Le temps est gris.
Même lorsque le soleil dort, ses nuages empoisonnent le ciel ; Tito en est le reflet, apathique au terme d’une soirée désolante. Petit prince aurait pu quêter son père dans le brouillard de la nuit, mais ses caprices secouent d’autres murs — aussi se contente-t-il de tendres sourires lorsque Javier lui embrasse le front, et ne laisse l’orage lui ronger le visage qu’une fois seul.

C’est ironique, quelque part : la source de son réconfort a mué, entichée par des sentiments dont il est le seul responsable. Dans un soupir amer, à peine rassasié par son dernier repas, Tito n’aspire plus qu’à s’écrouler dans ses draps et prétendre à un repos qui lui a été arraché bientôt un siècle auparavant.
Mais quand il passe le pas de sa porte, le sifflotis guilleret de feu sa mère encore frais dans ses souvenirs, un adorable tableau lui fait face.

La réalisation est lente, désabusée. « Stolas ? Qu’est-ce que tu fais ic- c’est..? » Si ses yeux s’empressent toujours de dévorer le stoïcisme de ses traits, ils finissent irrémédiablement par tomber sur la créature, minuscule et si fragile confortablement installée sur ses genoux, et sa lèvre tremble. « Tu l’as pris, finalement. » Le ton est doux, si calme qu’il s’en étonne lui-même. Mesuré dans le moindre de ses pas, il se glisse à genoux devant son lit et observe la petite chose. « Elle a l’air si frêle entre tes bras. » Miroir de sa propre réalité, poupée de verre lorsque Stolas l’enserre.

Sa joue s’effondre contre la cuisse du chien, à quelques centimètres du chaton. Ses ronrons secouent la pointe de ses cheveux et Tito, en un sens, tombe encore amoureux : du chat, certes, mais surtout de celui qui le lui a apporté, qui prend tant soin de mesurer sa force pour manoeuvrer le bébé. « C’est pas juste. J’avais prévu de te faire la gueule pendant au moins trois jours. » Désoeuvré, l’enfant-roi laisse ses doigts courir le long du dos de l’animal, et se satisfait de ses vibrations bienheureuses.

Stolas est incompréhensible.
C’est une conclusion que Tito a tiré des années auparavant — entre la chaleur de ses mots et l’air glacial de son attitude, la maladresse d’un homme qu’il ne connaît finalement pas, petit prince est confus.

Il ignore si c’est le chaton ou lui qui ronronne sous les caresses du garde, les yeux confortablement fermés dans la quiétude d’une soirée plus tendre que les jours passés. Ses propres doigts persistent à danser dans la fourrure chaude de la minuscule créature, et il glousse. « C’est grâce à elle. Elle est presque brûlante, comparée à nous. Comme un petit soleil. »
Et, comme d’habitude, l’illusion se fracture.

Stolas redevient froid ; Tito fulmine. « Non. » Impérieux, l’enfant-roi plus évident que jamais dans le caprice d’un refus stupide — ses joues se gonflent piteusement, même pressé contre la cuisse du chien. Au contraire, il prend le chat entre ses mains et se faufile à sa place, sur les genoux du malotru.
« C’est ta punition, pour avoir été terriblement cruel. » La créature vrombit contre sa poitrine et, l’espace d’un instant, il pense avoir retrouvé les battements de son coeur ; elle s’agrippe à lui, les griffes malhabiles contre la peau dénudée du petit prince.

« Tu vas rester là, docilement, et prendre ton mal en patience. » C’est presque plus punitif pour Tito lui-même : si proche qu’il en distingue les micro-cicatrices sur son visage, le parfum du chien plein les narines.
« Jusqu’à ce qu’elle ait faim. Ou soif. Ou que moi j’aie faim et soif. Je sais pas encore. On avisera. » Il essaye, distinctement, de ne pas penser à la facilité avec laquelle Stolas pourrait le repousser.

Tito a toujours facilement pleuré — d’abord des larmes cristallines, puis les rougeoyantes, sanguinolentes sur son visage poupin. Un chien blessé suffit à lui arracher de tendres sanglots, et le semi-refus de Stolas fait monter à sa gorge le caprice d’un hoquet. Obstiné, il reste campé sur sa position et s’enferme dans le confort puéril du silence, le regard porté vers le mur et les doigts délicatement serrés autour de la petite bête.
Il ne tient que quelques secondes.

