>>> GARE CENTRALE, SOIR

— Bonne soirée, m'dame.

Une jolie trentenaire au chignon serré et tirant une valise faisant probablement le double de son poids sort du taxi. Son manque de politesse jure avec son minois - le regard sévère, elle ne salue même pas Iggy après l'avoir payé. Il y a des soirs comme ceux-là où les clients se font peu aimables ; c'est une réalité à laquelle il s'est plié sans vraiment s'en vexer. Après tout, avec ce travail, il a appris la complexité du genre humain, des sales humeurs en conséquence des sales moments - de surcroit, il a aussi appris à se taire pour ne pas perdre son pourboire à la fin de la course. Logé et nourri par son grand-père, aussi inutile puisse-t-il être de son côté, Iggy évite au moins de ramener des problèmes à la maison et de plus grandes déceptions. Il n'a pas le coeur à se battre ni à jouer les justiciers. Son ego se remet bien de bien des situations - un au revoir oublié n'est pas une matière suffisante à le faire bondir.
Puis, avec cet argent, il est bien content ; il va pouvoir payer un vétérinaire pour ausculter Stinky, le petit chaton ramassé dans un sac poubelle quelques semaines plus tôt. La petite bête en a bien besoin - sale, hurlante, faible, elle a forcément un problème.

Toujours est-il que les récoltes sont bonnes et qu'il décide de rentrer chez lui. C'est sans compter ton arrivée impromptue et tes airs pleins de détresse. Il baisse la vitre. Iggy te fixe avec les yeux ronds, a le coeur qui bat fort dans sa poitrine comme à chaque fois qu'il prend une place importante dans un petit épisode de vie. Des chatons dans le besoin.
Tu n'as pas besoin d'en dire plus.

Il défait sa ceinture, sort à toute vitesse et verrouille le taxi.

— Comment ça "des" ? Il y en a plusieurs ? Où ?

Iggy est une bonne poire - tu le comprendras sûrement très vite. Tu pourrais le dépouiller de ses biens sans aucun problème - il ne réfléchit pas beaucoup. Tiens, par exemple, il a beau avoir verrouillé le taxi en pensant bien faire, il a complètement oublié de fermer la vitre et de ranger son pourboire.

— Euh- je suis pas vétérinaire, juste. C'est évident mais dans la panique, il pense que c'est bien de le préciser. Au cas où tu n'as pas remarqué qu'il était chauffeur de taxi.

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Du plus loin qu'il puisse s'en rappeler, Iggy a toujours été fasciné par les chats. Il y en avait un dans le quartier de son enfance qui aimait se prélasser sur la pelouse en été. C'était un vieux chat débordant de flegme et d'indifférence, abandonné par ses anciens propriétaires mais qui s'était vite habitué à la vie sauvage - à quelque chose près en tout cas, car Iggy descendait souvent le voir avec les restes du déjeuner.
Plus d'une fois il s'arma de courage pour confronter ses parents, leur suppliant d'adopter Yeti (tel l'avait-il nommé) - et plus d'une fois il dû faire face à un refus catégorique. Il aime penser que c'est l'origine de tout. Qu'à partir du moment où se battre une fois pour un rêve innocent n'aboutit à rien, il n'y a plus de raison de se battre du tout.

Même face à toi, il paraît penaud. Grand, mince, mal coiffé, la mine fatiguée et les bras ballants quand bien même l'inquiétude se manifeste dans le ton de sa voix. Il te suit, bêtement, sans penser à l'idée d'un piège et que quelque chose pourrait lui arriver - pourtant il lit beaucoup, sur internet, toutes les techniques perfides des kidnappeurs. Parmi elle, celle du criminel qui fait mine de chercher son chien perdu - pitié aidez-moi qu'il geint -, sans penser que cette version pourrait se retravailler pour évoquer une fratrie de chatons dans un arbre.

