Leon écoute, annote, opine lorsqu’il juge nécessaire de signifier sa compréhension des choses. La réunion ne s’étend pas plus longtemps que nécessaire, comme toujours : l’important est passé en revue dès son arrivée, et il se fait attentif à chaque étape. Travailler en compagnie d’Andrea lui semble une évidence, à présent : après ces années passées à œuvrer sous son égide, il ne peut qu’humblement reconnaître les subtilités et l’efficacité de ses méthodes.

Mais, à l’instant où semble se conclure l’entrevue – où Leon s’apprête à se laisser congédier – Andrea poursuit. Il hausse un sourcil – curieux – et laisse faire. Ces choses sont naturelles, et c’est avec le même naturel qu’il lui fait signe qu’il écoute. Il se redresse, étire ses membres engourdis, dessine une arabesques de quelques pas pour faire vrombir la machine à café, ainsi que la bouilloire. Se mouvoir l’aide à voir plus clair dans son esprit, l’immobilité ne lui sied guère.
— 158°F, il répète machinalement, le ton léger tandis qu’il enclenche l’appareil. Un coup d’œil jeté à son téléphone, sans qu’il ne s’attarde dessus : il prendra le temps de lire le compte-rendu de leur échange plus tard dans la journée. Les idées sont encore neuves dans son esprit.

Il se tourne vers Andrea tandis qu’en fond, les machines émettent leur ronron habituel. Là, appuyé sur le plan d’une table, il croise les bras et reste songeur aux mots évoqués, et aux rêves évoqués. Il se pince les lèvres, car il sait que les manifestations de l’Ange sont – paraît-il – des événements assez rares pour ne jamais être anodins. Leon laisse Andrea s’exprimer sans l’interrompre : lui qui sait se faire si bavard, connaît malgré tout l’importance de ces conversations, et des silences qui s’installent parfois dans les interstices d’une narration.

Qu’en penses-tu – bien des choses, en réalité. Il se saisit des deux tasses et vient en déposer une à proximité d’Andrea, gardant la sienne entre ses doigts. Une chose en particulier l’interpelle, en miroir d’une de ses propres préoccupations dont il souhaitait faire part à Andrea depuis sa récente découverte.

— Oui. Oui, je me souviens de ce rêve que tu as évoqué – c’est curieux, il plonge brièvement ses lèvres dans son café avant de poursuivre. Presque paradoxal : que tu aies eu cette vision, mais qu’elle soit trompeuse, selon les dires de l’Ange. Mh. Il laisse libre court à ses pensées en son fort intérieur un instant, avant de rassembler ses idées. La piste d’une nature vesperienne… je pense qu’elle est à creuser, il opine.

Loin derrière lui les habituelles fanfaronnades des jours légers : les questions évoquées le ramènent à une idée bien préoccupante, quoiqu’encore étrange et nouvelle.
— A vrai dire, poursuit-il, le regard planté sur Andrea, j’ai fait une découverte récemment. J’ignore si ça peut-être lié, mais, il se racle la gorge, ce que j’ai vu pourrait redéfinir la frontière entre les espèces. Nous, les humains, les vesperis..., il dodeline de la tête, tandis qu’il assemble ses pensées. Je crois que la frontière entre les hommes et les vesperis est peut-être plus fragile que ce que l’on aurait pu croire jusqu’alors. Tout du moins, entre les cadavres des humains – et les vesperis. Il lui faudrait lui montrer ces corps, ces corps malades qu’il évoque – il repense à celui qu’il a brûlé, dans son inquiétude soudaine – afin de lui exposer clairement cette révélation qui lui est venue. Comment aurait-elle pu leur échapper si longtemps ?

— Ta vision n'évoquait rien d'autre ?

Leon tend une oreille attentive à chaque information articulée par Andrea. Le mystère qui enveloppe ces songes est encore vaste, les pistes maigres mais malgré tout dignes de les interroger plus en détail. Il laisse trotter en son esprit ces éléments. Une certaine frustration le nimbe, de ne pouvoir dénicher dans ce que lui rapporte Andrea la réponse à ces interrogations – d’autant qu’il devine le fossé qui le sépare de ceux qui, comme elle, ont été reconnu par un arcane majeur et sont sujets à une contiguïté occasionnelle avec l’Ange. Leon, lui, n’est que le valet studieux des affres d’un Ordre millénaire. Il hoche pensivement la tête.
— Oui. Toutes ces pistes sont à creuser. Même celle d’une potentielle erreur, si Andrea l’envisage dans le champs des possibles.

Mais voilà – la conversation glisse un terrain où il se trouve plus familier. Il se pince les lèvres, cherche la meilleure manière de formuler ses dernières découvertes – si ç’en était une, et pas, pour lui aussi, une tromperie de son esprit.
— A vrai dire, ce n’était pas dans le cadre de mes recherches, il confie. Pas vraiment. J'étais à l'hôpital, en service. Il noue ses doigts tout contre la tasse encore chaude. Il s’agit d’un patient décédé récemment, des suites d’une tumeur. En examinant son corps, j’ai constaté que ses tissus étaient étranges. Pas humains. Plus proche du vesperis. Il soupire, hésite un bref instant, sait que la conclusion risque de déplaire à Andre. Je l’ai fait incinérer. Comme on brûle les Vesperis, depuis toujours. Quelque chose lui a intimé de le faire : sa soudaine angoisse peut-être, ou la sensation que ce qui grouillait – mort – sous ses doigts ne devait pas être plongé sous terre. Il fallait l’éradiquer. Et je pense qu’il faudrait, justement, diriger des recherches à ce sujet.