« Stolas- la porte s’ouvre, et le tableau s’effondre. Lorsqu’il y distingue Ophrys, le sang afflue dans tout son corps — c’est viscéral, la façon que Tito a de se précipiter au-delà de Stolas, comme électrocuté. S’il ne parvient pas à rougir, la dilatation de ses yeux suffit à trahir l’ampleur de son embarras. Ophrys, attends, non, c’est pas- um. »
Une inspiration, de quelques secondes.

« Laisse tomber. Petit prince grommelle et la créature dans ses bras geint un instant, avant de se pelotonner à la jointure de son cou, ronronnant de sommeil. C’est un malentendu, par pitié, crois-moi. J’essayais juste.. Enfin, c’est pas important. Mortifié, il inspire encore, goulée d’air moins affolée. Qu’est-ce qui.. t’amène ? »
Tito redoute déjà les murmures dans les recoins de la cour ; supplie Ophrys silencieusement de ne rien faire parvenir à son père, par peur de l’exubérance des rumeurs qu’il pourrait propager sous le joug de l’ennui.

Petit prince pris au dépourvu — l’absence de réaction de Stolas le conforte dans la mésentente de la situation et ses lèvres se pincent sur le désarroi d’un coeur éploré. Il le referme sur un soupir nu d’espoir, sourcils froncés vers le Joyau. « Evidemment que je vais bien, tout le monde me surprotège. » La moue est enfantine, à demi fausse : l’affection est bienvenue, mais le prince est de plus en plus étouffant.


La tristesse adolescente est de courte durée ; si puéril est-il, Tito est le fils du Prince, et la Cour est son souci.
« L’atmosphère est pesante, ces derniers temps. Tellement que même ceux qui viennent visiter le ressentent. » Mimo s’en était plaint — et Tito l’a lui-même constaté, au-delà de ses propres déboires. Ses lèvres s’entrouvrent, un instant, mais la parole est coupée et l’ensorcellement est pernicieux ; s’il recule c’est par instinct, s’il lève une main à son cou pour protéger le chaton c’est mécanique.
Les prémices du silence sont infâmes.

« Comment ça ? Sans doute est-ce l’inquiétude, le souci de la préoccupation du père qui lui permet d’outrepasser l’impérieux malaise. Tu es toujours trop mystérieux, Joyau. Qu’est-ce qui préoccupe tant mon père ? » Si loin le sourire embarrassé, l’illusion des joues rosies de gêne — Tito se veut autoritaire.
Ses yeux défilent de l'un à l'autre, curieux mais prudent ; lorsqu'il s'arrête sur Stolas, il espère y lire la confusion-miroir de la sienne.

Il n’est pas rare que Tito soit buté ; ces derniers temps, sa frustration est tout aussi fréquente. Quelque chose pourrit dans la Cour, et personne n’ose le lui confier — soit par dédain, soit par ce besoin avilissant de le couver. Il suspecte Ophrys d’en tirer un tierce avantage : le divertissement.
Pied tapé dans la manifestation puérile de son mécontentement, il subit pourtant sans s’opposer au Joyau ; protester n’aurait sans doute aucun effet sur le mystère qui forme le favori, alors petit prince obéit dans un mutisme qui ne lui ressemble pas.

Et lorsque la porte se ferme derrière Ophrys, c’est Stolas qu’il foudroie du regard, la contrariété beaucoup plus vive dans l’intimité docile. « Est-ce que tu me caches quelque chose ? Les pas sont fulminants jusqu’au géant. Que tu taises tes devoirs envers mon père est une chose ; que tout le monde me dissimule quelque chose qui visiblement le préoccupe en est une toute autre. »
C’est sans doute injuste, la façon qu’il a de s’énerver contre le garde — et c’est bien vite qu’il s’en rend compte, les lèvres pincées et les foulées inquiètes dans la pièce. « Désolé. J’ai peur des secrets. » Tito a toujours été fait pour illuminer les autres ; sans doute a-t-il failli à cette tâche, et son pauvre papito a trop de responsabilités. « Est-ce qu’il a arrêté de me faire confiance ? »

Pensées volages, jetées dans le vide. Lui a-t-il seulement déjà fait confiance ? Un soupir, contrit, et les vestiges d’un tic le reprennent subitement : il ronge la peau froide de son pouce. « Il faut que je lui parle. »