>>> MONTROSE DISTRICT, SOIR

Être chauffeur, c'est accepter de devenir témoin de toute la vermine des villes.
Des allées sombres jusqu'aux boulevards enchanteurs, elle est partout. Tapie dans le regard des faux gentilhommes ou évidente dans les gestes des voyous - c'en devient un jeu de la discerner ça et là.
Iggy se souvient encore du premier collègue qu'il a rencontré, un cinquantenaire bedonné et aux joues flasques qui n'avait rien d'autre à faire que de fumer comme un pompier et marmonner sa lassitude - Mike de son nom, ça lui revient maintenant. Il lui avait dit des choses sur cette ville, qu'elle était plus sale qu'elle n'en donnait l'air et qu'il y avait des gens au regard mort. La drogue, sûrement, pensait Mike. Il assurait aussi que quelque chose de pas net se planquait dans les ombres. Que c'était un trou à rat et qu'il valait mieux pas trop poser de question aux clients, les amener d'un point A jusqu'à un point B, ramasser le fric et rentrer chez soi pour profiter de sa femme et de ses gosses.
Iggy, lui, ne pouvait pas s'en empêcher. Il avait suivi ses conseils les premières semaines avant que Mike ne démissionne. Il avait peur des gens silencieux qui montaient à l'arrière de sa voiture - ça lui a pris un peu de temps avant de s'accoutumer aux étrangers.
Puis il s'est rendu compte qu'être curieux ça déliait les langues - que les gens aimaient bien qu'on s'intéresse à eux et que ça leur filait même le sourire. Par extension, Iggy aussi, ça le faisait sourire. Depuis, les conseils de Mike se sont évaporés, ou presque.

Il y a des nuits comme celle-ci où il ne peut pas s'empêcher de spéculer face aux silhouettes informes dans la pénombre. Arrêté sur un trottoir, d'abord pour ranger son gain de début de soirée dans une boite, son regard a vite été attiré par une scène lointaine. Il a plissé les yeux, juste assez pour se faire une idée - quelque chose autour de la drogue, forcément. Celle dont parlait Mike.
Lui, n'a jamais consommé. Enfin, rien de plus qu'un joint en soirée par ci par là. Ça ne l'intéresse pas. Ou c'est une façon de dire que ça lui fait peur - tant mieux, quelque part. Ses parents ont sûrement bien fait leur travail sur ce sujet. De toute évidence, il ne s'attendait pas à accueillir un camé dans son taxi ce soir. Dès qu'il t'a vu approcher, Iggy s'est tendu. Et si tu le pilles ? Qu'est-ce qu'il dirait à la compagnie qui l'engage ?
Et si tu mets sa caisse à sac ? Et si tu la brûles ?
Tout à coup, son imagination est plus que fertile. Il songe au pire. Ça lui arrive trop peu.

— Euh- sa voix étranglée, il la fait passer en déglutissant bruyamment pour reprendre une fausse consistance, je sais pas. Pas longtemps. C'est important ?

Iggy tente un sourire et te regarde - te trouve un peu étrange, dans un état qu'il n'a jamais vu.

— Vous allez où ?

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Lui, les états seconds, il ne les remarque pas toujours et les confond avec de plus simples états d'âme. Né et élevé dans une campagne assoupie, les dangers sont pour Iggy un drôle de mystère. Pourtant, combien de fois a-t-il dû transporter de pauvres gens dans cette voiture ? Combien avaient les idées sombres dans son dos, combien n'étaient pas présents psychiquement tout le long du trajet ? Dire qu'il n'a rien vu. Ou qu'il ne veut pas voir.
Il est devenu un roi de l'ignorance, jusqu'à même nier les frissons dans sa nuque, ceux qui filent la chair de poule et qui font tambouriner le coeur dans le thorax.
Exactement comme maintenant où il l'ignore et t'ignore toi de surcroit, ce que tu dégages de mauvais et de dangereux pour juste miser sur un simple malaise.
Il démarre.

— La route est un peu tendue ce soir plutôt. Moi, ça va. Il assure maladroitement alors que devant vous la route est claire. Enfin, ça roulait pas terrible tout à l'heure j'ai frôlé quelques rétro sans faire exprès - mais j'suis un bon chauffeur vous en faites pas... m'sieur.

Peu sûr de ton genre, il le prononce à mi-voix en espérant ne pas être entendu.

— ... J'veux pas avoir l'air trop insistant ou quoi mais si ça va pas y a quelques... hôpitaux sur la route. On peut vous aider - 'fin après ça me regarde pas, juste je dis ça comme ça.

Y a forcément des solutions pour la drogue - peut-être qu'il devrait contacter cette inspectrice pour lui en toucher deux mots. Ça l'intéresserait sûrement pour son enquête, non ?

