Boston, 2023.

Arnold peine à garder son attention, les pieds dans le sol, il sent la foule se compresser contre lui. S'il tente de se faire le plus petit possible pour ne pas sentir les corps en euphorie le toucher, il sursaute au moindre contact inapproprié. Son attention volète, ne s'arrête jamais plus d'une seconde sur un point, ses pensées fusent et les sons lui écrasent les tympans. Il y a les gens qui chantent faux près de lui, au point de lui hérisser le poil de colère. Il y a les basses et les guitares qui grésillent. Il y a les flashs de lumière qui embrase sa pupille, les projecteurs qui peinent à suivre l'artiste. Il y a trop de tout et surtout.

Il y a trop de toi.

Arnold sent la tristesse dans sa poitrine. Le voilà absent d'Arkham quelques jours, le mal du pays comme on dit. Mais il ne pouvait pas rester sans rien faire. Depuis que tu es revenu·e dans sa vie, tu t'es fait une place dans sa tête. Arnold n'en dort plus. Toi, Lawrence, son ex, ou plutôt saon partenaire disparu brusquement en 2009. Au début, il peinait à reconnaître tes traits ; il se disait que tu étais un genre de songe que la Malédiction de Mens enracinait dans ses nuits. Puis il y avait eu les signes. La voix, bien sûr, mais surtout la sensibilité et l'attitude. Il a alors retracé tout ce qu'il pouvait de ta carrière, fébrile, lui qui essaye de rester loin de ses émotions le plus possible. Tu avais ravivé des passions, des angoisses, des questions.

Hyperfixation.

Certain·es parlent d'obsession maladive. Lui, il ne parle pas de passion ou d'obsession. Juste hyperfixation, car tu es une idée dans son crâne. Un souvenir revenu d'entre les morts. Quand tu as disparu, Arnold a cru d'abord que tu l'avais ghost.

Puis le temps avait comblé le trou, laissé vide alors, dans sa poitrine.

C'est douloureux pour lui, le concert. Il n'est pas dans le moment, car tout est occulté par ton écrasante présence - tu es si loin, et si proche, ta voix imbibe tous les pores de sa peau et Arnold en oublie de respirer. Il n'est personne. Il ne sera toujours personne. Malgré tout, il a de la ressource. Quand tu annonces que le concert va bientôt se terminer, il se coupe de la foule. Il doit brasser vents et marées, corps et voix, pour se diriger droit vers les coulisses. Si les agents de sécurité forment un mur, il montre ses papiers d'identité, les preuves de son statut de militaire réserviste.

Il y a toujours deux choses qui se déroulent.

C'est un seau de son autorité, aussi bien factice que forgé dans le respect. Arnold est un vétéran, cela fait de lui un héros de la nation. Quand il parle de l'Irak, il voit des regards d'admirations - et il les déteste, ça gratte sous son épiderme. Mais il y a aussi autre chose, la peur ; s'il est là, c'est qu'il y a un problème. Il exige de s'entretenir avec toi, il parle de Lawrence, on lui demande qui c'est. Visiblement, il te connait, et son statut lui ouvre la porte.

Arnold suit toujours les règles. C'est ce qui lui permet de ne pas perdre pied, c'est l'équilibre avant son chaos intérieur. Mais pour toi, le voilà en train de braver les interdits. Il use de ses privilèges pour se glisser dans les loges. De là, les bruits sont étouffés, les groupies excitées.

En attendant, il met son casque anti-bruit. Il s'accroupit dans le couloir, les coudes appuyés sur ses cuisses, il joint les mains. Et ses doigts tapent les uns contre les autres, en rythme. Il porte un épais pantalon cargo, ses vieilles doc Martens, une veste kaki - il se sera fait plus ou moins beau pour toi. Ne reste que le bonnet qui cache sa honte.

Est-ce qu'il devient fou, Lawrence ?



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Est-ce que c'est toi, qui le rend fou, Lawrence ?

Arnold balance entre ses rêvasseries et la réalité. Il ballotte entre ses angoisses existentielles et la violence de son quotidien. Il navigue entre son autisme, et le mal d'Arkham. Souvent, c'est un mélange indéchiffrable. Il n'a jamais été bon pour reconnaître ses sentiments. Il s'attache aux gens que lorsqu'ils sortent de sa vie, quand leur absence le blesse plus qu'il ne l'aurait cru. Alors il patiente, comme un chien fidèle et loyal qui attend le retour de son maître. Il tape le bout de ses doigts, toujours, signe de son anxiété ou de son impatience. Parfois c'est de la joie.

