Les prières sur le bout de notre langue sont amères. Nous La louons et Elle nous maintient en vie, nous offre le luxe d’un éternel sursis — l’existence des enfants de l’Autre fait partie de l’ordre des choses.
Son existence, à lui, est la conséquence directe de la sauvagerie de nos adelphes.

L’agonie est lente au bord du lac, dans le retrait intime que nous offrent gaiement deux arbres jumelés. Le pauvre lapin entre nos doigts a cessé de se débattre quelques minutes auparavant ; son corps immobile entre nos doigts de poupin est un rappel.

A la perturbation du silence, les fantômes s’agitent ; celle qui tendrement nous surplombe, nous incombe dans la cruauté de l’impossible de la rejoindre dans le Voile — elle s’éteint sous notre requête silencieuse, et le sol en réponse se couvre de mort.
Ce n’est pas une menace.

Sa voix résonne entre les feuilles, virevolte jusqu’à nos oreilles — l’inquiétude ne s’effrite qu’un court, béni instant, jusqu’à ce que le fumet d’un autre adelphe nous parvienne. Les os du lapin craquent. « Tes collègues ne sont pas si aimables, Aster. » Le timbre lent, l’articulation mécanique ; il n’y a plus rien d’angélique dans ce que nous sommes ce soir, accroupi et un cadavre dans les mains, le sang séché sur le corps et encore humide à la lèvre.
« Il ne suffit pas d’une lance pour nous tuer. »
Les prières sur le bout de notre langue sont amères. Le courroux, quant à lui, est postiche.
Un rire, vide. « Ne devrais-tu pas nous achever ? Ton travail a été mâché — nous n’avons guère l’envie de lutter. »

Si la viscérale curiosité de sa trahison envers sa propre nature de prime abord nous inonde, la compréhension est sur ses talons — qu’a-t-il à perdre, lorsque Damoclès fait trôner au-dessus de ses épaules la fatalité de son épée ? Sa proximité est dangereuse ; nous la laissons pourtant se façonner, doucereuse, entre le vide et notre carcasse malmenée. Les plaies difficilement refermées par le sang infâme, et la faim encore vive sur la pointe de notre langue, nous demeurons figé entre les arbres.

« Tu es cruel. Nous l’ignorions. » Ce n’est qu’un murmure fantomatique, entre deux goulées d’air ; le contact tiède de sa main impunément nous brûle, et la gangrène cesse aussitôt, mécanique et palpitante juste sous notre derme. Prédateur devenu proie d’abord sous le courroux d’une lance puis sous la chaude impulsion de ses doigts contre notre peau bleue, nous nous retrouvons démystifié.

Le regard n’est pas fuyant — au contraire, chaque geste est posément observé, appréhendé. « Et incompréhensible. Tu disais vouloir vivre, Aster ; alors pourquoi nous cueillir, après ce qu’a tenté d’accomplir ton propre adelphe ? » Peut-être est-ce une fuite, rongé par un désir indicible de vivre qui ne vient ni d’Elle, ni du Père. Il trouve sa source dans le céruléen et l’afflux d’un sang maudit, contraire au nôtre. Dans l’impossibilité illicite de gestes trop doux pour être autre que chimériques.

« Pas encore. Si la réponse est docile, elle n’en demeure pas moins peinée. Mais c’est dans l’ordre des choses. Sache-le, Aster : l’harmonie est l’épicentre de notre souci. L’un de nous périra sans nul doute, des mains de l’autre ou d’un tiers. Une pause, lente. Sa tendresse n’est réciproquée qu’en-deçà de notre regard, comme une lueur sous la monotonie de la mort. Pourtant, tu luttes. D’abord pour toi, et à présent pour nous. Pourquoi ? »
Nos doigts tressaillent.

La fatigue n’avait été, jusque-là, qu’un vague souvenir. Ce soir elle s’infiltre dans le moindre de nos pores, circule depuis la base de chacun de ses doigts autour de notre gorge ; si la résistance serait aisée, sa détermination effilochée par on-ne-sait quelle force, elle ne nous vient pas. La quiétude de la confiance est tendre — ou peut-être est-ce plus tristement la certitude, au-delà, qu’un cou rompu ne viendra pas à bout du corps qu’Elle a béni.

