C'est pas facile de se fondre dans la masse du lycée, pour Bobbie. Un mètre quatre-vingt, une silhouette déjà sculptée par les clubs de sports qu'elle fréquente depuis l'enfance, et aucun budget pour s'habiller avec les mêmes marques que les autres. Sa bonhomie - et, soyons honnêtes, sa puissance de frappe - lui permet quand même de se faire sa petite place dans cette jungle adolescente, auprès des jocks qui la voient comme "un des leurs". C'est en connaissance de cause qu'elle a sacrifié sa féminité sur l'autel des préjugés. Plutôt casser des gueules que rompre sous leurs médisances. Ca lui aura permis de se défouler un bon coup, et de faire le tri pour garder les moins effrayés et les moins stupides. Mais les vrais moments où elle se sent elle-même, ce n'est pas avec les autres sportifs du lycée, mais avec ses amis de l'extérieur, rencontrés dans toutes sortes de contextes différents. A ses yeux encore immatures, ils représentent la liberté, en comparaison avec les esprits étriqués auxquels elle est habituée.

Puisqu'on la voyait comme une anomalie partout, Bobbie n'a pas attendu d'avoir le permis ni la majorité pour vivre bien des aventures, espérant trouver ainsi un endroit, un groupe, n'importe quoi où elle se sentirait normale ; où elle se sentirait elle-même. Se faire traîner en rave avec des punks qui vivent en commune, faire des randonnées dans la forêt avec des hippies de l'âge de ses parents, retaper des motos dans un hangar abandonné avec des bikers de passage, participer au club de lecture de la voisine à moitié sourde… Changer de style et d'attitude pour essayer de mieux s'intégrer à chaque essai n'était pas aussi usant que ça en avait l'air : non, c'était complètement grisant, jouissif. Comme si elle se redécouvrait sous un nouveau jour à chaque "transformation".

Au final, son groupe d'amis réguliers était aussi hétérogène que le contenu de sa garde-robe - ce qui ne les empêchait pas de se retrouver régulièrement pour discuter autour d'une bouteille achetée avec des faux papiers, surtout alors que le premier déménagement de Bobbie approchait. Dispersés autour d'un écran qui diffuse un film d'action que personne ne regarde, Dave (son frère) joue à un jeu sur son téléphone, enfoncé dans un pouf Hello Kitty. Minjo (gothique obsédée par les araignées) trône sur un des accoudoirs du canapé, utilisant l'épaule de Bobbie comme accoudoir. Stjepan (membre de son dojo et poète en herbe) commence à remplir les gobelets rouges selon les préférences de chacun, en faisant bien attention à décorer celui de Dave pour qu'il ne confonde pas son coca avec un des verres "des grands". Eden (militant-e LGBT+ et food blogger) est déjà en train de se noyer dans le bol de chips, assis-e aux pieds du canapé. La bouche pleine et le visage couvert de miettes, iel brise le silence confortable avec une question que tout le monde veut poser, mais que personne n'ose formuler.

EDEN - T'as pas ramené ton gars ?
MINJO (sursaute) - Eden ! Ta gueule !

Le regard de Bobbie s'assombrit brièvement, avant de retrouver sa joie usuelle. Du coin de l'œil, elle sait que son frère a verrouillé l'écran de son téléphone et tend l'oreille. Elle préférerait ne pas parler de choses comme ça aujourd'hui… Mais c'est sans compter sur les grandes gueules qui peuplent la pièce.

BOBBIE - Quoi, il vous manque tant que ça ? Ah ouais, ça essaie carrément de me remplacer, en fait. Bha bravo les vrais amis, hein.
MINJO - Ew, plutôt crever.
EDEN - Allez, dis-nous, il s'est passé quoi ?
STJEPAN - Bobbie… On est tous inquiets. Mais si tu veux pas en parler, on respectera ton choix. On est là pour se changer les idées, pas vrai, les gars ?
BOBBIE (lève les yeux au ciel) - Ok, je vous raconte ce qui s'est passé, et après on profite de la soirée, pigé ? En gros, bah… on s'est séparés hier. Du coup, je l'ai pas invité. Voilà. Fin de l'histoire. Vous êtes contents ?
EDEN (dans un déluge de postillons de chips) - BBVOBBVIE !!!!!
MINJO - Hahaha, dégueuuuu ! Tu l'as mérité, Bob. Allez, balance les détails.

Bobbie s'essuie le visage comme elle peut avec le revers de sa manche en rigolant doucement, attendrie. Elle a de la chance d'avoir des amis pareils. Est-ce qu'ils seront toujours aussi proches, quand elle sera à la fac ? Elle espère qu'oui. Avec un sourire étrangement maternel, elle se confie ainsi à sa petite bande haute en couleurs - sur les disputes régulières qu'elle avait avec son copain, qui n'ont fait qu'empirer quand il a appris qu'elle voulait devenir paramédic. Sans que sa voix trahisse sa rancune ou sa tristesse, elle mentionne quelques autres sources de conflits qui ont empoisonné leur relation, et la conversation dévie sur un échange collectif autour des relations, des partenaires égoïstes, et toutes sortes de sujets jusqu'à ce qu'un par un, tous s'endorment, rassasiés, pompettes, et sereins.

Un souvenir qui la fait toujours sourire.

