Home Again

Sa valise roule en cacophonie sur le pavé, marquant chacun de ses pas au milieu de la nuit. La fatigue ronge ses muscles et sa tête. Les derniers événements rejouent en boucle dans sa tête comme un écho – insaisissables, mais persistants. Loren tente de les chasser. Iel ne veut plus penser. Ne plus jamais penser.

Ses jambes le transportent intuitivement. Pas besoin de se repérer dans cette ville qu'il connait comme le fond de sa poche. C'est sa prison, mais aussi sa maison. Et il éprouve un certain soulagement à pouvoir retrouver ses bras.

On ne s'échappe pas d'Arkham et de ses ombres.

Iel s'arrête devant une porte. Il hésite un instant entre cogner et entrer immédiatement. Ne sois pas bizarre, Loren. Sa main rencontre la poignée de porte et il ouvre.

« Aemon ? Je suis là. »

Home, again.

Home Again

Ses bras l'enserrent et Loren fond immédiatement. La valise est lâchée sans cérémonie pour rendre l'accolade. Iel avait besoin de ça. Que de ça. L'absence d'Aemon auprès de lui était étrange, dérangeante. Maintenant qu'elle est là avec lui, tout semble rentrer dans l'ordre. Il n'a plus aucune raison de s'inquiéter.

Iel est à sa place.
Chez soi.
Dans ses bras.

« Tu m'as manqué aussi. »

Il esquisse un sourire en réponse au sien, mais aussi pour tarir les inquiétudes qu'il lit dans son regard. Iel n'a pas le cœur à lui mentir, mais iel ne veut pas le décevoir. Le choix est impossible. Alors il opte pour une demi-vérité.  

« Je suis crevé·e. »

Il n'y a qu'à le regarder. Ses cheveux sont en bataille et les cernes ternissent son visage autrement rayonnant. Mais ce sont ses yeux qui le trahissent. Ils ne brillent pas d'euphorie, ils ne racontent pas les victoires et la gloire. Ils s'échappent de honte alors que leur propriétaire se penche pour récupérer la valise tombée.

« Tu dois être au courant… »

Iel risque, n'osant pas la·e regarder alors qu'iel gratte la surface de ses maux.
Il espère qu'iel n'est pas trop déçu·e

Home Again

C'est un privilège d'avoir Aemon comme créateur. Loren le pense, sincèrement, alors qu'il reçoit encore maintes cajoleries et consolations. Sa gorge se compresse. Iel n'a vraiment pas envie de pleurer. Pas alors qu'il est encore à la porte. Iel se contient et ferme les yeux, hoche la tête doucement.

Chaque chose en son temps.

Il se laisse traîner jusqu'au salon sans réticence. La familiarité du lieu l'enveloppe comme la plus douillette des couvertures après un grand froid. Oui, voilà, il lui semble que le monde extérieur recèle de dangers et d'hostilités. Qu'on le·a laisse dans son cocon, le temps qu'il reforme ses ailes.

Le sofa enfin à sa portée, iel s'y laisse tomber de tout son poids. Un soupir lui échappe.

Chez soi,
enfin.

Pourtant, un poids continue à peser sur sa poitrine. Il faut exorciser le mal, laisser sortir ce qui n'appartient qu'au dehors, qu'au passé – iel espère. Il faut se confier. Sa tête se tourne vers Aemon.

« Je pense que c'était une mauvaise idée, tout ça. »

Un temps. Son regard se tourne vers le plafond.

« Une personne est venue me voir à Boston, après le concert. C'était… »

Arnold.

« … quelqu'un, de mon ancienne vie. Il m'a reconnu, je crois. Je ne lui ai rien dit. »

Bien sûr, car cela aurait été lui mentir.

« Je ne m'attendais pas à cela et maintenant je crois que j'ai tout foutu en l'air. »

Home Again

L'aveu est fait mais son cœur continue à battre trop fort. Loren laisse sa tête retomber contre celle de sa créatrice tandis qu'un soupir soulève sa poitrine.

Iel ne sait pas s'iel a envie de parler encore plus de tout ça. En même temps, n'a-t-il pas ouvert la porte ? Son regard se perd sur les doigts d'Aemon flirtant avec ses bagues. Iel n'y voit que familiarité et confort – et c'est tout ce dont iel a besoin en ce moment. Sa main vient alors chercher la sienne pour entrelacer leurs doigts.