Puis il y a ta voix.

Arnold baisse son casque anti-bruit autour de son cou, il tourne la tête en ta direction. Figé dans le temps, dans les années où vous vous étiez connu, il ne réagit pas. Un regard perdu, un air de fou peut-être ; est-ce que c'est toi, Lawrence ? S'il se relève pour venir te toucher, sentira-t-il la chaleur émaner de tout ton corps ? S'il passe la main dans tes cheveux, retrouvera-t-il leur douceur d'antan ? Tu es différent·e, toi aussi.

Tu ne sembles pas le reconnaître. Tu lui demandes de partir.

Non. Tu lui dis qu'il ne devrait pas d'être là.

Ce n'est pas tout à fait pareil - c'est son cerveau qui joue à saute-mouton, bondissant de conclusion en conclusion. Avant de venir, il a visualisé la scène plusieurs fois. Il a appris tous ses scripts sur le bout des doigts, et parmi l'un de ces derniers, il y a cet exact même scénario. Tout va bien. Arnold sait quoi faire.

Il se relève alors, lentement. Ses articulations craquent sous son poids, puis il se rapproche de toi. Il aimerait te prendre par les épaules, rapprocher ton visage du sien, vérifier que l'agencement de tes traits est le bon. Au lieu de ça, il garde une petite distance. Il a la voix qui colle dans le fond de la gorge, le cœur qui bat trop vite.

« C'est moi, Lawrence, son ton est rauque même s'il tremble un peu. Je suis Arnold. Puis il se passe une main sur le visage, calme calme calme, tout va bien, rien de grave. Est-ce que tu es bien en vie ? Ou est-ce qu'il rêve éveillé ? Tu sais... il y a dix ans. Plus de dix ans. Sois fort, tu es un soldat, ce n'est pas ces retrouvailles qui vont ébranler tes jambes. Tu es montagne, tu es épée, tu es un mur. Il arrive péniblement à ajouter : Lawrence, tu es vivant. »

Est-ce que c'est la joie de te revoir en chair et en os ? Est-ce que c'est l'angoisse qui écrase sa voix ? Arnold sent la panique imprégner tous ses sens. Sa vue se trouble, un son aigu perce son crâne.



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Est-ce qu'il est fou, Lawrence ?

Est-ce que c'est le temps qui aura abîmé sa raison ? Sa mémoire altérée, Arnold ne vit plus depuis dix ans. Ton espèce lui aura volé son avenir, et il se sera condamné en intégrant Regen. Pour l'instant, il ne sait point ce que tu es. Il peine à croire l'image que tu lui renvoies, quelque chose chez toi est différent. Mais n'est-ce pas à cause de ces dix, voir quinze ans, qui se sont écoulés depuis votre dernière rencontre ? Ton absence aura abandonné des doutes et des interrogations. Ton absence aura abîmé sa confiance, et depuis, Arnold peine à établir de nouvelles relations. Oh. Votre histoire n'a pas duré si longtemps ; sa formation se refermait déjà sur lui. Son sens du devoir aiguisé. Se rendre utile. Qu'importe la douleur, qu'importe les atrocités de l'Irak.

Tu le rejettes.

Mais il y a de l'émotion dans ta voix, quelque chose qu'il n'arrive pas à cerner. Tu es loin de te douter de ce qu'il se passe dans sa tête. Arnold retient la crise de panique. Il y a trop de toi et trop de tout. La musique aura épuisé ses sens trop fins, la lumière rend sa vision trouble. Son unique œil peine à faire le point sur toi, ton visage, tes traits, tes cheveux, tout devient flou. Son cœur bat vite, l'angoisse rentre dans ses tissus nerveux. Et ton rejet rajoute du poids.

Son propre corps lui est désagréable.