*

En sortant de la morgue, Bobbie n'a pas pu s'empêcher de vomir dans la première poubelle qu'elle a trouvé. Son oncle Richie s'était précipité derrière elle, mais ne sachant pas trop quoi faire, il se contentait de lui caresser le dos et de répéter en boucle que ça allait bien se passer, et qu'elle n'était pas seule. Elle avait beau se rattacher à toute la rationalité dont elle était capable, à ce qu'elle avait appris sur le deuil en cours, à la voix aimante et abattue de l'oncle endeuillé qui l'accompagnait, elle était incapable de montrer la moindre émotion. Son interaction avec la médecin légiste avait été aussi procédurale que possible, et même la professionnelle avait semblé légèrement inquiète en voyant le visage aussi fermé d'une jeune femme présente pour identifier des corps.

Après s'être débarbouillée dans des toilettes publiques, Bobbie s'appuie contre le pick-up de son oncle en attendant qu'il sorte de la station-service. Evidemment, le tonton poule a fait le plein de snacks et de sodas en tout genre dans l'espoir que ça lui remonte un peu le moral. Elle a envie de lui adresser un sourire reconnaissant, mais ça ne vient juste pas. Elle murmure un petit "merci" en prenant le sac et s'assied côté passager, sans le regarder dans les yeux. Il ressemble beaucoup trop à son père - elle craquerait immédiatement. Il le sait. Il démarre, reprend l'autoroute, et allume la radio pour combler le silence à venir. Pourtant, une demi-heure plus tard, c'est la jeune adulte qui le brise d'elle-même.

BOBBIE - Je vais chercher du boulot.
RICHIE (baisse le son) - Tu… Quoi ?
BOBBIE - Du boulot. Un taf alimentaire, quelques années, le temps de mettre de côté. Je passerai mon certificat quand-
RICHIE - Hey, hey, doucement. Birdie, tu sais qu'on est là pour toi, pas vrai ? Prends le temps de faire ton deuil avant de réfléchir à la suite. T'as pas à vivre ça toute seule.
BOBBIE - Je t'ai déjà dit de plus m'appeler comme ça.
RICHIE - Mais c'est moche, "Bobbie"… Tu peux jouer les dykes autant que tu veux, je te connais depuis avant ta naissance et tu seras toujours la jolie petite Birdie de ton tonton. Ca changera jamais.
BOBBIE - Arrête la voiture.
RICHIE - Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as encore envie de vomir, tu te sens pas bien ? J'ai encore du thé dans mon thermos si tu…
BOBBIE - NON !

Elle met un coup de poing dans la boîte à gants, qui couine et se fissure avant de pendre lamentablement. Un florilège de devis et formulaires des pompes funèbres et de l'hôpital se répand aux pieds de la jeune femme, et son oncle la foudroie du regard. Il pensait que l'université l'avait rendue plus mature, ou au moins, assez mature pour mettre leurs "petites disputes" de côté à un moment aussi important. Lentement, Bobbie tourne la tête vers lui, réunissant tout son courage pour faire face à ce visage si proche de celui de son père… où l'amour est remplacé par l'intolérance, l'agacement et la honte. Richie, lui, voit aussi son défunt frère dans la façon dont la colère tord le visage de sa nièce. Leurs douleurs se font écho, et pourtant, ils sont incapables de se comprendre.

RICHIE - C'est pas le moment de faire des caprices de gosse. Ramasse les papiers Birdie, ils sont importants.
BOBBIE - Roberta.
RICHIE - Sois mature pour une fois-
BOBBIE - Non. Ferme ta gueule. Maintenant, pour toi, c'est Roberta. Tu veux pas faire d'efforts pour me comprendre ? Je te forcerai pas, mais tu me forceras pas non plus à te garder dans ma vie. Je te contacterai pour te tenir au courant de l'organisation des obsèques, mais à part ça, je veux plus te parler. Non ! T'as rien à répondre, je te laisse pas le choix. Provoque-moi encore une fois et c'est pas ta boîte à gants qui prendra.

Le reste du souvenir est ellipsé, comme toujours lorsqu'elle repense à ce jour maudit.

*

Finalement, elle a pu trouver un job à temps partiel qui lui a permis de financer la suite de son parcours. Avec ce qu'elle a récupéré des économies qu'avait laissé derrière son père, elle put également payer les soins de sa mère. La course, le cardio, la muscu, la nage, le roller, tout était bon pour canaliser ses émotions. Eventuellement, elle décida de s'engager dans une profession encore plus physique que celle qu'elle visait à la base : pompier, ça devrait lui permettre de se donner à fond, non ?

Mais bien qu'elle ne regrette pas son choix de carrière, celui-ci vient avec son lot de difficultés. Même les missions de prévention et de vulgarisation peuvent rendre amer, lorsqu'on connaît l'amplitude des risques qu'elles essaient de diminuer. Bobbie fait mine de ne pas s'encombrer avec les démons de ses propres choix, mais ses pensées lui rappellent constamment qu'ils sont toujours là. Que peut-elle y faire, si ce n'est continuer d'avancer ? Il faut continuer de se battre, de rire, de courir ; de vivre.

Après deux ans de carrière à Arkham, elle s'y sent de plus en plus chez elle. Pourtant, ce ne sont pas les bizarreries qui manquent. Départs de feux inexpliqués, légendes urbaines sur les combustions spontanées, et presque toutes les semaines, des affaires closes et classifiées à la vitesse de la lumière. Trop occupée par sa propre petite vie pour y prêter la moindre importance, elle considère que ce ne sont que des coïncidences décousues, rien de majeur, et rien qui ne la concerne.

Reste à voir combien de temps passera avant que cette ville ne lui donne tort.