Confuse lorsque la voix s’invite sous le crâne ;
Tantôt tendre tantôt malade ; elle croirait l’entendre au-delà des acouphènes.
Sur la glace, Colombe était tombée - une fois - deux fois - trois fois - et chaque fois retombait sur le même côté de sa cuisse, rendu bleu par la répétition du choc.
La voix ne l’avait pas lâchée. Et devant la glace, à son vestiaire, elle avait pris un cachet en espérant s’esquiver à son intrusion systématique.

Et dans la voiture, lorsque les mains prises d’un sursaut se surprennent à vouloir l’envoyer dans le décor ; le souffle s’épuise dans une pâle apnée, le pied enfoncé sur le frein.
Elle est hantée - elle croit que des fantômes la poursuivent - et Gabriel qui lui file entre les doigts (l’abandonne - l’abandonne - l’abandonne). Elle peste. Reprend un cachet ; les mains tremblent.

Respire.

*

Son reflet dans le miroir l’écoeure.
Elle croit sentir à sa nuque le frisson d’un souffle qui n’est pas le sien.

Elle envoie un premier message à Gabriel.
Et fébrile lorsque les réponses ne viennent pas - elle reprend un cachet - en a-t-elle déjà pris ? elle ne se souvient pas.

*

Lorsqu’il arrive, elle est livide, la peau est diaphane, sous les yeux elle est creusée de couleurs violettes. Elle ne répond qu’en hochant de la tête - comme une brume par-dessus le regard, les muscles fébriles. Elle est là sans vraiment l’être ; flotte au-dessus d’elle-même, spectatrice de son corps inerte, spectatrice d’une scène dans laquelle elle ne semble pas habiter malgré qu’elle y soit.

Elle était à la fois dedans et dehors.

*

Tu vas croire que je suis folle.

Papillonne des paupières.
Elle attrape la tasse qu’il lui apporte.
La main toute entière embrasse la faïence brûlante - tant pis pour la chaleur à son épiderme.

Elle est debout, le regard s’attarde un peu sur le canapé, mais elle n’y prend pas place.

Je ne sais pas.

La voix est faible, presque cassée.
On dirait qu’un sanglot l’attrape une seconde avant chaque parole - muet et seulement perceptible dans l’écho.

Je ne veux pas que Léandre s’inquiète.

Des visions de leurs arcanes.
Elle ; ce n’était pas pareil.

J’entends une voix - j’entends une voix qui…

Les mots s’arrêtent là.
Elle ravale sa salive.
Secoue la tête.

Je ne devrais pas être là. Chez toi - tu sais ? Merci pour le thé.

Les phrases se succédant sans faire beaucoup de sens. 

La douceur dont il fait preuve, elle se persuade qu’elle ne la mérite pas ;
Ou que comme l’Autre - qui grouille sous le crâne - la douceur s’accompagnera irrémédiablement d’une violence ; comme une sous-jacente menace à faire froid dans le dos.

Alors immobile, les muscles raidis par une vigilance répétée, elle fige dans un dorsal presque mort, la nuque est prise d’une vive douleur et elle craint, Colombe, que la voix se réveille à chaque fois qu’elle porte un regard à son corps - celui de Gabriel.

Elle… est douce, la plupart du temps - c’est idiot, pas vrai ? Je ne devrais pas en faire toute une histoire - ah - tu crois qu’Amadis tremble quand son arcane lui parle ?

Elle finit par s’asseoir sur le canapé, à l’opposé de lui, et il lui semble presque impossible de croiser son regard - c’est comme si une douleur vive prenait l’esprit lorsqu’elle le faisait.

Elle ne peut pas.

Et puis parfois, elle s’emballe - promets-moi que tu ne diras rien à Léandre, Gabriel. Il ne dormirait pas - je ne dormirais pas s’il savait que…

Elle ravale sa salive.
Lève les yeux vers lui.
Sa marque la fait souffrir.

Promets que tu ne diras rien - à personne.