« C'était il y a longtemps. Avant que tu m'aies changé. »

Un regard vers Aemon, un sourire fin qu'il parvient à lui offrir en signe de reconnaissance. Plusieurs émotions se bousculent dans sa cage thoracique, mais nulle ne détrônera la gratitude qu'iel ressent pour lui. Et peut-être que s'il se concentre là-dessus, oui, sur le cadeau qu'Aemon lui a offert, sa peur ne sera plus qu'un mauvais souvenir et ses rêves ne lui sembleront plus aussi difficiles. Il serre doucement sa main.

« On était des amoureux à l'époque. Rien d'important. »

Tellement important, au contraire. Le premier, pour tant de choses. Loren a ce don particulier pour se mentir à lui-même. Iel se convainc avec un sourire cynique, inconscient-e de l'acidité de ses mots.

« Il faut croire que j'ai été inoubliable pour lui. Et il m'a reconnu. Il m'a appelé. Par mon vieux nom. Je lui ai dit qu'il faisait erreur sur la personne. »

Parce que c'était le cas.

« Ça ne devait être rien, mais… »

Ses sourcils se froncent, et quelque chose se brise sur ce visage si lisse.

« J'ai tellement eu peur, Aemon. »

Home Again

Ses traits sont tirés par l'émotion. Ses yeux inondés fuient d'abord le regard d'Aemon avant de s'y accrocher. Un battement des paupières et des larmes s'échappent – glissent doucement sur ses pommettes avant d'être interceptées par les mains de son créateur. Loren ferme les yeux, hoche la tête en l'écoutant. Qu'est-ce qu'iel ferait sans ellui ? Qui saurait accueillir sa peur avant tant de bonté ? Il n'a plus rien à craindre.

Aemon sera toujours là.
Ses problèmes sont temporaires.

Iel rouvre les yeux et lui offre un sourire entendu.

« C'est Arnold. Anorld Schwarz. »

Étrange de prononcer un nom qui appartenait à son ancienne vie. Étrange de le prononcer au présent.

« Il a vieilli, c'est sûr, ça fait quinze ans maintenant… »

Il y aurait bien les photos sur un disque dur pour en attester – des innombrables selfie pris à l'époque, sous l'insistance de Loren. Mais est-ce que rouvrir ces mémoires en vaut vraiment la peine ? Il aurait préféré garder ce chapitre de sa vie fermé.

À son tour, iel dépose sa tête contre l'épaule d'Aemon.

« Mais ça n'a aucune importance maintenant. » Il répète, pour se convaincre lui-même. « J'ai réussi à le faire douter, je crois qu'il a compris qu'il y avait erreur sur la personne. »

Alors il n'y a pas de danger, n'est-ce pas ?
Il n'est pas nécessaire de pousser l'affaire plus loin ?

Home Again

Loren se sent bête de pleurer pour si peu. Ça ne devrait pas y avoir d'importance. Ça ne devrait pas être aussi effrayant. Aemon est là, il n'y a aucun danger. Les yeux fermés, iel se le répète comme un mantra, laissant sa créatrice essuyer ses larmes. Doucement, sa confiance revient – ou peut-être est-ce une trappe dans son cœur qui se referme. Pas un sanglot ne soulève sa poitrine. Pas un souffle artificiel n'est porteur de sa voix tremblante. Il se sent comme une coquille vidée – fragile – et pourtant fermement là, présente, vivante dans ses bras.

« Non, il ne viendra pas. »

C'est comme s'iel formulait un ordre adressé à l'univers. Une première dénuée de supplication.

« Il ne sait pas que je vis ici. Il ne se doutait pas que j'existais encore jusqu'à il y a peu, je suppose. »

Oui, voilà, c'est ça. Aemon l'a si bien caché toutes ces années de l'humanité d'Arkham, ce n'est certainement pas pour réanimer les fantômes du passé. Il a même changé de nom, obtenu de nouveaux papiers.

Lawrence est mort. Iel est Loren.