« Au contraire, tout importe. C’est bien là la seule constance de ce monde : il n’est rien qui n’ait d’incidence dans son agencement. Les mots à demi-étranglés, fléchi sous la violence de son étreinte. Même la façon dont tu briseras notre cou importe. Si la cassure est nette, la guérison le sera aussi ; si elle est douce, peut-être que nous ne t’en voudrons pas. Si tu nous arraches la tête, nous nous éteindrons. »
Il se retire, et sa chaleur nous manque ; sa délivrance, aussi, mais nous le taisons derrière le carcan-azur de nos lèvres.

« Réponds à nos questions. Pourquoi ? Et cette fois c’est nous qui avalons le vide, mécaniquement avide de toute la vie qui surgit de lui. Les jambes tremblent comme celles d'un faon. Pourquoi es-tu si sûr que nous vivrons ? La mort nous a enlevé une première fois il y a des siècles. Elle pourrait le refaire. La gangrène est instable — nous ne le touchons pas. Pourquoi insistes-tu sur la fatalité de ta mort ? Parce qu’elle t’effraie, ou qu’elle t’apaise ? »

Le cou se tord, les lippes déchirées sur une moue si triste que vide. « C’est injuste, et illogique. Tu t’accroches à notre survie comme s’il s’agissait de la tienne. Comme nous voudrions nous y agripper, à la tienne. Une pause, la gorge plus serrée que lorsqu’il y pressait les doigts. Comme moi, je le voudrais. »

La faim s’oublie vite sous le flot du sang ; corps chétif paraît rassasié par un simple lapin, mais quêtera sans doute pire une fois libéré de l’épuisement. Pour l’heure il n’existe plus que les quelques centimètres entre nous, et l’inéluctabilité de quelque chose qui s’effondrera sous peu. Le construire est vain, mais je m’y attache du bout des doigts, comme un mime qui s’enferme dans une boîte invisible. Nul besoin de contact illicite pour que se propagent les messages sous-jacents ; Aster lui-même semble le savoir, non sans regret.
C’est un miroir : ce qui s’extirpe difficilement d’entre ses lèvres fait écho au mal apatride sous mes côtes. « Je n’ai pas besoin de le prétendre. » Illogique et à mon tour incompréhensible, j’arrache à la raison ses fondements et dépose entre ses mains chaudes une théorie idiote.

« Les vesperis sont suspendus dans le temps. C’est un raisonnement hâtif — désespéré. Leur corps devrait pourrir, s’éteindre, et pourtant il subsiste. Sans le toucher, mes yeux pourtant coulent le long de son échine, parcourent ce que tout me défend d’effleurer. C’est l’hypothèse de base : nos cellules ne se renouvellent que si elles sont blessées. En cela, tu existes sur ma main, et sur ma gorge, mes doigts en suivent l’ancien trajet, tant qu’elles feront partie de moi. L’odeur du sang s’élève dans l’air, et les cadavres nous entourent. De la même manière que ton cœur ne m’oubliera pas, chaque fragment que tu as touché se souviendra de toi. »
L'œil brille, un instant, reflété par la lune entre deux nuages.

« Si je m’ouvre le thorax et te cède mon coeur, rien qu’un instant — si je te laisse le marquer, crois-tu que tu y vivras à tout jamais ? »
Le souffle de la Mère paraît rugir dans mes oreilles. Me déteste-t-elle, ce soir ?

Sous le couvert de la nuit, j’aimerais nous penser immortels ; non pas invaincus par la mort mais plutôt à un pas de la vie, couvés par son miroir et lovés par-dessus ses draps de soie. Plus tard je blâmerai l’épuisement de m’avoir rendu si vulnérable, impuissant sous le joug de son regard pressant — Aster a de si particulier qu’il s’immisce, par sa rage de vivre là où la mort n’est plus qu’un lointain souvenir pour moi.
A travers sa fatalité, j’en retrouve le goût sucré. J’ignore si cette saveur survivra à son trépas.

