Le quotidien est d’un ennui mortel — il s’extirpe d’une réunion nocturne en fermant brutalement l’ordinateur portable et s’étire, langoureux, au centre de son gigantesque lit : lit de roi pour un petit prince. Et petit prince a les joues encore rosées des baisers du roi, les sourires pleins de dents et l’irrépressible envie de désobéir pour voir quel courroux se déclencherait en premier — le père, ou le garde ?
C’est une idée avec laquelle il flirte continuellement, sans oser la concrétiser.

S’il est confiant dans l’affection et la sécurité de son créateur, il ne demeure pas moins frileux de ses réprimandes ; craint celles de Stolas pour d’autres raisons, la nuque brûlante à l’idée d’être attrapé par le chien vorace. Il faudrait être aveugle pour ne pas constater la faim exécrable qui le ronge chaque jour, arrache le plus discret des tremblements périodiques — c’est une faim que Tito se tuerait à rassasier, ne serait-ce que pour voir, un infime instant, la satisfaction sur les traits carnivores.

Il étouffe la pensée dans le souffle d’un bâillement mécanique, la fatigue plus qu’un lointain souvenir ; s’étale princier dans ses confortables couches lorsque, à la fenêtre, se distingue plus que la lune : son rejeton maussade, ses reflets verdoyants dans le bleu de la nuit. Au fond du ciel, le soleil tressaille dans son sommeil.

D’abord silencieux, Tito l’accueille dans ses bras ; se love lui-même entre ceux du banni, ronronne de contentement même glacé par son corps mort. Un gloussement, un peu innocent, s’extirpe : « Eh bah, affectueux ce soir ? » Non pas qu’il s’en plaigne, bien au contraire — jusqu’à ce que l’inspiration trop profonde laisse deviner les effluves d’un autre sang, jumelé au sien sans pour autant l’être. La jalousie feule derrière ses crocs, mais son sourire est lumineux. « Tu sens le Patricius. Et tu trembles comme une feuille. Qu’est-ce qu’il t’arrive ? »

Le souffle du chien est froid contre sa gorge — Tito, terriblement confiant, en fait l’offrande dans un soupir, le geste si naturel qu’il hérisse le duvet de ses bras, fragile protestation d’un instinct de survie mis à mal face à l’affection aveugle.
Une pause. « Surveiller ton verre ? Quelqu’un t’a drogué ? »

La rage est un sentiment apatride, mais elle l’étreint comme une vieille amie ; ses mains se referment derrière la largeur inquiétante du dos de Stolas, le murmure d’une mélodie d’antan logé au fond de sa gorge. « Je devrais peut-être appeler quelqu’un… » Mais lui change d’ores et déjà de sujet et si la pression de ses bras est glaciale, elle en demeure terriblement réconfortante ; égoïste, Tito s’en repaît sans gêne, l’intimité délicieuse dans son éphémérité.

« Avec toi, bien sûr. » Le roucoulement d’un rire rompt la lourdeur de son esprit et, d’audace, il se tord le cou pour presser le fantôme coquet d’un baiser à la joue de son chien. « Je sais pas encore ce qu’on fera, mais tu seras avec moi du début à la fin. J’ai déjà demandé à Papa. » C’est une évidence — et Stolas n’a pas le pouvoir décisionnaire de refuser ce simple caprice.
« Mais demain est un autre jour. Comment tu te sens ? » L’inquiétude tapie entre ses côtes resurgit et ses deux mains enserrent son visage, il le dévore du regard comme pour appréhender le moindre mensonge.

A terme, sa seule exposition au danger se résumait à Stolas.
Trop longtemps dorloté, enfant-roi délicatement placé sur les genoux du père et enfermé tant dans ses bras que dans une cage dorée ; c’est d’autant plus suraigu qu’il n’a pas quitté Arkham depuis trop longtemps — que quelque chose le retient, presque contre son gré, entre les doigts voraces du chien et du prince.

Pourtant, Tito n’a pas peur. Pas quand Stolas renifle ses cheveux, frotte l’aiguisé d’un croc contre la carne tendre de sa main. Pas même lorsqu’il supplie, impérieux, la prise brutale à sa hanche et la prédation limpide dans son regard.
Tito n’a pas peur, mais son cœur s’emballe et sa voix trébuche — « Stolas, attends. » Entre deux pensées lucides, le bourgeon du désir lui chuchote de le laisser faire, de sacrifier une main pour le fantôme d’un amour qu’il a lui-même enterré. L’idée ne fleurit pas, mais se déforme sur un espoir à demi fou.

« Ok, ok. » Lippes pourléchées, nerveux, il réfléchit désespérément. « Je peux que te donner du sang, et.. je sais pas, essayer de te calmer ? » La théorie est fumeuse ; il s’y accroche malgré tout. Il l’arrêtera — c’est une certitude dont il se convainc dans le prochain souffle. « Le poignet, c’est tout. Fais-moi confiance, d’accord ? » Plus que de le rassasier, Tito cherche à le manipuler ; c’est un pari risqué.
Il s’y accroche.

La proximité est apatride, mais tristement bienvenue ; savoir que dans le chaos famélique, Stolas le cherche lui rougit ses joues de fleurs coquettes, même lorsque le péril de la mort s’arrête au pas de sa porte, et le surplombe dans la brutalité d’un monstre affamé.
Tito n’a pas peur.

Conscient qu’entre ses mains résident les conséquences de l’aliénation de Stolas, il s’évertue à conserver des lambeaux de sang-froid, les crocs serrés contre des murmures épris — l’envie, mauvaise, de l’encourager ronge le fond de sa gorge mais il n’en fait rien, se contenter d’une poignée de chuchotis approbateurs, sur le rythme indolent d’un maître conditionnant son chien à manger lentement.
La suggestion de son sang roulée dans le gosier assoiffé du garde, Tito ronronne enfin ses ordres : « c’est bon. » Et même princier il en demeure faible, le derme se refermant docilement sous l’impulsion vesperienne. La main indemne se glisse dans l’ébène verdoyant de ses cheveux, encore essoufflé par la curieuse intimité de la scène.

« J’espère que t’es pas aussi tendre avec tout le monde. » Un ricanement, la désinvolture postiche — son coeur battrait la chamade si la moindre pulsation n’était pas depuis longtemps abolie, avili par des sentiments qu’il pensait sincèrement avoir depuis lors enterrés entre deux côtes. La piqûre jalouse rossit la pointe de ses doigts, mais il n’en pipe mot, lové derrière la prétention de l’humour. « Comment tu te sens ? Mieux ? » Que le sacrifice n’ait pas été vain ; parce que si la bête est rassasiée, le petit prince n’a qu’effleuré la surface d’un appétit bien différent, plus délicat que des crocs plongés dans la chair.
Il fixe le plafond, sur un soupir désoeuvré. En arrière-plan, la promesse d’une enquête sur le coupable macère.