Sa main serre doucement celle d'Aemon. Pourtant, une froideur irrégulière chez lui teinte ses mots lorsqu'il répond :

« Cela n'arrivera pas. Je ne compte pas revoir qui que ce soit. »

Pas volontairement. Même s'iel le souhaite, ce serait beaucoup trop dangereux. Pour lui. Pour son clan. Rea est devenu son ennemi. Il le sait trop bien, trop fort et son cœur se serre un peu plus dans sa poitrine.

Et avant que les larmes ne reprennent, que son amour pleure de n'avoir nulle part où aller, iel relève sa tête et appuie son front contre celui d'Aemon. Sa main quitte la sienne avant qu'elle ne trahisse un tremblement et se pose contre sa joue.

« Tu es tout ce dont j'ai besoin. »

Une prière, un ordre adressé à lui-même.

Home Again

Dans ses bras plus rien ne peut se passer, plus rien ne peut le mettre en danger. Loren rend l'étreinte et un soupire – du même geste, il sent ses épaules se détendre, toutes les tensions évacuer son corps. Voilà. Comme ça. Iel ne voudrait ne plus jamais bouger et rester là une éternité. Tranquillement, le sourire lui revient, les larmes rouges sèchent – elles n'entacheront plus ces retrouvailles. Un rire doux résonne dans cage thoracique.

« Je m'en doutais un peu. »

Iel se sépare juste assez d'Aemon, les bras toujours autour d'elle, pour pointer du menton la valise tombée au sol.

« Je pensais rester quelques jours avant de retourner dans mon appartement. Le temps de récupérer. »

Et chasser la honte qui plane au-dessus de sa tête, d'oublier tous les ennuis possibles. Retour au nid avant de voler de ses propres ailes. Cela lui semblerait un scénario idyllique, s'il n'y avait pas une ombre qui planait au-dessus de sa tête. Loren voudrait l'ignorer et seulement se perdre dans le confort des bras de son créateur. Mais une question reste sur le bout de sa langue.

« … Tu ne vas rien faire, n'est-ce pas ? À propos d'eux, je veux dire. »

Rien de dangereux et d'insensé, surtout. Perdre Aemon parce qu'iel cherche à le protéger d'Aemon ou d'Andrea serait la pire chose qui pourrait lui arriver. Ça ne vaut pas la peine de prendre des risques inutiles, voilà ce qu'iel se dit pour justifier le trouble à l'intérieur de sa poitrine à cette idée.  

Home Again

La question posée et aussitôt regrettée ; le regard qui perd sa chaleur, le sourire qui s'efface. Un instant, Loren se demande s'iel n'est pas l'objet de cette colère. L'a-t-il insulté ? Pire l'a-t-il contrarié ? Son visage reflète toutes ses inquiétudes alors qu'Aemon prend la parole, si grave.

Le verdict tombe et Loren réalise qu'iel retenait son souffle. Ça va. Ça va aller. Elle ne fera rien tant que rien ne se produit. C'est raisonnable. Il ne lui reste plus qu'à prier qu'Arnold et Andrea restent bien à leur place : loin de lui. Le musicien retrouve son sourire – même si l'ombre d'une inquiétude demeure à sa commissure. L'impression est d'avoir échappé de justesse à un malheur, iel ignore lequel au juste. Mais rien, rien ne peut le troubler tant qu'Aemon est à ses côtés, il se le répète.

Alors sa question tombe comme une surprise. Loren lui lance d'ailleurs un regard incertain – la réponse est si évidente, veut-il vraiment l'entendre ? Oui, probablement, oui, alors que le ton est si grave entre eux, alors qu'une boîte de Pandore a été ouverte et qu'il faut vite la refermer.

« Mais bien sûr. »

Du ton le plus doux et confiant possible. Sa main recouvre celle de sa·on créateur·rice sur ses vêtements pour soutenir ses mots. Mais une pensée, invasive, trouble un instant son regard qui se perd entre eux : ce n'est pas comme s'il avait le choix. Où aller, sinon dans les bras de celui qui l'a créé ? Qui pourra l'accepter, monstre qu'iel est ?

« Sans toi je suis perdu. »

Aveu doux-amer dans sa bouche. Le crédo sonne faux. Mais où mettre sa foi, si ce n'est en Aemon ?