L’indice, fluet, d’un sourire. « Tu me déstabilises. » Le réconfort prodigué n’est qu’une chimère, mais semble lui suffire ; la danse qu’autrefois je menais est dorlotée par ses soins et dans sa valse impossible je m’égare, les brûlures impies bien loin dans les tréfonds de mes pensées pérennes.

« C’est le cas. Sans doute est-ce un peu idiot — mais tant que la main que tu tiens n’est pas coupée, il y aura sur elle, sur moi, ton empreinte. » Désarçonné par son audace, c’est inutilement que je me répète ; reformule mes théories comme autant de prières, le pas chancelant sous sa confiante insistance. La tiédeur de sa peau paraît délicieuse dans la faiblesse émotive — je la sais vénéneuse.

Chaque fois que j’imagine le péché impardonnable, il récidive. Ses doigts sont tendres, et j’en inscris la sensation dans ma mémoire, répète sous mon souffle la volupté de son nom — Aster, Aster, qu’il subsiste dans mes souvenirs comme tracé d’encre indélébile.
Curieusement, je ne recule pas. Même quand il n’existe qu’un infime cheveu entre nous, que les pulsations immuables de son coeur résonnent jusque dans mes os et que mon poignet me brûle. « L’endroit n’importe pas — partout, et nulle part à la fois. La pulsion est magnétique lorsque nos mains se hissent à sa hauteur et effleurent, pusillanimes, la rondeur de ses joues. L’une d’elle s’y arrête et tâte soigneusement sa chair, si vivante qu’elle en paraît féroce ; l’autre, quant à elle, échoue contre sa gorge, l’index et le majeur apposés contre sa jugulaire. C’est la manière, qui est déterminante. »

Ce soir j’espère les dieux aveugles, et mon front se presse au sien dans la supplication muette d’une éternité éphémère ; son temps est compté, avant-même qu’il ne le partage réellement avec moi.
Je demeure sourd à cette fatalité.

Ce n’est pas un baiser, mais il en a la tendresse.
Elle suinte de la pulpe de ses lèvres à la tiédeur de sa joue, jumelée par la surprise amère de ses mots — c’est une réalité insipide qui alors me ronge, mais j’en accepte l’inéluctabilité du bout froid des lèvres. « Je ne crois pas craindre la mort, si elle vient de ta main. » Mère, pardonnez-moi ; car sans relâche je pèche, et entraîne le fils de l’Autre dans des déboires qui sans doute abrègent la fatalité de sa mort.

Les murmures sont inaudibles, couverts par le bruissement des feuilles au-dessus de nous. Damoclès demeure par-delà le cou de l’homme, prêt à le pourfendre — pourtant, il ne recule pas. Et moi j’enserre la chaleur de son âme, je me repais plus de son odeur que du goût de sa bouche ; ligne invisible dessinée par la pudeur que par la survie, je ne la croise qu’au fond de ses yeux et à la rosée de ses pommettes.

« Tu es lié par un devoir qui ne me concerne pas. Votre perte n’est le fruit que de la défense — mes attaques ne sont pas indiscriminées. La main autour de sa gorge resserre son étau, comme un rappel-miroir de ce qui finalement nous lie : la confiance aveugle, la certitude sans fondement que ce soir la mort ne sévira pas. Mais lorsque tu tueras l’un des miens, Aster, crois bien que je le vengerai avec le respect dû. »

Et peu importe si sa marque demeure. « Qu’attends-tu que je dise ? Que je me romprai le bras et dévorerai mes propres lèvres pour t’arracher à la mémoire de mon corps ? Ca n’aurait aucune importance. Ton essence persistera dans mon âme. » Je presse un fantôme à la commissure de sa lippe, une promesse autant qu’une menace.
« Aster. La prise s’adoucit, au rythme indolent de son nom. Crois-tu pouvoir me promettre ta mort ? » Je me sais plus tendre que sa déité ; mais plus punitif, aussi, dût-il faire de moi une mère endeuillée.