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Par moment, il sent son regard comme magnétisé dans ta direction. C'est plus fort que lui, à tel point qu'il remercie les gerbes de lumière qui envahissent le devant du véhicule pour l'obliger à se concentrer sur la route.
Tu n'es certainement pas la première curiosité à t'installer dans son dos et à murmurer des étrangetés supplémentaires. Iggy s'abreuve de la parole des clients pour tuer le temps lors des innombrables voyages mais se fait rarement témoin de ce qu'il se passe en dehors de cet habitacle. Combien de fois a-t-il lu des articles sur internet de ces victimes qu'on laisse pourrir à même le sol sans même tendre la main - combien de fois s'est-il révolté de l'indifférence des autres ?
Il conscientise vite qu'il se trouve à cette même place - et qu'il tend à peine la main par pudeur et sûrement par peur.

— Ben, un peu - enfin le prenez pas mal hein mais vous feriez mieux de signaler ça à quelqu'un. Ça a l'air d'être une situation délicate - pas que je juge ou quoi. J'dis juste... On peut vous aider. Enfin des spécialistes. Peut-être même la police ? Vous connaissez sûrement des gens qui connaissent des gens... et ainsi de suite pour remonter un réseau qui vous emmerde et qui vous fait peur.

Iggy s'agace de son élocution partiellement mauvaise et claque sa langue contre son palais. Par chance, un feu l'oblige à s'arrêter derrière une file de voiture. Là, il peut parler - en se retournant vers toi, la main sur l'appui-tête de l'autre siège à sa droite.

— C'est pas clair, déso' - vous êtes sûr ça va, hein ?

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À force de travailler la nuit dans cette ville, Iggy a accepté l'idée de transformer le cuir de cette banquette arrière en confessionnal. Bon nombre de clients confient leurs péchés et leurs incertitudes, tandis que lui se transforme en une sorte de sage aux conseils du même acabit - à la différence qu'Iggy ne sait rien de la vie, parle avec un coeur pur et sans expérience. Le même que celui d'un enfant, un brin naïf, un brin idiot. Un brin inconscient. Quand il te voit aussi sombre dans le fond du véhicule, endolori d'on ne sait où (puisse cela provenir du coeur ou du corps, qu'importe, dans ses yeux tout le monde peut prétendre à être apaisé d'une manière ou d'une autre), il se sent révolté, poussé comme un héros vers des desseins plus grands encore.

Il profite que le feu soit encore rouge devant pour continuer à te regarder. Il n'a pas beaucoup de temps avant de devoir rompre le contact visuel - pour ça, il parle un peu plus vite.

— Moi j'connais une inspectrice. Elle me parlait de trucs sérieux. Elle m'a donné sa carte. Si vous avez des infos, je peux vous filer son numéro. Et puis... un instant il hésite, parce qu'il se rend compte qu'il vend des informations qu'il n'est peut-être pas autorisé à partager. Aussi, il change de sujet - pour parler avec le coeur, justement. Après si vous êtes pas pressé on peut parler ensemble. Le temps du trajet. J'sais pas trop dans quelle mesure ça peut aider mais des fois rien que pouvoir lâcher son sac avec un inconnu c'est top.

Au moment où Iggy commence à tenter un sourire, le feu vire vert et les véhicules en file derrière s'impatientent. Il se force à retourner droit vers la route et reprend le volant en main afin de longer l'avenue.

— Moi quand j'ai une frustration et que j'veux pas être jugé, je raconte ma vie sur Reddit. Vous connaissez ? Bon j'dis pas que c'est la solution mais des fois ils ont des bonnes idées. Un instant. J'peux être un Reddit humain du coup ? Juste là.

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Vos silhouettes maintenant léchées par les couleurs bigarrées de la grande avenue donnent à cette conversation une sorte d'intimité bienvenue - à de courtes intermittences, lorsque la pénombre revient, il ose des regards vers toi dans le rétroviseur en s'assurant qu'ils ne sont jamais rendus. Avec les années de pratique, Iggy a perfectionné l'oeillade comme pas deux - toujours discret, et si remarqué on le jugerait seulement timide et fuyant.

— Non, non. Pas de jugement. Croix de bois, croix de fer. Si je mens... je vais en Enfer. Assura-t-il avec l'entrain d'un jeune scout et le sourire un peu crispé. Sourire qui s'épuise dès que tu te montres tout aussi curieux que lui. Y a-t-il une bonne réponse à donner ? On ne reprochera pas à Iggy d'être au moins honnête. J'étais pas très loin. J'ai cru voir... des trucs. Je suis pas sûr de quoi - puis vous allez finir par me raconter, non ? Enfin, vous êtes pas obligé. M'sieur. M'dame...

À l'intérieur de lui, il peste. Le genre et toutes les problématiques, ça ne lui parle pas. Il lit des trucs le plus souvent possible - ses potes essayent de le mettre à jour, mais il a du mal à suivre. Face aux androgynes, il ne sait plus comment s'exprimer.
Honteux, Iggy regarde droit devant lui et abandonne les oeillades.

— Après si vous voulez pas, comme j'ai dit c'est... c'est pas obligatoire. Moi j'suis juste... là - pour le moment.