— Ils peuvent monter si haut aussi jeunes... ? Iggy manifeste un doute exprimant son ignorance de la vie - qu'il ne sait rien de rien en vérité et qu'il lui manque des bases claires. Enfin, il ne pense pas vraiment à ce qu'il dit, vite attendri par l'image des petites bêtes poilues près d'eux.

Avant même d'y réfléchir, Iggy soulève les manches de son sweatshirt, prêt à bondir - puis il te jauge et se dit que, tout de même, tu as définitivement l'air plus en forme que lui. Tout de suite il se ravise et songe qu'il aurait l'air ridicule s'il ne peut même pas monter à cet arbre.

— Je suis pas fort en grand chose - enfin ça s'trouve vous non plus - il réalise que tu peux mal le prendre, après j'en sais rien. On peut trancher au shi-fu-mi si jamais y a un doute. Euh, sans le puit.

Après un long moment à te regarder dans les yeux, il planque son poing dans son dos, visiblement prêt à jouer.

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En miroir, Iggy se toise lui-même, son allure déplorable et sa musculature quasi inexistante. Le rouge grimpe au bout de ses oreilles et il se juge ridicule dans le regard de cet inconnu. Au bout du compte, son poing fermé dans son dos retombe ballant le long de son flanc, pas vraiment déçu d'esquiver un jeu de hasard mais seulement confronté à sa propre médiocrité. Face à lui, cet homme présente une stature plus digne et plus apte à escalader - c'est vrai qu'à y réfléchir, Iggy s'imagine attraper une branche et se briser le coccyx en voulant saisir la seconde.
Les frais d'hôpitaux coûtent trop cher dans ce pays pour qu'il prenne un tel risque. Cette simple l'idée le réconforte, si bien que lâchement il acquiesce :

— D'accord, oui vous avez raison je vais... vous encourager et faire la courte échelle. Il n'a jamais fait la courte échelle.

Iggy se rapproche de l'arbre, le dos droit contre l'écorce qui s'accroche à son pull sans aucune retenue. Ça le fait grincer des dents mais il garde la face - car ce pull, il l'aime quand même un peu. Enfin, pour ne pas paraître plus pénible, il préfère se taire, fléchir les jambes et joindre les mains pour lui proposer un support et ainsi s'élever vers les précieuses petites bêtes là-haut.

— Ça va, j'en ai déjà un, je suis immunisé contre les griffures et les pipis de stress sur mes fringues. Ne comprenant pas du tout que l'inconnu lui demande bien plus que de les attraper - mais bien de les garder avec lui. Vas-y. 'Fin, allez-y. Pas sûr de vouloir tutoyer n'importe qui en fin de compte. Je tiens. C'est pour se rassurer lui-même.

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Quand tu lui refiles ces chatons comme le Saint Graal après avoir supporté ton poids un court instant, Iggy est submergé par deux sentiments distincts. D'abord : l'euphorie. Regardez comment ces petites choses sont si mignonnes avec leurs yeux énormes et leurs petites pattes pleines de griffes inoffensives (il s'efforce d'ignorer les marques rougeâtres sur les bras de son voisin et accessoirement celles sur son propre cou). Puis : une sorte de peur panique. C'est comme avec les enfants, Iggy ne sait pas s'y prendre à tel point que ça provoque en lui un malaise quasi palpable. Et s'il s'y prend mal ? Et s'il les fait tomber ? Il se sent tout à coup très maladroit.

Les petits miaulements intempestifs s'enchainent en cacophonie stridente tandis que toutes les petites créatures dans ses bras s'agitent - il parvient à t'en refiler une ou deux rapidement, manquant d'en faire tomber une au passage, lui provoquant d'abord une grimace puis un vertige. C'était moins une.

— Euh, un euh qui dure un peu trop longtemps - l'information monte à son cerveau au même moment, attendez je suis en plein shift je peux pas - je peux pas ramener tout ça chez moi - y a pas... il regrette déjà cette proposition puisqu'il est fauché, un véto ou un refuge dans le coin ? Sinon vous pouvez les adopter, ils sont mignons.

Et absolument pas en train de ruiner son t-shirt. Non.
(Il est foutu)