La surcharge le fait trembler, Arnold tente de se reprendre. Il grimace quelques fois, comme des tics nerveux, comme si ses vêtements lui serraient la gorge. Il est au bord de l'effondrement. Tu ne l'as peut-être jamais vu exploser. Mais quand il sent que la crise arrive, il perd patience - lui, souvent sans saveur -, il peut se montrer colérique et violent. Juste en mots. Alors il gratte et il gratte sa nuque, les plaques d'eczéma recouvrent son épiderme.

Il sourit.

Il n'y a rien de vivant dans ce sourire.

« Je ne pense pas que je me sois trompé. Il inspire pour bloquer sa respiration, il ferme les yeux de toutes ses forces. Je suis désolé, Arnold s'excuse toujours. Pour tout. Pour rien. C'est plus facile de se rendre responsable du rejet. Je sais que j'ai changé, je ne suis peut-être pas quelqu'un que tu aimerais revoir. »

C'est la réalisation de son erreur. Arnold n'est personne. Désormais, tu es Loren, Lawrence. Il n'arrive pas à se faire à ce nom, Loren est pour lui le pseudonyme. Mais il veut s'assurer que c'est bien toi, c'est tout ce qu'il demande.

« Juste... ne me mens pas, putain. Il a un rire nerveux, les mains qui tremblent. Désolé, je ne voulais pas être... comme ça. »

Il fait un geste de la main, il peine clairement à respirer. Comme si ta simple présence aspirait tout son souffle.




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Est-ce qu'il est devenu fou, Lawrence ?

Avec son œil en moins, Arnold ne reconnait les visages que s'ils sont suffisamment proches. Avec l'autisme, Arnold ne reconnait les visages que s'ils ont des détails ayant retenu toute son attention - la couleur des yeux, des cheveux, un grain de beauté qui dès lors, prendra tout la place sur la peau. Tu le fais douter.


Il y a les sons qui saturent sa pupille, et les lumières qui crient dans ses oreilles. Ton silence s'allonge, et tout se mélange dans son crâne. Incapable de t'entendre ou de t'écouter, parles-tu seulement ? Ou est-ce la cacophonie dehors qui te fait chanter (hurler) dans sa tête ? Le regardes-tu ? Le juges-tu d'autant plus bizarre qu'avant ? Parce que là, il sait.

Mais non.

Il n'y a que ton absence. Le silence d'une conversation interrompue, la douleur des sens épuisés - il sent son vêtement s'enfoncer dans sa peau, et ça gratte et ça gratte et ça gratte, il y a la sueur fusionnée entre son front et sa nuque et son bonnet. Et il y a le son de tes pas qui surplombent tout. Arnold recouvre ses oreilles, il recule alors que tu te rapproches. Ce serait le bon moment, non ? Graver ce visage perdu, se familiariser avec ce que tu devenu. La bouteille est ignorée.

Parce qu'il doute tout le temps, et de tout. À chaque souffle de son existence, à chaque fois qu'il voit le soleil se lever dans les rues. Quand il croise les siens, et qu'il n'est pas trop sûr de savoir si ce sont ces foutus monstres, ou eux, bien eux.

Est-ce que c'est toi, Lawrence ? Ou bien il te confond réellement avec Loren ?

« Désolé. Entre deux souffles difficiles. Je crois que je me suis trompé. »

C'est lui qui part. Il préfère ça comme ça. Il t'abandonne, son regard se perd dans le vide et le corps se balance. D'avant en arrière. Inspiration. Expiration. Il y a la gorge qui gratte, des picots enfoncés dans son œsophage. Puis plus rien.

Pas ici pas ici pas ici pas ici

(Imagine si Maria devait se déplacer pour toi à cause d'une crise)
(Imagine les psychiatres et les institutions, sens la déréalisation)

Elle se cristallise dans les décors, un voile devant son œil unique. Les sensations qui se perdent, et l'esprit qui s'enfonce mollement dans les souvenirs. C'est comme pénétrer un champ de coton, une couette, il y a quelque chose d'agréable quand tout s'arrête. Incapable de parler, il ne répondra pas si tu l'appelles.

Si tu l'appelles.

Est-il fou, Lawrence ?

Ou c'est toi et bien toi qui se tient à quelques mètres ? Est-ce que l'Éreintement peut se solidifier en hallucination ? Est-ce qu'il est devenu fou ? Est-ce bien ton visage, ou est-ce celui du monstre de cette nuit-là ?

Comme d'habitude, Arnold n'est pas trop sûr.





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