On racontait que le sentiment le plus destructeur était de perdre sa famille ; non pas dans la mort, mais dans l’incertitude.

Déjà dissocié des émotions, ton coeur ignore de quel côté pencher, considérer un deuil tragique ou cultiver un vain espoir ; le monde n’a jamais semblé aussi terne depuis qu’Amadeo s’est effacé de ton paysage.
Les cernes creusées par une fatigue lasse, tu luttes pour ne pas t’évader dans l’alcool. Oublier la douleur juste un soir. Oublier la culpabilité rongeant les entrailles.

Les parents sont sortis, te laissant seul en compagnie d'un silence assourdissant. Tu souhaiterais tant qu’il soit là pour le combler avec des histoires sur les lézards, briser ce calme insupportable.

Tu rêves de lui dire que tu souhaites tant entendre le son de sa voix,
Rien qu'une fois.

Le bruit d’une clé se fait entendre, tu devines le retour des parents. Néanmoins une voix lointaine perce cette odieuse paix ; un timbre attisant ta curiosité, serrant ton cœur sans oser y croire.

Tu n'oses y croire.
Mais il est là.

— Amadeo ?

En apercevant la silhouette d’Amadeo, il t’a semblé que le temps se soit figé à la vue de sa silhouette ; devenu le seul souverain de ton univers.

La voix se fissure ; les mots se perdent, car rien ne saurait décrire ce sentiment.
Les pas avançant vers lui dans un silence pesant, ton bras agrippe le sien dans un geste brutal pour le tirer à toi, un besoin de sentir qu’il est bien là.
Qu'il t’est enfin revenu.

Tu l’enfermes dans une étreinte spontanée, l’emprisonnes dans tes bras pour qu’il ne s’envole plus jamais.

— Pourquoi... Pourquoi tu ne répondais pas ? Plusieurs mois sans nouvelle, Amadeo ! Où étais-tu passé, bon sang ?

Le ton monocorde trahit les tourments de plusieurs mois, craquelle ton calme légendaire ; car seule la famille sait te rendre pathétique.

Le tendre destin semble avoir accepté de te rendre ton trésor.
Néanmoins, en sentant une étrange fraîcheur agresser ton épiderme, tu te redresses légèrement.

— Amadeo…?

Et tu te demandes à quel prix il t'est revenu.

Il a fallu du temps pour que tes sens paresseux ne s’éveillent, accueillent sa présence avec une tendresse alertée ; laissent son sanglot éclater, cette odeur indéfinissable se propager, ce contact glacial te frigorifier.
Tu t’en es d’abord moqué car ils ne témoignent que du retour de ton petit frère.
Néanmoins, un léger malaise se faufile dans ces retrouvailles.

Il devrait s'agir d'un soir de fête.
Alors quelle est cette préoccupation naissante ?

— Six mois.

Un souffle empreint de désespoir à défaut de reproches.
Tu écoutes ses mots décousus ; t’apprêtes à consoler ses peines avec des gestes fraternels, à tisser des solutions toutes faites avant que sa vérité ne frappe.
Une vérité surréaliste, si surréaliste que ton regard vient trouver le sien pour y lire sa sincérité.

— Déchiré ta gorge ?

Penché vers lui, tes doigts palpent sa gorge à la recherche de blessures ; tu n’y trouves aucune cicatrice, aucune trace de cruauté ni de violence, mais un détail n'échappe pas.

— Amadeo… Ta peau est si froide, ce n’est pas normal... Ils t’ont fait ça aussi ?

Tu souhaites croire à des hallucinations, à la malveillance d’une perception déformée par la faim et la soif ; prétendre que les monstres n’existent que dans les contes, que l'on t'affirme encore que l'expression littérale te trahit. Cependant tu le sais : ses symptômes ne correspondent à rien de ce que tes ouvrages t’obligeaient à retenir.
Dans ces instants, tu ne sais que garder ton calme.

— N’aie pas peur, tout est fini maintenant. Raconte-moi tout et je t’aiderai.

Endosser les réflexes d'un aîné comme une incantation apaisante. Sans se dégarnir d'honnêteté.
Le dos redressé, tu adresses un regard au canapé usé par le temps ; tu le libères de ton étreinte pour déposer une main sur son épaule.

— Installe-toi, je vais t’apporter une couverture et une infusion de thé, si tu veux. Papa et maman sont sortis pour un moment, tu auras le temps de tout me dire.

L'invitant à se blottir dans la chaleur d'un foyer, l'air de murmurer
Je m'occupe de tout.