Comme épuisée d’être seule avec ça ;
Et incapable de faire confiance à qui que ce soit, sinon en le sens de l’honneur du chevalier de l’Empereur.

Les mains se resserrent sur la faïence blanche et brûlante.
Un sourire discret creuse des fossettes dans ses joues.

De terribles choses ; elle pense ; rieuse en silence.

La voix dit “disgrâce”.

Une apnée au souffle lorsqu’elle le prononce pour la première fois ;
Sa voix fait écho à celle entendue ;
Cela grouille sous le crâne.

Chaque fois que j’y pense - chaque fois que ça m’habite - chaque fois que j’ai…

Les mots restent suspendus dans le vide.
La honte l’ensevelit - comment pouvait-elle imaginer le dire ?
Les médicaments matraquent la tête et le coeur - elle se sent vaciller.

Un ricanement flotte à son faciès.
La douleur reprend.
Un brouillard semble prendre le devant de ses yeux.

Chaque fois que j’ai faim.

Aucune faim comme la faim s’entend ;
La faim taboue - celle dont on ne parle pas.

Et j’ai faim - tout le temps - faim de vivre - de ressentir.

Ses mains passent à son ventre.
Elle ravale sa salive.
Ses paupières tombent.

Dis-moi, Gabriel. Sais-tu pourquoi Mens nous punit ? Pourquoi Mens ne nous aime pas ? Pourquoi le pacte nous dévore ?

Le regard dans le brouillard.

Je ne veux pas mourir - disgrâce, tant pis - c’est moi qui dévorerai.

Et elle ignore - Colombe - si c’est elle qui parle.

La douleur lui lacère le coeur.
Elle reste muette.

Trahie - pas tant traîtresse - les émotions se bousculent.
Les larmes roulent toutes seules.

Elle sourit, tristement.
Une déception pour Mens ; est-ce Mens qui lui parle ?
Elle croit que c’est une autre - un autre - qui sait - les voix se sont superposées, doublées - elle ne sait plus qui a parlé. Elle sait seulement ;

Qu’elle a échoué.
A être parfaite ; à être comme elle devait être ; comme on attendait qu’elle soit.

Comme toujours.
Une éternelle répétition de son dam.

Et le vertige l’attrape, la poitrine se soulève - elle croit mourir une seconde quand, malgré les yeux grands ouverts, il fait noir soudainement et ses yeux ne voient rien.
Comme une épilepsie sans les antécédents.

Elle dépose la tisane sur la table. Elle n’adresse plus un regard à Gabriel - comme s’il n’existait pas - regarde au travers sans le voir.
Et elle part, sans s’arrêter pour mettre ses chaussures, les pieds seulement habillés de bas, quitte l’appartement, le dos droit, les pensées chaos n’articulent rien que du silence - comme la voix à ses lèvres s’est tue.

Le regard s’épuise - elle voit trouble, puis cela revient, puis cela repart - elle ignore ;
Elle rit dans le silence, se moque d’elle-même, de l’absurde de son coeur vagabond.
Le poignet qu’il enserre lui procure un vif frisson.

Elle retire sa main.
”Abandonne la chair” ; Colombe ne veut plus être touchée ; cela est dangereux - Gabriel - entends-tu les anges qui se rient de toi ?

Elle le regarde ;
Les lèvres sont fermées.
Les paroles, de toutes façons, ne prennent pas voix.

Alors lorsqu’il dit comprendre la faim, elle écarquille les yeux.
Lève ses doigts à ses lèvres - à lui - pour le faire taire.
Secoue la tête.

Ne le dis pas ; ne le dis pas, Gabriel - tu serais châtié toi aussi.
Ne vois-tu pas les anges au-dessus de toi ?

Les mains glissent jusqu’à son torse ;
Elle le repousse.

Le regard est intense - les lèvres miment des mots.
”Je ne peux pas” - tant pis qu’ils le lisent ou pas.
Elle secoue la tête.

Le pas est mal assuré lorsqu’elle repart dans la direction empruntée.