait fait un enfant.
Pourtant, le souffle est court.

Putain d’imbécile.

La colère éclate avant le soulagement, à peine consommé.
Sa poigne se resserre sur le tissu.
Tant mieux, il aurait certainement brisé son poignet.

Des mois sans nouvelles, putain d’enfoiré. Pas un message, rien. Tu t’es mis au crossfit et ça y est t’es plus père de rien du tout ?

La prise ne se relâche pas.
Le corps de Solphime est secoué alors que Gabriel se saisit de sa deuxième épaule.
Ménage sa force, cette fois-ci.
Quand bien même l’idée de l’envoyer à l’hôpital n’était pas tout à fait déplaisante, sur le moment.

Et moi je suis quoi, hein ?

La mâchoire se serre.
L’air de dire j’ai eu peur.
L’avait-il conscientisé, jusqu’alors ?

Raconte moi tout, putain. Et me bassine pas avec des énigmes. Qu’est-ce que t’as foutu pendant tout ce temps ? Pourquoi les taxi ? Pourquoi les dépenses ? Pourquoi Piccola Italia ? T'es aussi devenu Italien espèce de gros connard ?

L’agite une nouvelle fois.

RÉPOND !

Ce regard, il ne l’avait encore jamais reçu.
Pourquoi Solphim était-il capable d’une telle tendresse ?
Ses yeux se perdent dans le vide et l’émotionnel s’effondre sur lui-même alors qu’une simple embrassade suffisait à évacuer la rancune accumulée pendant des jours de traque et des mois de distance.
Est-ce par pudeur que Gabriel retient les larmes de perler ?
Il aimerait, lui aussi, lui rendre cette tendresse.
Mais ses mains étaient trop occupées à maintenir une prise ferme sur lui pour l’empêcher de s’en aller.
Que l’instant ne s’arrête jamais.

Solphim lui adresse un incompréhensible discours qui fait naître d'innombrables discours.
Le préparer à quoi ?
Qu’allait-il arriver ?
Les Vesperis ?
L’Ordre de l’Ange ?
Pars de cette ville.
J’ai essayé d’en trouver d’autres mais j’ai pas le temps.
J’ai plus le temps, Gabriel.
Ce nom te va bien.

Oh oui, Gabriel pourrait l’incendier pendant encore des heures, le maintenir à cette place jusqu’à ce qu’il réponde à toutes ses questions.
Mener l’enquête, en sa compagnie ou non.
Garder son sang froid et se concentrer sur l’objectif, le danger imminent qui semblait guetter.
Mais Gabriel n’en était pas capable.
Le regard se baisse, peut-être un peu honteux.

Je comprends rien. Je m’en fiche de tout ça. Tu peux garder tes secrets. Tout ce que je te demande… C’est de rentrer avec moi.

De ne pas l’abandonner.
Pas comme sa mère.
Pas comme les autres.
La voix se brise dans un sanglot contenu.
Qui eût cru qu’il lui avait tant manqué.

Je… Je suis franchement seul, là, tu vois...

Au diable les traques nocturnes, les cauchemars, les Vesperis ou bien l’Ange.
Au diable la pudeur et la solitude.
Les larmes ne sont plus contenues.

Je suis fatigué, papa.

Le jeune homme s’était autorisé un écart qui parvint finalement à résorber au contact de son père.
Ce dernier se faisait plus tendre qu’il ne l’eût jamais été, peut-être était-ce l’origine de son craquage.
Il l’aurait imaginé plus rustre, à l’image de ce qu’il avait toujours été envers lui, mais la compassion dont il semblait faire preuve à son égard rendait Gabriel malhabile à gérer ses émotions.
Le discours paraissait nébuleux, il était évident que des indices étaient délibérément disséminés dans ses mots, mais le Chevalier était encore trop sensible à son propre émotionnel pour pleinement en saisir le sens.

Ma place auprès de toi ? La ville qui se réveille ? Qu’est-ce que tu racontes à la fin ?

La question se voulait plutôt rhétorique.
Serait-il même en mesure de comprendre ses explications ?
Néanmoins, une chose était sûre : son père avait peur.
De quoi, il était incapable de le savoir.
Mais quelque chose de sérieux se préparait.

Tu veux que je m’en aille ? Si tu penses que je vais simplement te croire. Une caresse sur la tête ne suffit pas.

Le regard se fait plus ferme.
Gabriel s’affirme avec plus de panache.
De nouveau en contrôle de lui-même.

Tu as parlé de mon nom. D'une place à tes côtés. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle place ? Pourquoi mon nom est-il important ? Qu’est-ce que tu veux dire par “la ville va se réveiller” ?