Ses sourcils froncés par une pensée qui l’inquiète particulièrement, il poursuit.
— Je n’avais jamais vu ça avant. Ou alors, nous l’avons ignoré depuis longtemps – mais ça me semble peu probable. A moins d’avoir été aveugle ou trompé, il s’agissait d’une nouvelle préoccupation pour l’Ordre.

Leon pèse ses mots, avec prudence. Le sujet est sensible, son comportement – potentiellement répréhensible. Tout du moins, lui-même ne se reconnaît qu’à demi dans son action ; et sa velléité à faire incinérer le corps sans mener de plus longues investigations. L’évidence l’avait accablé, il lui avait fallu brûler. Brûler comme on brûle les vesperis depuis des centaines, des milliers d’années.

Raclement de gorge. Son regard se noie dans le fond de café de sa tasse. Oui, il affirme. C’était son souhait. Un non-dit flotte à ses lèvres : il n’en a eu la confirmation qu’après avoir cédé à son instinct. Une chance qui lui vaut de sauver son statut, car Leon connaît les conséquences d’un acte aussi irréfléchi. C’est une faute qui ne lui ressemble pas. Pourtant, c’est un jugement qui lui avait paru si limpide à cet instant.

Il défait sa prise autour de sa tasse, la dépose à son bureau et – tout en prêtant une oreille aux paroles d’Andrea – tire un volet de papiers édités la veille au soir.
— J’ai prélevé des échantillons sur les tissus, il explique. Je les ai fait suivre au labo dans les premières heures suivant le prélèvement. Les résultats me sont arrivés hier soir. Il fait glisser les documents sur le bureau d’Andrea, son regard planté dans le siens. Il sait que les résultats ne plaident pas exactement en sa faveur : car ces tissus sont bien ceux des vivants d’Arkham. A une information près : on note une forte  concentration d’acide hyaluronique. Je te laisse constater. Il poursuit : Au visuel, les tissus avaient tout des tissus vesperis.

Puis, reculant d’un pas, il passe deux mains sur son visage – comme pour secouer la frénésie de ces derniers jours.
— J’aurais aimé t’en parler dans des conditions plus formelles. Un soupir d’embarras fend ses lèvres. C’est arrivé il y a deux jours. Je n’ai pas eu le temps d’approfondir davantage, pour le moment. Lèvres pincées. Et je sais de quoi ça a l’air – manque de sérieux – ça me ressemble pas. Il rit, pour mieux faire passer la pilule, mais le sérieux revient rapidement à sa figure. J'en assumerai la responsabilité. Mais comme dit précédemment, il faut étudier toutes les pistes. Tu évoques des songes trompeurs. Quant à moi je suis convaincu d’avoir vu des tissus vesperis. Ou, du moins, d'inquiétantes similitudes. Se pourrait-il qu’il ait, lui aussi, été trompé ? Il peine à le croire.

Quelque chose lui échappe encore, il le sait. Quelque chose l’interroge, au plus profond de lui-même, sur la nature de ce qu’il a vu et constaté. Il avait alors manqué à ses engagements les plus cruciaux, fait un pas de côté d’une manière qui ne lui ressemblait pas.

--- Cancer du pancréas, oui. Et il opine. Plus tôt. Sans doute. J’y penserai. S’il y a, bel et bien, une prochaine fois.

Andrea est stricte sur sa méthodologie – et quelque part Leon y trouve un réconfort. La rationalité à toute épreuve de son supérieur lui est rassurante. Car c’est ainsi que fonctionnent les choses, n’est-ce pas ? Par suite logique et fondements scientifiques. C’est là son terrain, le leur. Le reste lui est trop vertigineux, quoi qu’il en soit.

— J’en ai deux. Une mutation du cancer, qui aurait évolué vers une dégradation importante des tissus. Mais rien ne l’indique formellement dans les résultats d’analyse, comme tu peux le voir. Ou une seconde pathologie, non détectée dans le suivi du patient. Il fronce les sourcils, songeur un instant. Ce serait surprenant, mais rien ne peut l’infirmer non plus. La tasse entre ses doigts est froide à présent. Il la dépose sur le plat du bureau, croise les bras sur son torse. Quant au lien avec les tissus vesperis... Il me semble qu'il est encore trop tôt pour aller plus loin dans mon hypothèse. Il y a songé, mais rien ne lui semble suffisamment cohérent : une nouvelle forme d'atteinte aux humains de la part de l'Ennemi juré ? Une déviance dans les comportements et symptômes vesperis vers les humains ? Inexplicable.

— J’aimerais mener une étude prolongée des patients qui présentent des cancers similaires. De leur vivant, cette fois. Et en parallèle, il faudrait que je sois en mesure d’observer les tissus des Vesperis. De près. Afin de mener une véritable étude comparative. Ses lèvres pincées, il attend la réaction d’Andrea.

— Qu’en penses-tu ?
Les hypothèses en sont à leur balbutiement. La sensation d’être à l’aube de quelque chose d’aussi nouveau – et immense – que lointain le nargue.